La guérilla antibéton: pourquoi les collectifs citoyens se multiplient (enquête)
Les collectifs citoyens se multiplient contre les projets immobiliers, industriels ou routiers sur des espaces verts, tant dans les campagnes qu’en bordure ou à l’intérieur des villes. Et ils ne se limitent pas à s’y opposer: ils échafaudent d’autres possibilités. Ou rachètent carrément les terres menacées. Un modèle de société nouvelle?
Entre 1985 et 2021, en Wallonie, l’urbanisation a dévoré 562 km2 d’espace vert, selon l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps). Soit 11 km2 de champs et de bois disparus chaque année. L’équivalent de quatre terrains de foot rayés, chaque jour, au profit de logements, zonings, centres de loisirs, contournements routiers… Dans la majorité des cas, ces espaces étaient des propriétés publiques (communes, CPAS, provinces…). Ce sont donc de simples citoyens, regroupés en collectifs, qui volent à leur secours.
Aux yeux de ceux qu’ils affrontent, ils sont l’incarnation du syndrome Nimby – acronyme de «Not In My BackYard», en français «pas dans mon jardin». Autrement dit: l’inévitable poignée de riverains réfractaires à tout projet dans leur rue, mais pas ailleurs. Pourtant, ces mouvements sont souvent animés par une philosophie dépassant de loin leur pas de porte. C’est la sauvegarde de la faune et de la flore qui les motive, c’est la privatisation des espaces naturels qu’ils contestent, leur accès pour tous qu’ils revendiquent, leur gestion collective qu’ils proposent, donc l’idée de bien commun qu’ils défendent.
Une autre vision de société. Où le citoyen n’est plus simple électeur, client, mouton à tondre ou mauvais coucheur, mais où il prend les choses en main, au départ de l’aménagement du territoire. Où, affranchi des partis, il entre en guérilla contre ce qu’il dénonce comme symboles d’un système malade: la proximité entre élus et promoteurs, leur recherche de profits rapides, le saccage de la moindre parcelle verte. Et si on brandit le droit au logement pour tous, il rétorque qu’on n’a qu’à rénover et réaffecter le bâti existant.
D’incroyables résultats
Et donc, ces collectifs se font asbl ou coopératives, lancent pétitions et recours, interpellent politiques et médias, chauffent réseaux et badauds. S’alliant des renforts bien au-delà de leur pré carré et raflant d’impressionnants succès: l’an dernier, des habitants de Silly et d’Enghien récoltaient 990 000 euros en deux mois, grâce à 1 200 coopérateurs, et rachetaient une ferme de 10 hectares à Labliau ; en 2020, à Hennuyères, deux mille coopérateurs acquéraient 80 hectares du bois de la Houssière, ayant rassemblé 795 000 euros en un an ; à Bousval, quatre cents coopérateurs devenaient propriétaires de 2 hectares du Bois Balon, fin 2021, grâce aux 72 000 euros réunis en six mois ; à Liège, fin 2020, la coopérative Les biens communaux levait, en cinq jours, 150 000 euros pour s’approprier le dernier terrain bâtissable du cœur d’Outremeuse ; à Liège encore, la plateforme citoyenne Ry-Ponet a fait qu’un bureau d’études, mandaté par les quatre communes concernées par le projet immobilier qu’elle a réussi à bloquer, travaille sur l’avenir agricole, environnemental et touristique des 400 hectares sauvés.
Une autre vision de société. Où le citoyen n’est plus simple électeur mais prend les choses en main, au départ de l’aménagement du territoire.
Et ça bataille à Sainte-Ode, Braine-le-Comte, Aywaille, Spa, Namur, Lessive, Arlon, Maredsous, Charleroi, Ath, Braine-l’Alleud… Et à Bruxelles. Pour préserver une forêt, des sentiers, une vallée, une vaste étendue ou un petit bout d’herbe. Mot d’ordre de ces mouvements citoyens: «Occupons le terrain.» Voici comment et où ils fonctionnent, qui les composent et ce qu’ils traduisent de l’époque.
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Des motivations loin d’être égoïstes
La protestation n’a pas d’âge. En matière d’aménagement du territoire, elle existe depuis des lustres, voire des siècles. En Belgique, on se souvient des manifestations contre le recours à l’énergie nucléaire dans les années 1960 et 1970, ou encore du bras de fer entamé par les riverains pour contrecarrer le bouclage du ring, au sud de Bruxelles, jamais achevé pour le coup. Râleurs, les Belges? Peut-être un brin. Mais depuis une petite vingtaine d’années, on ne compte plus les collectifs d’habitants qui s’opposent à des projets de construction de routes, d’immeubles, d’entrepôts géants et autres implantations d’éoliennes.
Nul ne dispose de chiffres pour mesurer cette évolution, mais tous ceux qui suivent le petit monde de l’aménagement du territoire la confirment. «Depuis les années 1970, on assiste à une augmentation du caractère conflictuel des projets d’aménagement du territoire, en particulier ces derniers temps», abonde Simon Verelst, géographe et chercheur en aménagement du territoire à l’ULB. Au tournant du siècle, le récit selon lequel le progrès sous toutes ses formes est bon pour l’économie et la société prend du plomb dans l’aile: étendre les villes, y aménager des autoroutes urbaines, disperser des habitats dans les campagnes à n’importe quel prix, tout cela est peu à peu remis en cause.
« La plupart des associations environnementales se rendent compte que la première scène de lutte est celle des médias et des réseaux sociaux. »
Olivier Servais, professeur d’anthropologie à l’UCLouvain
«Le phénomène nouveau, c’est la structuration de ces oppositions, précise Isabelle Parmentier, professeure d’histoire environnementale à l’UNamur. L’organisation, en coopératives, asbl ou associations de fait, est de plus en plus nette, donc de plus en plus visible.» Cette colonne vertébrale juridique fait toute la différence, dès lors que l’opposition citoyenne à des plans de nouvelles infrastructures ou à la privatisation de terres ne se limite plus à une somme de colères individuelles: elle se fond désormais dans un projet collectif.
La convention d’Aarhus, signée en 1998 par les pays de l’Union européenne, n’y est pas pour rien. Elle a fourni davantage de leviers aux citoyens, leur garantissant un droit d’accès à l’information et de participation au processus décisionnel en matière d’environnement. Vingt ans après son entrée en vigueur, ses effets commencent à se faire sentir. Les riverains s’appuient en effet de plus en plus sur cette réglementation, tandis que leurs exigences trouvent dans les médias sociaux une caisse de résonance aisément mobilisable. «La plupart des associations environnementales se rendent compte que la première scène de lutte est celle des médias, des réseaux sociaux et d’Internet, embraie Olivier Servais, professeur d’anthropologie à l’UCLouvain. On assiste donc à un recours accru aux réseaux sociaux pour ce type de combats, par des pétitions ou des cartes blanches.»
Les élus, prêts à entendre?
Le réchauffement climatique et ses causes ont évidemment dopé les adversaires du «tout-béton». D’autant que la crédibilité et la légitimité des pouvoirs politiques, à la manœuvre en matière d’aménagement de l’espace public, faiblissent. «Pour ce type de projets, les gens se sentent mieux défendus par eux-mêmes que par leurs élus», résume Hélène Ancion, chargée de mission chez Inter-Environnement Wallonie (IEW).
Les processus de participation citoyenne mis en place servent aussi de mégaphone aux éventuelles oppositions. Les élus sont-ils prêts à les entendre? On a vu à plusieurs reprises, à Huy ou Namur par exemple, les autorités locales faire peu de cas des résultats des consultations populaires sur des projets d’aménagements locaux, renforçant ainsi le sentiment antipolitique. «Il y a une infantilisation du citoyen par le politique qui a peur de se voir dicter sa conduite et ne veut pas se dessaisir de son pouvoir», analyse Olivier Servais. La récente interview de Pascal Smet, secrétaire d’Etat bruxellois à l’Urbanisme, dans La Libre, en témoigne: «Quand tu travailles dans l’espace public, les gens s’opposent, y déclare-t-il. Mais quand le projet est bon, tu fais ça malgré eux et à la fin, ils sont contents.»
Après le Covid
Enfin, plus récemment, il y a eu le Covid et ses conséquences inattendues: contraints de rester chez eux pendant des semaines lors du confinement, les habitants ont davantage prêté attention à leur environnement et aux chantiers surgissant de terre. Leur lieu de vie leur est soudain apparu précieux et toute atteinte à leur environnement, insupportable. Comme si, en s’appropriant ainsi leur habitat, les citoyens lui avaient tout à coup accordé plus de valeur que par le passé. «Depuis le début de l’épidémie, confirme Hélène Ancion, on assiste à une sorte de prise de conscience générale de l’influence de l’habitat sur l’environnement.»
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Est-ce à dire que les citoyens se replient frileusement sur leurs terres, se drapant ainsi dans une sorte d’identité territoriale? La réalité est beaucoup plus complexe que cela. Car les conflits en matière d’aménagement du territoire peuvent être de natures différentes: un réflexe Nimby («Not In My Backyard», pas dans mon jardin) pour préserver un cadre de vie et la valeur d’un bien ; une opposition de principe à tout projet, quelle que soit son utilité ; une remise en cause de la procédure suivie, avec un accent particulier sur l’éventuel manque d’écoute des riverains ; et enfin, un questionnement plus structurel du système, comme on a pu le voir dans le cadre de la ZAD d’Arlon. De 2019 à 2021, des militants écologistes avaient occupé une vaste parcelle dans la forêt, sur le site de l’ancienne sablière de Schoppach, s’opposant à la construction d’un parc d’activités dans un lieu classé «Zone de grand intérêt biologique». «Tout l’enjeu est de traiter les trois premiers cas pour ne pas tomber dans le quatrième, résume Simon Verelst. Le but n’est pas d’éviter le conflit mais de parvenir à le gérer correctement.»
« Pour ce type de projets, les gens se sentent mieux défendus par eux-mêmes que par leurs élus. »
Hélène Ancion (Inter-Environnement Wallonie)
«Dans tous les conflits, il existe une dimension Nimby, avance Gilles Van Hamme, chercheur en géographie économique et aménagement du territoire à l’ULB: derrière des arguments universalisants, une communauté défend avec sincérité ses intérêts particuliers. Mais cette universalisation ne tient pas toujours la route, essentiellement parce qu’elle est d’ordre microécologique et pas macroécologique.» Un exemple? A la ferme du Chant des cailles, à Watermael-Boitsfort, des riverains s’opposent au projet de la Région, qui compte construire sur son terrain des logements à prix modérés. Leur argument principal: il ne faut pas densifier l’espace en ville. Paradoxalement, la logique écologique consiste précisément, si nécessaire, à densifier les espaces dans les villes pour ne pas manger et bétonner des espaces verts en périphérie, et ainsi alimenter l’étalement urbain. «C’est perçu comme plus noble de s’opposer pour des raisons environnementales, estime Olivier Servais, mais il y a des contradictions dans ce discours.» Autres exemples: les opposants au RER, qui entravent le développement du réseau ferroviaire, pourtant salué pour ses vertus écologiques. Idem lorsque d’aucuns protestent contre l’implantation d’éoliennes. «La posture des citoyens est effectivement contrastée, pointe Isabelle Parmentier. Cela repose sur toute la complexité de la question environnementale: on peut avoir une très bonne raison de s’opposer au RER dans un cadre local alors que le RER est intéressant à l’échelon macroécologique. Il est toujours difficile de faire cohabiter des intérêts environnementaux divergents.»
On pourrait d’ailleurs avoir le sentiment que, ces dernières années, l’argumentation avancée pour justifier l’opposition à tel ou tel projet relève systématiquement de la défense de l’environnement, de la biodiversité, ou de la beauté des paysages. Rien ne prouve ce systématisme, selon les experts. «Les oppositions à certains projets témoignent d’un attachement au lieu de vie qui dépasse le cadre strict de son propre lopin de terre, confirme Isabelle Parmentier. Ce sont des dynamiques qui reposent aussi sur des questions d’équité, et de justice redistributive et procédurale.»
Différents registres
Les craintes soulevées par les riverains, en particulier ceux qui ont une vue directe sur les nouvelles constructions envisagées, balaient donc large. Elles peuvent se classer en cinq registres, détaille le rapport scientifique «Des outils au service de l’acceptabilité sociale des projets», concocté par les équipes de chercheurs de l’Igeat (ULB) et du Creat (UCLouvain):
- le registre fonctionnel : le projet aura-t-il une influence sur les usages de l’espace, en matière de mobilité, d’accessibilité, ou de perte d’espaces verts et de lieux de promenade?
- le registre symbolique: le projet touchera-t-il à des éléments en lien avec le passé local, ou naturels comme de vieux arbres, une rivière, un paysage? L’ ensoleillement et la tranquillité seront-ils affectés? «La notion de ruralité, par exemple, émerge souvent dans nos recherches comme faisant partie de cette identité recherchée à travers l’habitat, constitutive d’un sentiment d’appartenance, souligne Simon Verelst. L’arrivée d’immeubles à appartements dans un environnement de maisons individuelles est souvent très mal reçue, mettant à mal cette image.»
- le registre économique: le projet valorisera-t-il ou dévalorisera-t-il les propriétés préexistantes au projet?
- le registre du statut: les nouvelles constructions envisagées attireront-elles un public d’un niveau socio-économique différent de celui des habitants initiaux du lieu?
- le registre relationnel: le projet peut-il faire craindre une distension des liens entre habitants ou une disparition de l’ambiance de village ou de quartier?
Pas pour tout le monde
Porter l’ensemble de ces questions au sein d’une coopérative ou de tout autre collectif n’est toutefois pas à la portée du premier venu. Les riverains dotés d’un capital intellectuel, financier et relationnel se défendent donc mieux que les autres. «Cela renvoie à une fracture socioculturelle très importante, confirme Isabelle Parmentier: on voit apparaître moins de mouvements de protestation dans les quartiers considérés comme sociologiquement plus défavorisés. Le choix des sites par les porteurs de projet n’est d’ailleurs pas anodin, de ce point de vue.» Des compensations peuvent, certes, être proposées aux riverains qui subiront les conséquences de la nouvelle construction, sous la forme d’un nouvel espace vert, d’une crèche ou d’une plaine de jeux. L’outil est efficace, mais il fonctionne moins bien dans les quartiers les mieux lotis, qui n’en ont guère besoin.
En amont
Que faire, alors, pour éviter ces crispations autour des projets d’aménagement du territoire? Dialoguer, très en amont du projet plutôt que le présenter quasi tout cuit à des riverains qui ne pourront plus intervenir qu’à la marge pour le modifier. «Les porteurs de projet le développent d’abord puis consultent ensuite, raille Olivier Servais. C’est un jeu de dupes. D’ailleurs, il faudrait consulter les citoyens en amont sur les perspectives, la vision, la stratégie, et non sur les projets eux-mêmes. A cet égard, la professionnalisation des élus du monde politique, qui se considèrent comme experts et mieux à même que les citoyens de savoir ce qui est bon pour eux, aggrave la situation.»
Des référendums pourraient être organisés, sur le modèle des votations en Suisse, pour savoir ce que souhaite la population concernée par un nouveau projet d’aménagement du territoire. A condition que les habitants se l’approprient. A condition que les questions posées le soient correctement, sans orienter les réponses. A condition que le pouvoir politique soit prêt à prendre le résultat en considération. «En Belgique, on est particulièrement mauvais dans cette capacité à trancher certaines grandes questions publiques comme celle des infrastructures, souligne Olivier Servais. Organiser des référendums obligerait les gens à se prononcer après être entrés dans la complexité des choses. Une démocratie est mature quand les experts rendent les débats accessibles à tous et que les citoyens se prononcent en connaissance de cause.»
Pour cela, les riverains doivent avoir confiance dans les informations qui leur sont transmises pour chaque projet d’aménagement du territoire. Or, les propos tant du promoteur que du pouvoir politique concerné peuvent d’emblée susciter la suspicion, vu les intérêts – les leurs – en jeu. Travailler sur la légitimité de l’informateur est donc essentiel. A ce titre, les collectifs, composés de riverains dont les avis peuvent diverger, constituent un lieu de débats et d’échanges critiques fécond. Même si, en fonction des personnalités qui s’y imposent, les choses peuvent parfois y déraper, faute de garde-fous.
Enfin, les porteurs de projet gagneraient à se mettre à l’écoute des citoyens jusque dans l’expression de leurs ressentis irrationnels. Entendre que cet octogénaire ne peut supporter que l’on abatte ce chêne parce qu’il y cachait ses billes quand il était enfant n’est pas sans importance. Le chêne ne sera peut-être pas sauvé, mais au moins aura-t-on tenté de transformer cet aveu pour qu’il ne reste pas que souffrance.
Les coulisses de la création d’un collectif
Comment ces collectifs se forment-ils, s’organisent-ils, fonctionnent-ils? Illustration avec des membres de Celly-C-Nous, en Ardenne, qui luttent depuis huit mois contre un mégaprojet hôtelier sur un espace boisé de 83 hectares.
On dirait que ça s’est créé pour rappeler que la beauté est à portée de main. On est à Lavacherie, commune de Sainte-Ode, vallée de l’Ourthe occidentale, Ardenne, province de Luxembourg. Devant la butte du Celly et ses 83 hectares de bois, de nuances vertes, de courbes et renfoncements. Face à cette majesté paisible, cette tranquillité grandiose, on réalise qu’il y a des paradis à peine la porte franchie. Pour Fabian et Marylène Maziers, c’est littéralement le cas: leur maison, toute de pierres et d’angles, est posée juste en face de la butte qui ondoie à quelques centaines de mètres. On dirait qu’elle veille sur Lavacherie. Un peu phare, un peu rempart. Un peu mère, un peu repère.
Mais en sursis. Là où trône le château du Celly, abandonné, une société d’investissement projette de construire un vaste complexe hôtelier de luxe: jusqu’à cinquante gîtes de grande capacité, quarante suites, des appartements, des restaurants, un centre de bien-être… Capacité d’accueil: sept cents clients par jour. Il faudra des routes. Des parkings. Une centrale énergétique. La société voit grand. Elle ne s’appelle pas Mamm-Ut pour rien.
La butte, située dans le parc naturel des deux Ourthes, est reprise au plan de secteur comme zone de services publics et équipements communautaires, zone forestière et agricole. Elle appartient à la Province. Qui l’a mise en vente: 1,8 million d’euros. Le conseil provincial a validé le compromis avec Mamm-Ut, soutenue par l’intercommunale Idelux, l’asbl Sainte-Ode et Sana Belgica, la commune voisine de Tenneville… Du lourd. Le collège communal de Sainte-Ode était pour, aussi, mais le collectif de citoyens Celly-C-Nous, formé pour s’opposer au projet, «démesuré et totalement en contradiction avec l’urgence environnementale actuelle», et dont une pétition a déjà rassemblé plus de 2 700 signatures, semble lui avoir entrouvert les yeux.
Comment le collectif s’est formé et organisé
D’abord, «il a fallu définir ce qu’on voulait, notre ligne d’action, un canevas sur lequel nous étions tous d’accord et duquel nous ne dérogerions pas. On a dégagé cinq axes: non à l’urbanisation de nos forêts, oui à la rénovation du bâti existant, non à de nouvelles constructions sur le site, non à la privatisation d’un bien commun et oui pour travailler à un projet alternatif avec les autorités.» Ça a pris des soirées et des soirées. Comme pour tout, depuis huit mois: le logo, le site Web, le choix des mots, les délais à respecter, les démarches, les pétitions… En restant «factuel, sans verser dans le combat individuel».
« Il a fallu définir notre ligne d’action, un canevas sur lequel on était tous d’accord et duquel on ne dérogerait pas. »
Fabian Maziers, médecin généraliste et porte-parole de Celly-C-Nous
Fabian Maziers, médecin généraliste, est le porte-parole de Celly-C-Nous, créé après la réunion publique du 4 novembre dernier, dans une petite salle, au village. Les habitants y sont tombés des nues. «Il y avait trois rangées de chaises, comme s’ils attendaient deux pelés et trois tondus ; en fait, on était une centaine. La présentation du projet était très « greenwashée » mais la nature, on la connaît, et les mots du promoteur étaient ceux de quelqu’un qui n’y vit pas – comme « on va déplanter des hêtres et les replanter ailleurs », or on ne sait pas transplanter un hêtre adulte! L’hôtel apporterait aussi emplois Horeca et développement touristique: mais ici, on ne trouve jamais personne pour l’Horeca, et on est déjà une zone touristique! On s’est dit: « Il faut qu’on fasse quelque chose. » Dès le lendemain, on s’est réunis. Pour comprendre ce qu’il se passait, s’informer et informer clairement.» Soit mettre en place une structure, son mode de fonctionnement et ses moyens de communication, internes comme externes.
Comment le collectif fonctionne
Le noyau dur est fort d’une dizaine de personnes. On monte à la trentaine avec les réguliers, qui sont âgés de moins de 30 ans à plus de 60 ans. Il y a également les sympathisants, «de celui à qui on peut demander un coup de main ponctuel à celle qui dit « je suis là si besoin »». Fabian en est «le leader évident, justifie Nathalie, directrice d’une fondation de services aux personnes présentant de l’autisme et à leurs familles. Pour que la structure roule, il fallait quelqu’un habilité à trancher. On était tous d’accord: ce ne pouvait qu’être lui.» Qui dit que «ç’aurait été lâche de ne pas accepter».
Rien n’est diffusé sans son aval. Mais rien n’est décidé sans consultation des autres. «Parfois par vote, précise Marylène, comptable au centre d’accueil pour réfugiés géré par la Croix-Rouge, pas loin de là. Mais plutôt par consensus, après débat, où chacun s’exprime.» Pour cela, spécifie Nathalie, «il a fallu adopter une discipline et apprendre à se connaître, parce qu’on se rencontrait parfois pour la première fois. A dialoguer aussi, en restant cordial, respectueux, même quand on était tendus, fatigués: on a tous un boulot, une vie de famille, des activités…» Et ça marche: «Il n’y a eu ni disputes ni conflits.»
Au début, vu l’urgence, les réunions étaient quotidiennes. Chez Fabian et Marylène, ou chez Nathalie. Ça commençait à 19 h 30 pour se terminer après 23 h 30. «Nous avons alors fixé 21 h 30 comme limite, mais ça déborde toujours», rigole Nathalie. Puis on est passés, pour les plénières, au mercredi soir. Ordre du jour et PV rédigés par Marylène. «En plus des groupes de travail, par thématique, détaille Fabian: logistique, communication, Facebook… Composés selon les disponibilités, les compétences, la motivation.» Il y a aussi l’épluchage des réglementations, de «la nébuleuse» derrière le projet. C’est Sylvie, agronome, qui s’en charge, à coup de «dizaines d’heures». Fabian résume: «Il n’y a pas un jour sans qu’on y travaille. Il y a toujours un coup de fil, une info à vérifier, un truc à régler…»
Aventure humaine
Chacun y a aussi mis de sa poche, pour une caisse commune, qui a surtout servi à payer des avocats («même si Sylvie a tout fait») et des frais de justice («nous sommes allés en référé, on a perdu»). La forme juridique? «On a tout comparé, note Sylvie. L’association de fait était le meilleur modèle. Mais nous sommes amenés à proposer une alternative au projet hôtelier, obtenir des aides, etc., il faudra se transformer.» Et les recours? «La Région wallonne nous a à chaque fois envoyés dans les lattes.»
Fabian admet: «C’est difficile de sortir du « tous pourris » mais nous ne voulons pas y tomber.» Et Nathalie parachève: «Ce projet commun nous porte. Ce n’est que du positif. Une aventure humaine exaltante. Même si ça ne devait pas aboutir, on a déjà tout gagné.» Tous opinent. Celly, c’est eux.
Occupons le Terrain: la plateforme qui fédère les collectifs citoyens
Jean Peltier, 66 ans, est l’un des coordinateurs de la plateforme Occupons le Terrain, créée en 2018 et qui regroupe une cinquantaine de collectifs citoyens mobilisés, surtout en Wallonie, contre des projets immobiliers, routiers ou industriels. Selon lui, le souhait d’un autre modèle de société y est généralement le moteur central.
Ces collectifs, sans cesse plus nombreux, remportent-ils toujours plus de victoires?
Oui, quoique très souvent partielles et temporaires: le promoteur débouté ou un autre revient avec une nouvelle mouture du projet. Les contreprojets citoyens durables restent rares. C’est pour ça que nous mettons l’accent sur la coordination de ces mouvements, à l’échelon local. Ainsi, pour Liège, nous avons une régionale qui fédère quasiment vingt collectifs, avec des échanges d’expérience et des initiatives de solidarité, mais aussi quelque chose qui, politiquement, prend un sens nouveau: une structure a été mise en place, qui regroupe l’ensemble des bourgmestres de l’arrondissement. Dès lors, des décisions en matière d’aménagement du territoire se prennent désormais à l’échelle de «la métropole liégeoise». Nous posons de plus en plus notre travail et nos revendications à ce niveau-là.
Ces associations reposent-elles toujours sur le phénomène Nimby?
« Dans son propre intérêt, le monde politique devrait avoir l’intelligence de faire rentrer l’action citoyenne dans le vide de la démocratie représentative classique. »
Les projets combattus touchent le quotidien et l’environnement immédiat de ceux qui se fédèrent, mais les purement Nimby ne se constituent presque jamais en collectif et ne tiennent pas plus de deux ou trois mois. Tous les collectifs qui réussissent à mener des campagnes à l’occasion des enquêtes publiques ou des actions mobilisatrices sont portés par des gens qui ont une vision dépassant le projet qu’ils combattent. Ils ont, systématiquement, une conscience à la fois environnementale, sociale et démocratique.
Des mouvements politiques, au fond?
Absolument. Pour autant, les militants engagés dans des partis y sont rares. Et il serait réducteur de caractériser le militantisme des luttes d’aménagement du territoire comme écolo, anarchiste ou gauchiste. Dresser une typologie précise est impossible, parce que les collectifs eux-mêmes ont une participation qui fluctue en fonction de l’urgence d’un combat: ils peuvent compter cent personnes à un moment et, quand la poussière est retombée, trois mois après, peut-être seulement dix. Mais dans les phases de plus intense mobilisation, ces associations sont représentatives de l’ensemble de la population de la zone concernée.
Et ceux qui les animent?
Je dirais: le plus souvent salariés, intellectuels, très rarement cadres du privé, souvent liés au domaine social, mais avec des particularités propres – il y a plus d’architectes que dans la défense des réfugiés! –, et aux services publics, ou à l’idée de service au public, ayant un avis sur la société, capables d’en ressentir les injustices et les dysfonctionnements, entendant proposer d’autres options, pas uniquement pour eux, mais au nom de ce qu’ils pensent être de l’intérêt de la population. Je dirais aussi: sans un capital financier fort, mais avec un capital culturel, intellectuel et un réel réseau de relations personnelles, professionnelles ou autres. Ce qui explique que les opérations de mobilisation, y compris d’argent, donnent des résultats.
En quoi cette mobilisation révèle-t-elle une évolution sociétale?
L’ aménagement du territoire mêle l’environnement, le climat, le social, les questions de logement, la démocratie locale et les limites de la démocratie parlementaire. Des préoccupations qui ne se présentaient ni avec la même acuité ni avec le même degré de réflexion il y a dix ans: ce n’est donc, à mon avis, qu’un début. C’est également l’un des domaines où les gens sont les plus impliqués: il est plus facile d’imaginer un fonctionnement alternatif de son quartier que de son entreprise. Des dynamiques de changement social profond naissent-elles à partir de là? Je l’espère.
Ces mouvements contestent-ils l’ensemble de notre système sociétal, économique et politique?
Ils illustrent une réaction à l’impossibilité de se faire entendre autrement qu’en débordant du cadre qui nous est donné, c’est-à-dire élire des représentants sur lesquels nous n’avons pas de contrôle direct jusqu’à la prochaine élection et avec des pouvoirs de plus en plus concentrés, hors de la vue des citoyens. Une réaction à un système grippé, incapable de faire face aux dérèglements climatique et environnementaux, où la logique de profit immédiat reste prégnante. L’accumulation des échecs politiques du dernier siècle obstrue encore la voie de l’alternative mais des poussées se font sentir. J’espère que ça finira par s’agglomérer en quelque chose de véritablement large, qui touche aux divers aspects de la société et débouche sur une alternative globale. Dans les collectifs centrés sur l’aménagement du territoire, très peu de gens ne s’intéressent qu’à leur environnement immédiat. Beaucoup ont une vision plus altruiste. A côté de l’envie d’être entendu, d’être consulté, il y a celle d’un système plus solidaire, plus écologique, etc.
Donc c’est l’envie d’un autre type de société dans son ensemble?
Très certainement, avec une gestion collective et à long terme des ressources communes (l’eau, le sol, l’énergie…) et des productions essentielles. Et l’envie d’aller au-delà du système de démocratie parlementaire tel qu’il existe, d’assurer une participation active et permanente de la population dans les décisions. Mais nous n’avons pas passé notre temps à élaborer des projets de société précis…
Que doit faire et comprendre le politique?
C’est incroyable le nombre de cas où des politiques se prétendent en faveur de la participation citoyenne mais où, dans la pratique, on se trouve face à des portes fermées ou des manœuvres dilatoires. Ça nourrit des réactions antipolitiques, qui ne sont plus des recherches d’alternatives mais qui aboutissent à un rejet global du système. Notre première revendication, c’est d’être entendus et qu’on tienne compte de notre avis. Après, nous voulons sortir le monde politique de sa routine. De sa volonté de ne pas faire de vagues, de ne pas se mettre à dos un promoteur. Du confort qui lui fait dire que les problèmes climatiques sont graves avant d’ajouter que ce n’est pas à lui d’en régler les conséquences pratiques ou qu’«on fait ce qu’on peut». Dans son propre intérêt, le monde politique devrait avoir l’intelligence de faire entrer l’action citoyenne dans le vide de la démocratie représentative classique. Mais cela lui semble bien difficile à comprendre.
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