Mort sur l’Escaut: la biodiversité du fleuve est anéantie sur des dizaines de kilomètres
Affectée en avril dernier par une pollution organique d’une ampleur sans précédent, la biodiversité de l’Escaut est anéantie sur des dizaines de kilomètres. Récit d’un désastre sous-estimé que la Wallonie n’a pu éviter, faute d’une alerte de la France.
Cette fois, son sombre reflet n’a pas suffi à occulter la catastrophe. Par endroits, un étrange parfum, doux comme du sirop de Liège, flottait sur ses rivages. Un effluve presque rassurant, en guise de prélude trompeur à la menace silencieuse qui, lentement, gagnait pourtant du terrain depuis la France. Et puis, comme ce fut le cas en amont, l’air s’est chargé d’une odeur d’ammoniac, à mesure que le fleuve se vidait de tout oxygène et de toute vie : sous l’eau, la faune suffoquait, prise au piège entre les canaux étanches de l’Escaut ou ses écluses. Sur des dizaines de kilomètres, des milliers de cadavres de poissons ont subitement jonché la surface : une centaine de tonnes au total, dont 50 à 70 en Wallonie. Seul 1 % de la population initiale a pu être sauvé, capturé puis replacé dans ce que l’on appelle des coupures, c’est-à-dire des portions en impasse de l’ancien lit du cours d’eau. Comme si la biodiversité avait été presque entièrement réinitialisée. Cruelle façon de découvrir qu’une espèce comme la grande alose, que l’on disait disparue depuis les années 1920, dodelinait à nouveau à la frontière entre la Wallonie et la Flandre.
La nature organique de la pollution a fait sous-estimer son impact dans le canal de l’Escaut.
Le 22 avril dernier, des agents du Service public de Wallonie (SPW) comparaient cette pollution à une » marée noire « . Mais c’est bien une pollution organique, et non chimique, qui a asphyxié l’Escaut. En l’occurrence, 100 000 m3 d’eaux chargées en pulpes de betteraves, tout droit venues d’une sucrerie française, près de Cambrai. » C’est comme si l’on avait subitement déversé 3 000 containers de sirop dans le fleuve « , compare Léon Dhaene, secrétaire général de la Commission internationale de l’Escaut (CIE), l’organisme inter- gouvernemental en charge de la gestion durable de ce district. Il faudra trois ans, notent les experts, pour que la faune se rétablisse sur les 36 kilomètres de l’Escaut wallon. Peut-être même cinq, d’après le Contrat de rivière Escaut-Lys, l’asbl de gestion et de promotion des milieux aquatiques de Wallonie picarde. » C’est difficile à estimer. Nous n’avons aucun recul sur ce type de pollution « , relève son coordinateur, Franck Minette.
L’incident
Tout commence le 9 avril dernier, dans la commune française de Thun-Saint-Martin, au nord-est de Cambrai. Vers midi, un riverain signale un afflux d’eau noirâtre dans le ruisseau La Râperie, en direction de l’Erclin, un affluent de l’Escaut. Tout près de là, une fuite est apparue dans la digue d’un bassin de décantation appartenant à la sucrerie Tereos, dans la commune voisine d’Escaudoeuvre. Celui-ci contient 100 000 m3 d’eau ayant servi au lavage de betteraves. Malgré l’intervention d’une entreprise spécialisée dans l’après-midi, la fuite se propage, jusqu’à déverser l’intégralité de l’eau stockée dans les parcelles avoisinantes, traversées par la Râperie. C’est ainsi que ce gigantesque amas organique finit par gagner l’Escaut, où la lente décomposition des pulpes de betterave engendre une diminution drastique de l’oxygène sur leur passage. A trente kilomètres de là, la Wallonie ne se doute pas du désastre qui l’attend.
Dès le 10 avril, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) des Hauts-de-France demande au groupe industriel de procéder à des analyses dans les cours d’eau. Aucune autorité française compétente ne décide pourtant d’enclencher le Système d’avertissement et d’alerte de l’Escaut (Saae), visant à signaler toute pollution accidentelle pouvant avoir un impact transfrontalier. Le jeudi 16 avril, en fin d’après-midi, la délégation flamande de la Commission internationale de l’Escaut repère l’information, via un communiqué publié la veille sur le sujet par l’Office français de la biodiversité (OFB). Si elle interroge directement la délégation française, ce n’est que dans la matinée du lundi 20 avril que son responsable, via un appel de Léon Dhaene, apprend la nouvelle. » Le même jour, le centre d’alerte de la préfecture des Hauts-de-France indique qu’après concertation avec les Voies navigables de France et le directeur de Tereos, il n’y a pas de risque particulier au niveau de la pollution ou de la circulation des bateaux sur le canal de l’Escaut « , retrace Léon Dhaene.
A ce moment pourtant, plusieurs faits de mortalité piscicole abondante ont déjà été rapportés côté français, sans que la commission en soit avertie. Le 22 avril, la Wallonie découvre avec stupeur l’hécatombe sur sa portion de fleuve. Elle ne peut que limiter les dégâts, en sauvant les rares poissons survivants. Située en aval, la Flandre, elle, aura pu compter sur la bonne communication avec le Sud du pays pour éviter un désastre similaire, notamment grâce à l’installation d’aérateurs et à un transfuge massif de poissons vers des eaux saines.
Une chronologie interpellante
Que s’est-il passé entre le 10 et le 15 avril ? Pourquoi le système d’alerte n’a-t-il pas été immédiatement enclenché par les autorités françaises compétentes ? Contacté par Le Vif/L’Express, l’OFB a d’emblée indiqué que la communication sur ce dossier était sous la responsabilité de la préfecture des Hauts-de-France. Laquelle clarifie par écrit cette chronologie interpellante, ainsi que les raisons de l’inaction : » Les services présents sur place le 10 avril n’ont pas constaté de mortalité piscicole. Aucune mortalité piscicole n’a, non plus, le 10 avril, fait l’objet d’une information ou d’une communication par une collectivité, une association ou des particuliers auprès de services de l’Etat. […] L’industriel, dans un courrier envoyé à la sous-préfecture de Cambrai daté du 13 avril, indiquait que « les résultats des analyses des eaux que nous avons effectuées montrent que les zones touchées se rapprochent d’un retour à la normale (NDLR : du niveau d’oxygène)« . »
D’après la préfecture, les premiers faits de mortalité piscicole auraient également été rapportés le 13 avril, à Paillencourt, dans un bras mort de l’Escaut. A cette date, et à la lumière des résultats d’analyse, il était toutefois » encore difficile de déterminer la véritable ampleur du phénomène, poursuit-elle. Paillencourt est une commune située à plusieurs dizaines de kilomètres de la frontière belge. Par ailleurs, les poissons morts retrouvés à Valenciennes ont vite été attribués à une autre pollution très localisée qui a été jugulée très rapidement. La nature organique de la pollution a, en effet, fait sous-estimer son impact dans le canal de l’Escaut. » Pour Léon Dhaene, » une des clés de l’investigation en France sera aussi de comprendre comment l’OFB a évalué cet incident « . Pourquoi ne pas avoir lancé l’alerte ? Comme l’indiquait son communiqué du 15 avril, ses premiers résultats d’analyses avaient en effet révélé » une quantité très importante de matière organique susceptible d’altérer gravement la vie aquatique « .
En France, une enquête judiciaire est désormais en cours, sous l’autorité du procureur de la République de Cambrai. Tous les résultats d’analyses ont été saisis. De son côté, le géant Tereos, troisième groupe sucrier mondial, a affirmé dans un communiqué daté du 23 avril » avoir d’emblée alerté les autorités compétentes françaises en évoquant le point spécifique de l’Escaut « . Dans ce contexte judiciaire, Tereos ne s’attribue toutefois pas d’emblée la responsabilité de la pollution. » A ce stade, il est encore trop tôt pour établir de quelconques liens de causalité « , résumait-il laconiquement. » La situation observée en Belgique […] s’avère sensiblement différente de ce qui a été observé côté français « , avait-il même ajouté, dans une réponse adressée à la RTBF. Interrogé sur cette déclaration par Le Vif/L’Express, Tereos n’a pas souhaité apporter des éléments complémentaires, » faute de résultats de l’enquête toujours en cours « . En d’autres mots moins convenus, le groupe attend que la justice puisse catégoriquement prouver qu’il est bel et bien l’auteur de la pollution, singulièrement en Belgique.
Située en aval, la Flandre a pu compter sur la bonne communication avec le Sud du pays pour éviter un désastre similaire.
Si l’amende pénale pour de tels cas de pollution est plafonnée à un million d’euros en Wallonie, le montant d’un éventuel dédommagement pourrait être plus important. A cet égard, plusieurs communes wallonnes touchées (Tournai, Antoing et Pecq) se sont adressées à Me Jean-Philippe Rivière. De son côté, la Wallonie s’est tournée vers Me Alfred Tasseroul. » Outre les frais liés aux mesures mises en oeuvre pour faire face à la pollution, l’atteinte à la bio- diversité est un préjudice indemnisable en soi, particulièrement bien reconnu en France « , rappelle-t-il. En mars dernier, le tribunal de grande instance de Marseille avait par exemple condamné quatre braconniers à verser un total de 385 000 euros en réparation au préjudice écologique causé dans le parc national des Calanques. Cette notion de préjudice écologique peut avoir un caractère transfrontalier. Dans le cas de l’Escaut, la Wallonie pourrait donc obtenir un dédommagement éventuel via la loi française. A ce stade, les parties lésées côté belge n’auraient aucun intérêt à multiplier les procédures, alors qu’une enquête est déjà ouverte en France.
L’incident aurait-il pu être évité ? La sucrerie d’Escaudoeuvres faisait en tout cas partie des trois sites passés en vigilance renforcée en 2019 dans la région Hauts-de-France. » Il s’agit d’entreprises présentant de multiples risques et enjeux et n’ayant pas encore atteint le niveau optimum en matière de prévention. Plus d’inspections seront réalisées sur ces sites que ce qui était prévu initialement dans le plan pluriannuel de contrôle « , promettait le dernier bilan d’activités de la Dreal, publié en mai 2019.
» Sans attendre, un courrier a été adressé par le préfet à la direction de l’entreprise Tereos pour lui rappeler que, le 19 février déjà, une fuite avait été constatée sur l’un des bassins, suivie le lendemain d’une inspection des installations classées et la prescription d’un plan d’action d’1,5 million d’euros s’étalant jusque septembre 2020, ajoute la préfecture des Hauts-de-France. Cette fuite avait pu être résolue rapidement. Néanmoins, les actions prescrites n’avaient pour certaines pas encore été mises en oeuvre par l’exploitant et pour les autres sont restées largement insuffisantes pour prévenir l’accident du 9 avril. » Un arrêté de mesures d’urgence, signé le 29 avril, prescrit une étude géotechnique de tous les bassins de la sucrerie avant le 30 juin, en vue d’éventuels travaux permettant de garantir leur stabilité d’ici au 15 septembre prochain. Entre-temps, la préfecture a ordonné la mise en place d’un » plan de surveillance renforcée des ouvrages, avec visite d’un technicien sur le terrain à une fréquence minimale hebdomadaire. »
Tirer les leçons
La Commission internationale de l’Escaut devra, elle aussi, tirer les leçons de cette catastrophe. » Nous venions justement de rééditer le chapitre sur les procédures de notre système d’alerte, commente Léon Dhaene. Celui-ci est simple, efficace et nous le mettons à l’épreuve tous les mois via des tests. Mais c’est un peu comme un téléphone : vous ne pouvez rien savoir si personne ne vous appelle. » La CIE recevra un rapport lors de la prochaine réunion des chefs de délégation, le 2 juillet prochain. Elle organisera en outre un groupe de travail le 22 septembre, pour établir des pistes d’action afin d’améliorer les procédures et de rétablir l’écosystème. Pendant ce temps, la Wallonie panse ses plaies. Elle procède à une analyse de l’impact de la pollution sur l’environnement et la faune dans et autour de l’Escaut. Le bilan sera, quoi qu’il arrive, désastreux : » Le constat est sans appel : la faune présente sur les 36 kilomètres d’Escaut wallon a été presque totalement détruite, résume l’administration. En outre, certaines espèces étaient en pleine période de reproduction et protégées. »
Emblème et vecteur du lourd passif industriel de tout un bassin de vie, l’Escaut a presque constamment subi l’activité humaine qui l’a modelé, usé, exploité pendant des siècles. Sur la carte européenne du stress hydrique (voir ci-dessus), un index de durabilité reflétant la dépendance de l’approvisionnement en eau de la population, la situation dans le district de l’Escaut apparaît plus alarmante que dans un pays comme le Niger. » Nous sommes ni plus ni moins le Sahara de l’Europe, conclut Léon Dhaene. L’Escaut est fortement sollicité par l’industrie et par la population. Il y a aussi beaucoup de surfaces bétonnées. Les réserves d’eau potable ont diminué de manière spectaculaire. Dans le nord de la France et une partie de la Belgique, 5,5 à 6 millions de personnes dépendent d’une réserve en calcaire carbonifère qui s’est réduite de 73 mètres en dix ans. Nous travaillons sur une stratégie avec plusieurs scénarios afin de redonner plus d’espace à l’eau. »
C’est à l’auteur belge Emile Verhaeren (1855 – 1916) qu’il revient de résumer, dans des termes plus symboliques, toute la dramaturgie du fleuve et des menaces qu’il a vu déferler, dans cet extrait d’un poème sobrement intitulé L’Escaut :
» La belle gloire a déserté tes rives ;
Et tes espoirs ont tout à coup sombré,
— Larges bateaux désemparés —
L’un après l’autre, à la dérive.
Un soir mortel sur tes vagues s’est
épandu.
Au long des ports qui dominent tes
plaines,
On t’a chargé de chaînes,
On t’a flétri, on t’a vendu.
Oh ! le désert de tes lourds flots amers ! »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici