Carte blanche
Le Cercle de Wallonie promeut le « monde discret des jets privés » (carte blanche)
Sans aucun complexe, une semaine après le scandale du « char à voile » au PSG, le Cercle de Wallonie, « 1er club d’affaires en Belgique francophone », a invité ses 1.200 membres à « accéder au monde discret des jets privés » ce 23 septembre à Liège Airport, pointe une vingtaine de signataires.
Nous sommes le 5 septembre 2022. L’entraîneur du PSG, Christophe Galtier, et la star du football français Kylian Mbappé sont en conférence de presse. A la question d’un journaliste qui est de savoir s’il pourrait être envisageable de faire un déplacement Paris-Nantes en TGV privé plutôt qu’en jet privé (dont l’impact carbone est gigantesque), les deux protagonistes sont morts de rire. Mbappé est hilare. Galtier ironise avec le désormais célèbre « On est en train de voir si on ne peut pas se déplacer en char à voile ».
Tollé général, de la gauche à la droite, jusqu’au sommet de l’Etat. A droite, Elisabeth Borne, Première ministre française, lance « Je pense qu’il est important qu’ils (les footballeurs) réalisent dans quel monde on est, qu’ils prennent conscience qu’il y a une crise climatique qui n’est plus une hypothèse pour demain mais qui est une réalité maintenant » ; quant à Agnès Pannier-Runacher, Ministre française de la Transition énergétique, elle « invite vraiment le PSG à se saisir très sérieusement de ce sujet, parce que les Français ne comprendraient pas que certains s’estiment au-dessus du réchauffement climatique ». A gauche, François Ruffin considère que « c’est une nécessité de ramener les élites, pas seulement les élites footballistiques mais aussi les élites économiques et politiques, les pieds sur terre » ; Clémentine Autain déplore « les ricanements et le mépris face à notre planète qui brûle. Cette déconnexion des urgences et de ce que nous vivons est consternante » alors que la députée européenne Aurore Lalucq ajoute « dire que vous avez de l’influence et que vous l’utilisez pour mépriser un moyen de transport que beaucoup de Français n’arrivent même pas à se payer… ».
L’affaire des chars à voile fait réagir la planète entière. En Belgique, du Président du MR – Georges-Louis Bouchez – au PS, en passant par Ecolo et Défi, tout le monde s’étrangle et condamne. D’ailleurs, Thomas Dermine (PS), secrétaire d’État pour la Relance et les Investissements stratégiques, twitte « Tellement affligeant d’un bout à l’autre. Autant le rire stupide de Mbappé que le cynisme du coach… Rarement vu une vidéo qui m’a autant convaincu de simplement interdire les vols courts quand une alternative par le rail existe ».
Donc, à l’unisson, d’une part l’urgence climatique est reconnue et, d’autre part, tant les jets privés que les vols sauts de puces semblent clairement avoir du plomb dans l’aile.
C’est dans ce contexte que le Cercle de Wallonie qui se décrit lui-même comme « le 1er club d’affaires en Belgique francophone, fédérant 1200 membres actifs dans le secteur privé, public ou académique et dont une grande majorité occupe des postes de direction [et est] « the place to be » pour réseauter malin avec des politiques, CEO, personnalités… » a envoyé à tous ses adhérents le 12 septembre dernier une invitation dont l’objet est « Avez-vous déjà approché un jet privé ? ».
La convocation propose donc à ces happy few d’ « accéder au monde discret des jets privés » (sic), tout en ajoutant « Qui n’a pas rêvé de rejoindre les plages chaudes d’Ibiza ou le festival de Cannes à bord d’un jet privé ? » (resic) et « Entrez dans le hangar, le terminal de l’aviation d’affaires et profitez d’un cocktail dînatoire dans l’espace lounge VIP » (reresic). Une « occasion unique » à saisir de toute urgence ce 23 septembre à midi à Liège Airport.
Cette invitation est consternante. D’une part, la Wallonie a été directement touchée par les effets du changement climatique en juillet 2021 avec les terribles inondations puis cet été avec les canicule et sécheresse. Durant ces deux derniers étés, donc, des vies, des familles, des petites entreprises, des rêves ont été détruits par ces événements climatiques extrêmes. D’autre part, pour faire face à la crise énergétique dans les cinq à dix hivers à venir, les autorités appellent la population à la sobriété, éteignent la lumière dans les lieux publics, ferment les piscines publiques, vont plafonner le thermostat à 19°C dans les administrations et les écoles, etc. et près de trois Wallons et Wallonnes sur quatre redoutent de ne pas arriver à payer leurs factures d’énergie.
Alors que la question de l’habitabilité de la Terre est en jeu et que la population – pas uniquement fragile – se retrouve précarisée et – osons le terme – déclassée par l’augmentation de tous les prix, 1200 Wallons et Wallonnes sont invités à accéder au monde discret des jets privés. Enfin, ce ne sont pas de rares sportifs outrancièrement payés qui jouent au foot comme des forcenés depuis leur plus jeune âge. Non, on parle du gratin des hommes et femmes d’affaires dont le niveau d’instruction est élevé, qui ne peuvent pas ignorer les enjeux environnementaux et qui – ici – font preuve de déni, à savoir une posture politique assumée. Un vrai « Don’t look up ! » wallon, dans une région où son Ministre-président déclarait ce samedi – lors des Fêtes de Wallonie à Namur – que « l’actuelle dynamique gouvernementale va permettre à la Wallonie de devenir une Région de référence, en termes de résilience et de développement durable, […] pionnière et avant-gardiste qui montre la voie ».
Peut-être faudrait-il acter, comme nous y invitent les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot, que « c’est simplement l’entre-soi qui construit les sentiments de supériorité et d’impunité des dominants […] leur faisant croire en leur excellence et en leur mérite. Ils sont ainsi persuadés de leur bon droit ». Et si rien ne change, alors nous n’aurons d’autre choix que de suivre la romancière Virginie Despentes : « Maintenant, on se lève et on se casse ».
Du côté du Cercle de Wallonie, on nous informe que l’évènement a été annulé.
La carte blanche du Cercle de Wallonie: Double peine et mea culpa
Signataires: Amélie Adam (avocate), Sébastien Brunet (ULiège), Pierre Cornut (UMons), Florence De Longueville (UNamur), Olivier De Schutter (UCLouvain), Nicolas Dendoncker (UNamur), Vinciane Despret (ULiège), Philippe Gilson (président de l’asbl ACTES), Catherine Henrist (ULiège), Samuel Lietaer (IGEAT-ULB, UNU-CRIS), Christine Mahy (secrétaire générale et politique du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté), Sybille Mertens (ULiège), Eric Nemes (président d’ATTAC Liège), Pierre Ozer (ULiège, Académie royale des Sciences d’Outre-Mer), Christine Pagnoulle (ULiège), François Schreuer (conseiller communal VEGA de la Ville de Liège), Fabrice Sobczak (UMons), François Thoreau (ULiège), Jean-Pascal van Ypersele (UCLouvain, Académie royale de Belgique).
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