Carte blanche
Les mots des journalistes doivent refléter l’urgence climatique et environnementale
Nous avons besoin des mots adéquats pour décrire la catastrophe climatique et environnementale en cours.
Les mots que nous employons ne sont pas neutres. Ils peuvent refléter le réel ou le travestir. Ils peuvent permettre ou empêcher l’action face au réel. Ils peuvent opprimer, aliéner, ou au contraire éclairer et libérer. Il y a les mots des opprimés et les mots des oppresseurs. Les mots des scientifiques et les mots des propagandistes. Les mots des citoyens et les mots des politiques. Et entre les deux, les mots des journalistes. Notre pensée est faite de mots. Les mots traduisent notre humanité et le réel qui nous entoure. Il est impossible de penser adéquatement sans forger et utiliser les mots adéquats. Sans pensée adéquate et sans discours adéquat, pas d’action adéquate. De nouveaux mots ont permis de révolutionner la pensée humaine. Et donc son action. Or nous avons besoin d’une révolution de la pensée et de l’action collective pour répondre à l’urgence climatique de manière solidaire. C’est pourquoi nous ne pouvons espérer une action sociétale et politique adéquate en matière de climat et d’environnement, si nous continuons à employer, et laisser employer par d’autres, des mots inadéquats, des mots qui nous aliènent, qui nous paralysent, qui nous aveuglent, qui nous illusionnent. Il appartient donc à ceux qui veulent respecter le principe de réalité, il appartient aux citoyens, aux activistes, aux journalistes et aux politiques de dire le réel avec les mots adéquats, afin de permettre l’action adéquate. Et de refuser la perversion des mots et le travestissement du réel de la part des adeptes de l’inertie. Des activistes ont bloqué ce 22 juin la rue devant les bureaux du New York Times, le plus grand journal international américain, afin d’exiger que les journalistes cessent d’utiliser des mots euphémistes et paralysants pour décrire l’urgence climatique scientifiquement avérée (je souligne) : « Les protestataires ont […] escaladé les arbres autour du quartier général du Times et ont déroulé une bannière qui encourage l’usage de la phrase ‘urgence climatique’ plutôt que ‘changement climatique’. […] Ils ont déclaré : ‘Nous voulons que le New York Times et les autres médias traitent le changement climatique comme la crise dont il s’agit. […] C’est une crise de la sécurité publique à l’échelle mondiale.' » Une porte-parole du New York Times leur a répondu : « Il n’y a pas d’organisation de presse nationale qui dévoue plus de temps, de staff et de ressources que le New York Times, pour produire une couverture des faits grâce à de profondes investigations, afin d’aider les lecteurs à comprendre le changement climatique. »(https://www.theguardian.com/environment/2019/jun/22/new-york-times-protest-climate-crisis-coverage)
Le New York Times n’a semble-t-il pas bien compris que les protestataires ne critiquaient pas les efforts méritoires de ce journal, mais le choix des mots que ses journalistes emploient ! Le Guardian, le plus grand journal international britannique, a ainsi décidé récemment de modifier ses guidelines de rédaction pour ses journalistes dans leurs articles à propos du climat. Au lieu de parler de « changement climatique », il leur recommande de parler d’urgence climatique, crise climatique ou rupture climatique. Au lieu de parler de « réchauffement climatique » (« climate warming »), qui traduit une chaleur modérée, voire réconfortante, il recommande de parler d’échauffement climatique (climate heating), qui traduit l’excès dangereux de chaleur. (https://www.theguardian.com/environment/2019/may/17/why-the-guardian-is-changing-the-language-it-uses-about-the-environment) On peut ainsi tracer l’origine historique du mot « changement climatique », en faire l’archéologie et enquêter sur l’emploi de ce mot par des politiciens qui ne voulaient pas que l’oncomprenne trop vite que le « changement » dont on parlait aurait toutes les caractéristiques d’une catastrophe. Les citoyens et les politiques qui veulent une action climatique à la hauteur de l’urgence ont ainsi intérêt à dénoncer l’emploi d’un vocabulaire perverti par les conservateurs de la droite climatosceptique. Pourquoi la N-VA et le CD&V ont-il proposé « l’écoréalisme », tout en refusant de voter la loi climat ? Pourquoi l’Open Vld demande « plus d’actes et moins de paroles », tout en refusant de voter la loi climat ? Pourquoi le MR a-t-il annoncé un projet « éco-positif » avant de faire volte-face au dernier moment sur la loi climat ? Quoi de mieux de la part des conservateurs de la droite climatosceptique, pour doucher l’action collective, flatter nos bas instincts d’autruches et neutraliser le sentiment adéquat d’urgence qui seul permet la mobilisation de tous, que de parler de « réalisme », de « pragmatisme », de « projet positif » et « d’action », tout en ne faisant strictement rien de sérieux pour le climat ?
Parce que la presse permet l’exercice effectif de la démocratie par les citoyens, les journalistes belges ont désormais la responsabilité historique d’employer les mots adéquats, qui reflètent la réalité scientifique de l’urgence environnementale. Pour que certains citoyens et certains politiciens cessent de faire l’autruche et pour que nous puissions trouver une majorité démocratique capable de hisser l’action publique à la hauteur de l’urgence environnementale, les journalistes ont la responsabilité de décrire la réalité de cette urgence telle qu’elle est.
Cédric Chevalier pour le Comité Déclarons l’état d’urgence environnemental et social
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