Agriculture urbaine : comment Bruxelles se met au vert
De potagers collectifs en cultures sur toits, de pépinières de quartier en fermes urbaines… Par centaines, habitants et nouveaux maraîchers cherchent à ensemencer le terreau urbain d’un avenir durable. Un vrai phénomène de société entre (auto)production alimentaire saine, vivre-ensemble et retour positif à la terre.
The Potager van Alexandre, une discrète ligne verte de dix mètres à flanc de façade d’une rue de Schaerbeek. Fraisiers, plants de tomates cerise, courgettes, baies y sortent de bacs, intégrés au trottoir ou suspendus. Christel Favresse habite en face de ce petit espace potager très bien entretenu et trait d’union social qu’elle a créé avec des habitants du quartier. Les fruits, légumes ou herbes y sont libres de cueillette pour les passants. Gratis… A quelques kilomètres de là, Bigh, nouvelle et » plus grande ferme suspendue d’Europe » lancée début 2018 par l’architecte Steven Beckers, déploie ses 4 000 mètres carrés sur les toits du Food Met, marché à viande des anciens abattoirs anderlechtois. Spacieux potagers à ciel ouvert, immenses serres high-tech couvant herbes aromatiques, plants de tomates vertigineux et bassins de pisciculture où barbotent 30 000 bars rayés. Deux lieux, deux ambiances. Incomparables.
Pourtant, Christel et Steven ont un gros point commun. Tous deux sont, comme une ribambelle de Bruxellois, les acteurs d’un phénomène célébrant l’agriculture urbaine comme levier pour la ville de demain. Et pas seulement dans son ambition économique résumée par Céline Fremault, ministre CDH de l’Environnement de la Région bruxelloise, en un objectif qui claque : » Arriver à produire 30 % des besoins alimentaires en fruits et légumes frais de la population bruxelloise d’ici à 2035. » Au-delà du credo économique, les bienfaits de la green attitude ensemenceraient des champs multiples : de la santé à la cohésion sociale, de l’environnement à l’éducation. Raison pour laquelle de plus en plus de citoyens et citadins répondent à la pelle à l’appel du râteau, des champs et potagers urbains. Un sondage mené début 2018 par Bruxelles-Environnement pointait à 17 % la proportion de Bruxellois déclarant cultiver » quelque chose » en ville. Pour 10 %, un habitant sur dix !, c’était bien plus que la simple culture de plantes aromatiques sur le balcon. Et la communauté de nouveaux agriculteurs urbains, façon plante grimpante, n’arrête pas de s’étendre.
Appel d’air vert
L’engouement est massif mais en ordre et approches dispersés. Une étude récente de la Région a répertorié 392 potagers collectifs (soit une hausse de 30,2 % par rapport à 2013) ; 12 000 personnes à l’année graviteraient autour de cette activité d’autoproduction locale. En parallèle, les projets professionnels d’agriculture urbaine ont doublé depuis 2015 : de 16 à 32. Des purs commerciaux, comme la ferme Bigh déjà évoquée. Ou Peas and Love sur le toit du magasin Caméléon à Woluwe-Saint-Lambert, hérissé de 300 parcelles potagères verticales louées à l’année à des particuliers. Leur seule activité ? Venir cueillir régulièrement fruits et légumes de leur parcelle bio entretenue par Matthias, ingénieur agronome et community farmer du labyrinthe nourricier. Côté projets » hybrides « , combinant production agricole et autres activités, Skyfarms conçoit et gère des potagers d’entreprise ; La Pousse qui pousse, née d’un contrat de quartier, s’impose, elle, au coeur d’un bloc de maisons de Saint-Gilles comme florissante pépinière/maraîchère ; Wonderlecht dispense ses formations au milieu de ses 200 sacs géotextiles disposés en demi-lune dans la cour d’une immense friche industrielle d’Anderlecht ; ou encore la Ferme urbaine de Neder-Over-Heembeek, site de production et de formation, où flotte sur les champs et les serres fertiles un parfum alter et libertaire…
Différents dans leurs fonctionnement, moyens, esprit, la trentaine de structures qui comptent sur Bruxelles poursuivent un but commun : » Reconnecter l’urbain à la fonction nourricière de la nature et créer des communautés autour de chaque projet. Pour rendre les villes plus vertes, plus durables, plus humaines « , résume Jean-Patrick Scheepers, responsable de Peas and Love. En effet, l’ambition dépasse souvent le simple succès commercial pour se parer, avec une intensité variable selon les projets, d’une réelle portée sociale, citoyenne et éducative. Lionel, pilier de Wonderlecht affiche la couleur : » Nous sommes un nouveau lieu de rencontre et d’apprentissage urbain didactique. Quiconque peut expérimenter et apprendre la production d’aliments biologiques, la biodiversité et la protection du climat. Wonderlecht est un acte citoyen et sa plus-value est clairement de favoriser une dynamique socio-culturelle dans ce quartier défavorisé des Goujons et un acte militant pour changer d’urgence et radicalement le modèle de production agricole. » A coups de formations et d’animations.
La vague verte est traversée d’un fil rouge philosophique qui trouve un écho croissant dans la population urbaine. Le déplacement du curseur inspire autant bobos conscientisés, babas cool militants, familles citadines, fonctionnaires européens que retraités désoeuvrés ou personnes actives cherchant à se réorienter, en quête d’un nouveau sens à leur vie…
Tout ça est bien beau mais le soc des élans positifs butte sur des obstacles bien enracinés dans le sol bruxellois très bétonné. Avant tout, le casse-tête foncier et l’extrême difficulté à dégotter des espaces cultivables. Pourtant, comme le souligne l’ingénieure agronome Lison Hellebaut, experte en agriculture urbaine chez Bruxelles-Environnement : » Notre Région-capitale a la spécificité d’avoir encore 248 hectares de terres agricoles. Hélas, beaucoup sont affectées à d’autres activités que des projets nourriciers pour la ville. L’asbl Terres en vue mène une analyse permanente des terres mobilisables pour permettre aux nouveaux maraîchers de s’installer après avoir, par exemple, fait leurs armes pendant trois ans sur un espace expérimental agricole d’Anderlecht géré par le projet Boerenbxlpaysans. La Région doit aussi avoir une politique foncière forte. Dans ce sens a été inscrit dans le Code d’aménagement du territoire un droit de préemption sur toutes terres agricoles bruxelloises mises en vente, pour les acquérir puis les confier à de nouveaux agriculteurs. Mais la mesure n’a pas encore été appliquée. »
En mal de foncier urbain de pleine terre, les plus pressés optent pour le hors-sol, souvent en hauteur. Comme Peas and Love ou la mégaferme aquaponique Bigh sur toits aux abattoirs d’Anderlecht. L’éco-architecte Steven Beckers a mûri sa solution après avoir mené, en 2013, une étude pour le ministère régional de l’Environnement. » Mon enquête se concentrait sur les surfaces imperméabilisées comme toitures, parkings, etc., de Bruxelles. Résultat : nous avions identifié 600 hectares (!) de surfaces hors sol agricompatibles. Même en ne retenant que 10 %, ça fait 60 hectares de haute production possible à même le tissu urbain, les bâtiments et leurs ressources insoupçonnées comme le CO2, l’eau, l’énergie, la chaleur à canaliser ou retraiter pour servir les projets agricoles qui s’y greffent. Ainsi, Bigh, sur le toit du Food Met, profite de la récupération de chaleur des 150 frigos à viande qui y tournent non-stop. »
Planter sans se planter
Rares sont cependant les acteurs capables de lever les 2,7 millions d’euros qu’a coûté la création de la nouvelle ferme Bigh. Pour la majorité, l’engrais bio du projet est la débrouille, le bénévolat, la souplesse, la solidarité et gérer la précarité. Comme celle de l’occupation, parfois sauvage, des sites. Fin 2017, l’équipe de Potage-toit, devenu Wonderlecht, devait libérer le toit de la Bibliothèque royale, de ses 300 sacs potagers. Direction sa friche actuelle d’Anderlecht, ancienne usine textile rebaptisée Studio Citygate. Un lieu toujours précaire, temporaire. La Ferme urbaine de Neder-over-Heembeek est elle aussi suspendue à la volonté d’une famille propriétaire qui lui octroie gracieusement l’usage d’un immense terrain. Bien d’autres lopins dans Bruxelles vivent la même incertitude, à la merci des projets immobiliers, des communes ou propriétaires versatiles. Sur le plan financier ou des réglementations mal adaptées à l’essor du phénomène, la terre se révèle souvent aride pour les nouveaux aventuriers de l’agriculture urbaine.
Tout semble encore à créer pour assurer pérennité, efficacité et rentabilité des projets poussant sous l’impulsion citoyenne sur et entre le bitume en ordre très dispersé. Chacun y va de son conseil : » Les pouvoirs publics doivent nous soutenir plus massivement comme acteurs économiques et leviers sociaux « , dit l’un. » Le secteur doit se coordonner, se doter de plateformes logistiques partagées notamment pour la distribution des fruits et légumes en circuit court et mutualiser des services « , plaide un autre.
Tandis qu’un entrepreneur pointe » la nécessité de professionnaliser l’ensemble de l’activité. Le bénévolat, c’est bien beau mais ça a ses limites ! Rigueur et précautions s’imposent surtout avec des systèmes comme l’aquaponie. Il faut au moins un gestionnaire professionnel par site et favoriser le mélange de compétences entre projets. » Le mélange, en principe, les agriculteurs connaissent, eux qui jonglent toute l’année avec les saisons, les variétés de fruits, légumes et techniques de culture. A Bruxelles, tout est là pour faire une bonne soupe nourricière par et pour la ville de demain. Reste à bien mixer le tout.
Par Fernand Letist.
L’espace expérimental agricole du Chant d’oiseaux à Anderlecht héberge des candidats maraîchers. Ils ont trois ans pour roder leur projet » en vrai » avant une éventuelle installation. Mais les places sont comptées.
En ce matin de septembre, direction Boerenbxlpaysans. Moussa, Caroline, Eduardo, Mouss et James boivent les paroles de Gabriele Annicchiarico, coordinateur de l’imposant espace expérimental anderlechtois sur un coteau en pente douce, à un jet de pierre de l’Ikea. Les cinq candidats agriculteurs visitent cette sorte de sas, potentiel incubateur de leur activité. Si leurs projets sont retenus, ils pourront y cultiver pendant trois ans une serre de 200 mètres carrés et une parcelle de 15 ares la première année, 30 la seconde, voire un peu plus en fin de cycle. Mais la sélection est drastique car la structure donne la priorité aux activités de maraîchage nourricier pour la ville, aux gens un minimum formés et porteurs de projets qui font sens.
Cette année, seulement trois nouveaux élus seront admis dans l’espace capable de ne tester que neuf projets en même temps. Il leur faudra un pécule de départ de 2 000 à 4 000 euros pour les premiers frais d’installation, d’amortissement des serres, de la chambre froide où entreposer les produits de leur récolte et acquitter l’usage de l’eau, du motoculteur, etc. Une contribution plutôt modique en regard de l’infrastructure et de la dynamique mise en place, avec formations et même coaching à la commercialisation.
Mais qui entreprend une telle aventure agricole du jour au lendemain ? » Il n’y a pas de profil type, note Gabriele. Ce sont plutôt des 25-45 ans. Ils viennent autant du privé que du secteur public, voire du chômage. Ils opèrent un vrai choix de reconversion professionnelle et sont souvent en quête d’un sens offert par la réalité d’un métier utile et très concret. Ils ont aussi la volonté de s’inscrire dans une dynamique alternative. Consciemment ou pas, tous ont une fibre militante qui se traduit par un projet très individuel, mais dans une dynamique collective et proactive à dimension écologique « .
Restera après le test, l’autre défi. Celui d’une installation en Région bruxelloise à l’équation foncière complexe. Mais ne dit-on pas » vert, j’espère » ?
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