Pierre Lallemand, architecte: «Il faut garder la ville en ville» (entretien)
L’architecte Pierre Lallemand affûte sa vision de la ville, dans l’optique de Bruxelles 2030.
Architecte, sculpteur, peintre, designer, concepteur de bateaux, de vélos, d’automobiles, de luminaires, d’enceintes acoustiques… Pierre Lallemand est d’un éclectisme ahurissant, et son besoin de créer impossible à assouvir. Ses bureaux-ateliers, à Ixelles, en sont à la fois le décor et la vitrine: sur les murs, sur des tables, sur des meubles ou au sol, des maquettes en format réduit de bâtiments et de quartiers, des acryliques sur acier, des vélos en balsa, des voiliers en matériau composite, des boîtes à stylo pour distrait (elles ne se referment que si le stylo y est glissé), des véhicules à trois roues, des collages de bois sur tôle galvanisée, des sculptures alliant plomb, aluminium et clous zingués, des carnets illustrés, des écrans avec des projections en 3D… L’antre d’un surdoué. Dont des œuvres ont été acquises par le Moma de San Francisco. A qui on doit, entre autres, le siège de l’Agence européenne de sécurité alimentaire (à Parme), celui de réunion du Conseil de l’Europe (Strasbourg), le Berlaymont rénové, le nouveau Wiels et la Bibliothèque des sciences humaines de l’ULB (Bruxelles) ou l’Institut de biologie et de médecine moléculaires (Charleroi). Là, entre un gros projet sur l’île de la Certosa, à l’entrée de la lagune de Venise, et plusieurs dossiers en cours en Belgique, notamment, il affûte sa vision de la ville, dans l’optique de Bruxelles 2030 (capitale européenne de la culture?). En attendant le permis d’urbanisme pour son projet de réaménagement du boulevard de Waterloo et de l’avenue de la Toison d’Or, l’initiative d’Interparking, des riverains et des commerçants, en alternative à celui de la Région bruxelloise.
Forme et fonction sont liées mais c’est la forme qui définira le bon sens de la fonction.
Comment faut-il vous présenter, vu toutes vos activités?
«Architecte» est sans doute le terme le plus englobant, parce que c’est le plus grand dénominateur, mais c’est très difficile pour moi de le dire. Parce que, dans toute chose que je fais, il y a la pensée et il y a le geste. Et le plaisir de comprendre ces choses. Quand j’ai dessiné des enceintes acoustiques, je me suis posé la question: qu’est-ce que le son, l’oreille, la membrane, etc.? Quand j’ai conçu des luminaires, pareil: comprendre ce qu’est la lumière, comment fonctionne l’œil et faire l’analogie entre les deux. C’est-à-dire que l’œil fait trois choses: il bouge, il enregistre les contrastes et il focalise une distance. La lumière, on ne la voit qu’à travers ce qu’elle frappe ou si elle passe à travers une matière. Idem pour l’oreille: elle peut sélectionner une conversation plutôt qu’une autre, elle a le problème des suraigus comme l’œil est dérangé par le point de brillance le plus élevé et les sons n’existent que s’il y a une matière pour les absorber. En architecture, encore pareil: il faut bien comprendre quels sont tous les paramètres qui interviennent dans notre métier. Et quand je conçois un voilier, toujours pareil: comment fonctionne la voile, et le vent, et la mer? C’est cette volonté d’émerveillement qui m’anime, le fait d’avoir tous les jours 3 ans.
Quels sont «les paramètres à comprendre», en architecture?
L’architecture est un sens que l’on fige dans la pierre. Il faut donc se demander, face à un projet: quelle est la problématique, quel est l’objet et quels sont les petits cailloux qu’on devra ramasser sur le chemin pour lui donner sens? Si l’on prend le projet du boulevard de Waterloo et de l’avenue de la Toison d’Or, qui sont deux voies parallèles, c’est d’intégrer qu’on a là deux fois cinq cents mètres de long et en activités commerciales. Donc, on s’est posé cette question: comment faire pour que les gens veuillent venir à cet endroit et utiliser le site? En prenant en compte ses dimensions, plus larges que les Champs-Elysées. Et comme il est situé de part et d’autre de la petite ceinture, personne ne traverse. On voit à peine une enseigne de l’autre côté, on ne fera jamais septante ou quatre-vingts mètres en une fois pour y arriver. C’est pourquoi on va créer un intermédiaire, pour qu’il n’y ait plus à faire que trois ou quatre fois vingt mètres. On insuffle alors une dynamique, une vie, quelle que soit la forme qu’on lui donne. Mais il faut aussi arriver à maîtriser au mieux les effets induits qui sont ces effets qu’on n’a pas prévus et qui apparaissent une fois l’œuvre achevée.
Vous enclenchez la même démarche pour une enceinte acoustique, un luminaire, un voilier, un vélo, une voiture, un immeuble ou un quartier?
Oui. Pour les vélos, j’ai ramassé des petits blocs de balsa qui traînaient dans le coin d’un chantier naval et j’ai sculpté des vélos en me disant que si j’utilisais un matériau nouveau, je devais créer des formes nouvelles. Ma préoccupation première, c’est la plastique des choses, arriver à une dimension sculpturale, de signification des formes qui soient en contrepoint, ou se répondent, ou s’effacent, ou tourbillonnent comme des jupes de ballerine. Je suis constamment dans cette équation où je recherche une plastique, une expression du beau. Le beau est une convention, mais je tente de la briser tout en restant dans une zone où l’on est proche de quelque chose qui peut ne pas heurter. Même si on dit souvent que la laideur d’aujourd’hui peut porter en elle la beauté de demain.
Quel que soit l’immeuble à construire ou rénover, cette dimension esthétique vous guide?
Oui. Toute mon architecture résulte de la même préoccupation: des formes qui sont d’une certaine plasticité, courbes, libres et dessinées à la main. Car quand on dessine les choses, le temps de la réflexion n’est pas le même que lorsqu’on clique sur un ordinateur, qui fait que tout le monde a le même programme, à peu de choses près, avec finalement une espèce de formalisation de l’architecture. Quand on doit dessiner de sa main, on prend le temps – aussi pour ne pas avoir à gommer –, on réfléchit beaucoup plus avant de faire le geste. Et faire un geste, ce n’est pas du tout la même chose que cliquer. Il y a donc, je crois, dans ce que je fais, de la tendresse, du plaisir à «former». Avec ces courbes, et des angles en même temps. Je suis dans cette dialectique en permanence. Les intersections d’un cône avec les équerres, par exemple (pour le projet de Venise, une ziggourat de quinze à vingt mètres de haut et de large). En fait, c’est un tango serré entre la géométrie euclidienne et les courbes libres. Deux mondes qui se confrontent, se traversent, s’affrontent parfois. Dès lors, on est dans des formes aléatoires. Ou comme ce projet d’immeuble avec un trou dans l’auvent du toit: l’auvent est là pour protéger de la pluie, alors pourquoi y percer un trou? Pour qu’on se pose la question, même si on n’aura jamais la réponse. Mais le questionnement est la clé d’un mécanisme du fonctionnement du cerveau qui est déterminant dans notre manière d’exister et fonctionner.
La forme prend le pas sur la fonction?
Elles sont indubitablement liées mais c’est la forme qui définira le bon sens de la fonction. Si cette forme censée répondre à la fonction n’est pas simplement parfaite et parfaitement simple, elle ne répondra pas à la fonction. C’est la forme qui définit la fonction, mais on ne peut pas se passer de la fonction pour définir la forme. Le paradoxe est que l’élégance d’une façade ne peut se passer de la clarté du plan qui l’a générée. La plastique, ou l’esthétique, est un des éléments également importants parce qu’elle est une fonction en soi. Lorsqu’on rénove un entrepôt en loft, la fonction qui a généré ce plan a disparu. Il ne reste que la séduction qui s’offre en un usage nouveau.
Mais l’esthétique, ou «le beau», c’est très relatif, très subjectif…
La fonctionnalité aussi. Elle est tout à fait irrationnelle puisque chacun a sa propre notion de ce qui est fonctionnel ou pas. La différence est que la plastique est une chose qui est inhérente et difficile à nommer, alors qu’une fonction se nomme très aisément. Mais, en architecture, si on n’a pas quelque chose qui est beau, sa vie sera très courte. Rénover et réinventer des logements, on le fait sans aucun problème, parce que l’immeuble nous a touchés, nous a séduits, nous transporte. Si on le trouve moche, on n’en fera rien. La forme et la fonction sont donc des choses qui n’ont pas lieu d’être en affrontement. On doit pouvoir dire «c’est beau et c’est fonctionnel». L’architecte doit organiser l’espace mais il doit le transcender pour qu’il ait une dimension artistique. Une plastique. Si on n’a pas ça, on fait des kilomètres de bâtisses absconses et emmerdantes. Si une chose est belle, elle ne peut être qu’issue de l’intelligence de son plan.
Dans cet esprit, quelle est votre vision de la ville?
C’est difficile de parler des villes qu’on ne connaît pas. On ne ressent bien que celle dans laquelle on vit – Bruxelles, pour moi. Parfois, il faut sortir pour pouvoir la regarder de l’extérieur, mais je considère que la ville est en train de se perdre ou de muter. La ville était le lieu de toutes les singularités, de toutes les initiatives, de toutes les inventivités, de tous les comportements. L’anonymat de la ville, sa densité, sa multiplicité nous rendaient plus libres, nous permettaient d’être ce qu’on voulait être où de faire ce qu’on voulait faire. Mais la surveillance d’aujourd’hui, par les caméras, les smartphones… démantèle cette liberté. La dérive sécuritaire est, hélas, incontournable.
Que prônez-vous pour que Bruxelles (re)vive comme ville?
D’abord, garder en tête sa géométrie et ses distances: Bruxelles a la même taille que Paris intra-muros mais avec une densité de population trois fois et demie moins importante. Il faut donc la densifier, qu’on y recherche la foule. Comme à la place Flagey (NDLR: à Ixelles), bourrée de monde à certains moments, ou place du Luxembourg (NDLR: dans le quartier européen), le vendredi ou le samedi. C’est fondamental, cette densité. Tout comme le commerce, parce que les villes se sont formées sur cette base. Si on en fait des espèces de parcs verts, on amène la campagne en ville, en quatre fois plus cher et sans qu’on puisse télétravailler. Il faut garder la ville en ville. Et la densifier. Lui donner du sens.
Vous regrettez les nouvelles politiques de mobilité à Bruxelles?
A Bruxelles, on est dans une politique de non-mobilité. Moi, je conçois des véhicules ultralégers de mobilité douce depuis 25 ans, et je suis encore impliqué dans la réflexion autour de véhicules à pédales dans lesquels on peut sortir de la ville avec des batteries suffisantes pour parcourir vingt ou trente kilomètres, à l’abri de la pluie, mais les critères de fonctionnement d’une ville ne peuvent pas être dictés par la mobilité. La mobilité est alléguée à une pensée de la ville. Elle doit s’adapter à des fonctionnalités et à une vraie politique urbaine qui inclut la mobilité.
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«Donner du sens» à Bruxelles, qu’est-ce ça signifie concrètement?
Prenons le quartier européen. Il faut qu’il puisse s’exprimer en tant que tel, ne pas l’amoindrir en disant qu’il faut au-dessus des étages de logements, en dessous un petit commerce, etc. Les gens qui y travaillent y arrivent en voiture ou en métro, prennent l’ascenseur jusqu’à leur couloir, d’où ils vont dans leur bureau et là ils envoient un e-mail à leur voisin. On doit y créer des lieux de rencontre. Qu’on soit obligé de passer par des lieux de passage, de vie, depuis le parking ou la station de métro. Et que les immeubles de bureaux ne soient pas une accumulation de petites cellules individuelles. Nous avons besoin de sociabilisation.
Vous avez des idées pour Bruxelles 2030?
Qu’est-ce que le bicentenaire d’une nation pour une ville qui a plus de mille ans? Ce n’est ni une exposition universelle ni une olympiade. Et comment penser à des aspects festifs en cette période anxiogène et en mutation si ce n’est en trouvant des leviers qui puissent réactualiser la pensée urbaine? Bruxelles s’apparente plus dans sa structure de mobilité aux villes américaines et ce, par le grand nombre de parkings disponibles, notamment sous les bâtiments, ainsi que par l’aspect monofonctionnel des quartiers. Aujourd’hui, ni la vitesse ni le concept d’autoroute urbaine ne sont «glamour». Par conséquent, dans la prolongation de la pensée de l’intervention à l’avenue de la Toison d’Or et au boulevard de Waterloo, je proposerais une série d’édifices culturels au niveau des portes historiques de Bruxelles. Par ailleurs, je me souviens d’une réflexion de l’urbaniste Christian Lasserre, dont on mesure la pertinence vingt ans plus tard: «Il a été démontré que lorsque le trafic est très dense, le tunnel est moins performant que le boulevard.» Dès lors, pourquoi ne pas repenser la petite ceinture, avec les tunnels transformés en parking ou toute autre activité compatible? Même chose pour le parc automobile qui, dans cinq ans, ne sera plus ce qu’il est aujourd’hui… Cette attitude peut être étendue à l’avenue Louise ou à tout autre endroit où ces autoroutes sont des vraies scissions entre les quartiers. Cette pensée m’apparaît de plus comme une évidence pour réimaginer la petite ceinture, où les trémies des tunnels et la vitesse élevée des voitures se sont substituées aux murs d’enceinte de la ville.
Cela fait quarante ans que vous êtes architecte. Comment analysez-vous l’évolution de votre métier?
Comme dans tous les métiers, il existe une tendance à la complexité administrative, parfois proche de l’incompréhension. Dans cette folie environnementale, on oublie la raison même de l’architecture, qui est de répondre et d’inventer des formes nouvelles en adéquation avec une pensée nouvelle. Je crois que toute la prospective environnementale doit être considérée à l’équivalent d’une colonne ou d’un mur de soutènement. Pour autant, Steven Beckers et moi-même, en 2000, avons été gratifiés d’un des prix le plus prestigieux en la matière – le Passive and Low Energy Architecture award – pour la rénovation du Berlaymont. Sinon, je ne me suis jamais senti aussi libre qu’aujourd’hui. Depuis la fin des années 1990, j’ai un enthousiasme et une impatience immenses. Je trépigne, pour créer, pour mettre en œuvre. J’ai eu peur de ne plus être capable de dessiner ou d’acter là où le plaisir m’anime, donc je me suis mis à dessiner, encore et toujours. Le plaisir vient de là où on a investi. Un peu comme la fin de Lisbonne Story, de Wim Wenders, où le cinéaste filme jusqu’à l’ultime moment la montée du tram dans les rues trop étroites, ivre du bonheur d’imprimer l’image sur sa pellicule.
Bio express
1959
Naissance, à Bruxelles.
1983
Diplômé de l’Académie des beaux-arts de Bruxelles.
1989
Cofonde le cabinet d’architecture Art & Build, qu’il quitte en 2010.
2015
Fonde Pierre Lallemand & Partners (PLPA).
2019
Réalise un projet de réaménagement intégral du boulevard de Waterloo et de l’avenue de la Toison d’Or, à Bruxelles, défendu par les commerçants et en attente de permis à la Région.
2023
Sollicité par la ville de Venise pour implanter à l’entrée de la lagune une œuvre monumentale.
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