A la frontière entre la Pologne et le Bélarus, la forêt de Bialowieza est la dernière forêt primaire d’Europe. Elle nous invite à s’enforester, tout de suite et pour toujours.
Entrer en forêt comme on entre en religion, en transe ou en réflexion. S’infiltrer dans chaque interstice créé entre l’humus et la canopée. Admirer le bois mort, de cause naturelle, devenu berceau de biodiversité. Capter les variations de tons. Réaliser qu’il est des lieux qui nous hébergent, qui nous donnent. Qui nous créent. C’est le chemin que nous recommandent la photographe Andrea Olga Mantovani et le philosophe Baptiste Morizot. Leur S’enforester. Mythologies et politiques de la forêt d’Europe (1), s’enfonce dans la forêt de Bialowieza, 125 000 hectares chevauchant la frontière entre la Pologne et le Bélarus. La seule d’Europe, de celles formées lors de la dernière glaciation, il y a plus de dix mille ans, à avoir résisté, depuis le Moyen Age, à «l’exploitation lourde», comme dit Morizot dans un entretien merveilleux – dans tous les sens du terme – paru dans le numéro hors-série de Philosophie Magazine et sobrement titré Vivre et penser comme un arbre.
L’ultime forêt primaire, considère le philosophe français, «manifeste tout le bouquet des dynamiques écologiques immémoriales qui s’expriment dans une forêt quand l’exploitation forestière ne les conduit pas, ne les contrôle pas». C’est «le milieu par excellence qui nous rappelle la condition souvent oubliée de notre être-au-monde: nous ne sommes pas responsables de l’habitabilité de ce monde, mais c’est la biosphère, en tant qu’architecture vivante plus ancienne que nous, qui rend la Terre habitable pour nous, humains, nous, vivants. La forêt nous abrite, nous façonne, nous soigne, nous nourrit dans toutes nos dimensions. Comme la biosphère, c’est une altérité plurielle qui construit de l’habitabilité pour les formes de vie, dont nous sommes.»
Chaque arbre est une rémanence de la forêt originaire qui insiste et tient bon, devant nous, parmi nous, malgré nous.
Depuis son périple, Baptiste Morizot a compris que «cette forêt primordiale est parmi nous dans chaque bosquet, comme force de régénération, de reprise et de retour», que chaque arbre dans nos rues, nos parcs, nos bois, «est littéralement un spectre bien vivant de la forêt ancienne: une rémanence de la forêt originaire qui insiste et tient bon, devant nous, parmi nous, malgré nous». Il plaide dès lors pour qu’on se fixe «comme enjeu majeur d’enseigner à chacun, aussi spontanément qu’on lui apprend à lire et compter, à distinguer une forêt d’une plantation, une rivière vivante et fonctionnelle d’un cours d’eau réorganisé, avec toutes les gradations, les nuances, les tensions, les avantages et les impasses de chaque approche». Autrement dit: «Une alphabétisation sylvestre, une éducation populaire à la forêt.»
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Celles-ci changeraient tout notre rapport à l’existence. «Cela vous emmène sur d’autres chemins, dans des situations où vous ne seriez pas allés…» C’est «chercher quelque chose, et dans cette quête têtue, trouver autre chose, qui mérite mieux d’être voulu – mais on ne pouvait pas le savoir, parce que cela n’existait pas dans l’imagination du désirable, et parce que le processus de la quête a transformé sur le chemin, sans qu’il le sache, celui qui désirait.»
S’enforester. Tout de suite et pour toujours.
(1) S’enforester. Mythologies et politiques de la forêt d’Europe, par Andrea Olga Mantovani et Baptiste Morizot, D’une rive à l’autre, 116 p.
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