Incendies en Grèce : les habitants de Rhodes se sentent délaissés face aux touristes (reportage)
Les évacuations de touristes, parfois peu justifiables, ont occulté les dommages de la canicule pour les locaux.
Vu du ciel, l’ensemble de l’archipel du Dodécanèse paraît paisible. Mais l’aéroport de Rhodes est vide, du jamais-vu depuis la pandémie. Sur le tarmac, on aperçoit plusieurs Canadairs, mais les avions des compagnies TUI et Easyjet manquent à l’appel.
L’île de Rhodes, considérée comme une des perles de la région, est pourtant très prisée des vacanciers grâce à ses hôtels «all inclusive» et à ses longues plages remplies de transats et de beach clubs. Mais depuis une dizaine de jours, les touristes l’ont désertée. La cause? Des incendies dévastent le sud-est de l’île. Trois hôtels ont souffert des flammes. Des hectares de champs ont brûlé. De nombreux oliviers centenaires ont disparu dans un nuage de fumée. Les biches et les abeilles n’ont pas survécu. Sans parler du reste de la faune et de la flore qui a fortement pâti. «C’est une véritable catastrophe écologique», se désole Nikitas(*), un Grec de 27 ans. Et les flammes ne se reposent pas.
Accès au feu compliqué
Le meltem, le vent dominant dans les îles du Dodécanèse, n’a de cesse de souffler avec force et change de direction quotidiennement. «Nos pompiers peinent à atteindre les feux qui ravagent le côté forestier de l’île. Le vent secoue les Canadairs et, par les voies terrestres, l’accès demeure dangereux, confie l’adjoint au maire de Rhodes, Athanasios Vyrinis. Les prochains jours sont à craindre, une nouvelle vague de chaleur est annoncée.»
La Grèce traverse une rude période de canicule. A Athènes, l’Acropole demeure fermée aux touristes aux heures les plus chaudes et le 23 juillet, les températures ont avoisiné les 40 °C à plus de 180 endroits du pays.
Des incendies ont démarré dans plusieurs îles comme Corfou et Eubée, là où un bombardier d’eau s’est écrasé le 25 juillet en luttant contre les flammes. Mais avec ses 19 000 touristes évacués en un week-end, parmi lesquels 90% d’Européens, dont 3 000 par la mer, c’est bien Rhodes qui a connu la plus grande transhumance «jamais connue en Grèce en raison d’incendies», selon le ministre du Changement climatique et de la Protection civile, Vassilios Kikilias.
Business perdu
Si le monde entier a les yeux braqués sur les touristes, «les Grecs sont les oubliés des médias», confie Maria(*), une habitante de Symi, une île voisine de Rhodes. «Pour l’instant, nous cherchons à limiter les dégâts», relate Athanasios Vyrinis, assis devant le gymnase Konstantinou Paleologou, où trois cents touristes sont parqués dans l’attente d’un vol retour. «Nous nous attellerons à sauver la saison touristique plus tard. Ce n’est pas la priorité.»
Pourtant, de nombreux Grecs ont perdu bien plus qu’un revenu mensuel. «Le business de mon cousin, installé vers Kiota, où les incendies ont fait le plus de dégâts, est ruiné. Mais au moins, il a toujours sa maison. La situation est pire pour un de mes amis, qui a emprunté 300 000 euros sur trente ans pour ouvrir son magasin, et qui l’a retrouvé en cendres. Il ne s’en remettra jamais financièrement. L’assurance ne couvrira pas le prêt initial», soupire Nikitas.
«Les médias ne nous intéressent pas. Nous sommes trop occupés à sauver ce qu’il nous reste dans les cendres.»
Si Rhodes a déployé deux cents hommes, quarante camions de pompiers et 18 Canadairs, ce dispositif ne suffit pas à arrêter les flammes qui grignotent un bout de l’île. Les habitants de la région de Kiota n’ont d’ailleurs aucune envie de discuter. Interrogés au sujet de leur situation, ils préfèrent ne pas s’épancher. L’un deux s’énerve: «Les médias ne nous intéressent pas. Nous sommes trop occupés à sauver ce qu’il nous reste dans les cendres.»
Une grande solidarité
«Heureusement, l’effort de la communauté des habitants de Rhodes est exceptionnel», confie Anastasia, 24 ans, fille de l’adjoint au maire. Vêtue d’une tenue d’infirmière, sa profession, elle accompagne son père depuis plusieurs jours dans les sept refuges ouverts par la ville de Rhodes et qui accueillent plus de 2 500 vacanciers.
Tous les deux ont cessé leurs activités pour venir en aide aux touristes en détresse. «Les Grecs sont très attachés aux valeurs familiales. Les Rhodiens accueillent les touristes chez eux, font énormément de dons, cuisinent pour eux, partagent leurs dîners, et le reste de l’île n’est pas fermé au tourisme. Les Grecs en difficulté, de leur côté, ont des amis ou de la famille qui les accueillent et essaient de les consoler», poursuit la jeune femme.
Elle sourit tendrement, ses cheveux noirs de jais au vent, et continue son chemin vers le prochain gymnase. «Celui-là se vide aujourd’hui. Cela signifie que nous avons réussi à acheminer les touristes vers l’aéroport ou des habitations.» Dans les bras, elle porte un grand carton. «C’est pour les pompiers, confie-t-elle. Il faut les soutenir aussi.»
Elle repart au premier gymnase, en attendant qu’une autre infirmière prenne le relais. Christopoulos, lui, est fatigué. Il a combattu les flammes pendant six jours d’affilée, avant de se rendre au port de Rhodes, pour rentrer à Samos, sa résidence. «Les pompiers en provenance de différentes îles se relaient. Je pense qu’il y en a encore pour une quinzaine de jours. Nous n’arrivons pas à éteindre les flammes, soupire le trentenaire, l’air désabusé. C’est l’incendie le plus terrifiant que j’aie eu à combattre.» Son casque de pompier à la main, il se détourne, appelé par un de ses coéquipiers. Il est temps de rentrer chez lui et de profiter d’un repos mérité.
Chauffeur de taxi à Rhodes, Dimitris se mobilise aussi pour porter assistance. Sa radio est branchée sur une onde réservée aux secours. Un message sollicite les taxis disponibles pour venir en aide à Lindos, ville très populaire de Rhodes, où une évacuation d’habitants a eu lieu dans la nuit du 22 au 23 juillet, par précaution.
«Je ne comprends pas. Le gouvernement nous a affirmé que tout était sous contrôle lors du deuxième jour des incendies. Et regardez aujourd’hui! , lance-t-il consterné. Tous les étés, il y a des risques d’incendies… Le gouvernement aurait dû mieux prévoir ce genre d’incidents.» Dimitris s’agace encore un peu mais, finalement, il se dit persuadé que «Rhodes se relèvera. C’est comme en 2004, lors du tsunami de Phuket, en Thaïlande, en moins dramatique, bien sûr. Les gens oublient les tragédies et, bientôt, les touristes reviendront…»
(*) Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.
L’évidence du dérèglement climatique
Réduction des effectifs du corps des gardes forestiers, insuffisance des efforts de prévention, défaillances dans les moyens des services d’incendie…: les critiques ne manquent pas pour dénoncer l’attitude du gouvernement grec face aux effets de la canicule sur la forêt. Face à elles, le Premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, a vite fait de se retrancher derrière le caractère «imprévisible et incontrôlable» des phénomènes enregistrés cet été, qui sont la conséquence du dérèglement climatique.
Le chef du gouvernement grec n’a bien sûr pas tort de pointer le caractère exceptionnel de la canicule enregistrée autour du pourtour méditerranéen cette année. Les pics de température observés en Espagne (45 °C en Catalogne), en Italie (47,6 °C à Catane, en Sicile), en Algérie (48 °C à Alger)… illustrent bien l’aspect inédit du phénomène. Publiée le 25 juillet et fondée sur des données collectées dans le sud de l’Europe entre les 12 et 18 juillet, une étude du World Weather Attribution, un réseau international de chercheurs spécialisés dans la science de l’attribution, arrive à la conclusion que «les canicules en Europe et en Amérique du Nord auraient été quasiment impossibles sans le dérèglement climatique, tandis que celle qui sévit en Chine a été rendue au moins cinquante fois plus probable de ce fait». Le changement climatique augmente la fréquence, l’intensité et la durée des vagues de chaleur, confirme le rapport, qui prévoit une canicule de l’ampleur de celle de cette année tous les dix ans dans la partie méridionale de l’Europe. Le Vieux Continent apparaît particulièrement affecté par cette évolution puisque le World Weather Attribution estime que la canicule actuelle est plus chaude de 2,5 °C en Europe, mais «seulement» de 2 °C aux Etats-Unis et de 1 °C en Chine.
Il reste qu’on ne découvre pas aujourd’hui que le changement climatique dû à l’activité humaine a des effets sur les conditions de vie. Il y a donc quelque chose de dérangeant à entendre Kyriakos Mitsotakis, leader d’un parti de la droite de l’échiquier politique qui a rarement été la plus prompte en Europe à prendre en considération les questions environnementales, exciper de ce dérèglement climatique pour se défausser d’une responsabilité bien réelle. Entretenir la forêt pour éviter qu’elle s’embrase n’est pas une mission hors du (bien) commun.
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