Carte blanche
Environnement: « A l’heure où l’on parle de pause, un peuple indigène se meurt »
À l’heure où l’on parle de plus en plus de « pause » dans les politiques environnementales, un peuple indigène, à la frontière entre la Colombie et le Venezuela, lutte pour ne pas disparaître. Victime tout à la fois du changement climatique et de la violence armée.
En 2009, la Cour constitutionnelle colombienne alertait sur le processus d’extermination culturel et physique en cours du peuple indigène Yukpa, confronté aux déplacements forcés et aux assassinats. Aujourd’hui, ils seraient moins de 5 000. L’arrivée au pouvoir, le 7 août 2022, d’un président de gauche – une première en Colombie –, Gustavo Petro, va-t-il changer la donne ?
Colonisation et extractivisme
L’histoire récente du peuple Yukpa est celle de la dépossession et de la violence de la colonisation d’abord, de l’extractivisme, ensuite, qui reproduit les dynamiques coloniales. Au fur et à mesure de l’avancée des colons et du « développement », les Yukpa ont été chassés de leurs terres, cherchant plus loin et plus haut, dans la cordillère, un refuge. De sédentaires, ils sont devenus, par la force des choses, semi-nomades.
À partir des années 1960, le peuple Yukpa subit de plein fouet la mise en valeur de son territoire. Ce fut d’abord la production de coton. Puis vint la culture de la marijuana et de la coca – combattue par les gouvernements successifs par des fumigations aériennes de glyphosate –, à l’origine probable de nombreuses malformations des enfants Yukpa, l’exploitation du bois et, à partir des années 1980, l’extraction de charbon.
Quelle que soit la matière première exploitée, la matrice productive a suivi un schéma commun marqué par l’accaparement des terres indigènes et le déplacement forcé des populations, la dégradation de l’environnement et l’explosion de violences, orchestrées par des groupes armés afin de s’assurer le contrôle de ces ressources. Quant aux bénéfices (considérables), ils sont, comme cette économie, tournés vers l’extérieur, ne laissant sur place que la désolation.
Bien que la Colombie soit signataire de la convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) obligeant à organiser une consultation préalable sur toute activité qui affecte un territoire indigène, le peuple Yukpa n’a jamais été consulté. On a prétendu que l’exploitation se faisait sur des terres vierges et, qu’au vu de leur importance stratégique, de tels projets ne pouvaient être mis en cause, sinon par des détracteurs de la modernité et du progrès.
Transition
Premier producteur latino-américain de charbon (douzième au niveau mondial), la Colombie est la première source d’importation de charbon en Europe. Or, 60% de sa production se situe dans le département du César où vivent la grande majorité des Yukpa. L’essentiel de ce charbon est exporté et extrait de gigantesques mines à ciel ouvert, propriétés de multinationales, dont les principales sont la Nord-Américaine Drummond et la Suisse Glencore.
2022 a constitué une année record pour la Colombie. Avec l’invasion russe de l’Ukraine, le prix du charbon s’est envolé et l’Europe s’est tournée vers d’autres sources d’approvisionnement, dont la Colombie. La stratégie européenne de décarbonisation s’apparente dès lors plus à une délocalisation de la pollution qu’à une réelle transition énergétique.
Le nouveau gouvernement colombien a mis en avant un programme ambitieux afin de rompre avec la matrice productive du pays, en interdisant les nouveaux projets de mines de charbon à ciel ouvert et en organisant une gestion du territoire centrée sur l’eau et la justice environnementale. Encore faut-il pour cela vaincre l’opposition de l’oligarchie qui, dans ce pays particulièrement inégalitaire, tire ses richesses du contrôle des ressources naturelles et n’a pas hésité à recourir au paramilitarisme pour préserver ses privilèges.
Le peuple Yukpa cristallise tout à la fois la dette historique du conflit social armé colombien, les défis colossaux auxquels le pays est confronté et les enjeux de la transition écologique. C’est pour donner à voir une situation aussi grave qu’invisible et appeler à soutenir le programme de transition du gouvernement colombien qu’Esneda Saavedra, dirigeante Yukpa et chargée des droits humains au sein de l’ONIC (l’Organisation nationale indigène de Colombie), est actuellement en Europe.
Réparations
Le 8 mars dernier, elle a échappé de justesse à une tentative d’assassinat, faisant ainsi partie de la longue liste de leaders sociaux, menacés, agressés ou tués, en Colombie. Ni la paix signée, en 2016, avec la principale guérilla du pays, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ni l’arrivée de la gauche au gouvernement n’ont mis fin à cette guerre de basse intensité.
À l’assemblée générale des actionnaires de Glencore, en Suisse, où la multinationale se félicitait de ses bénéfices records, Esneda Saavedra est venue témoigner, dénoncer les violations des droits humains causés par l’entreprise, les déviations de rivières par l’activité minière, la pollution de l’eau et, plus globalement, leur part de responsabilité dans la destruction de la planète. « Vos bénéfices, c’est notre peuple qui meurt ».
Ce qui se joue dépasse le cadre des Yukpa et de la Colombie. En important des ressources naturelles colombiennes, dont le charbon, l’Europe a entretenu les violences sur place et fermé les yeux sur les liens entre paramilitaires et acteurs privés. D’où le débat actuel au sein du parlement européen pour mettre en place un devoir de vigilance contraignant les entreprises à respecter les droits humains. Mais, c’est trop peu et très tard. D’autant que ces mesures n’intègrent pas les droits environnementaux. Esneda Saavedra est venue en Europe pour dire le refus de son peuple de disparaître et sa soif de récupérer ses terres et ses vies. Son avenir aussi. Bref, pour obtenir justice et réparation. Pour le peuple Yukpa, mais aussi pour la Mère Terre et pour nous tous. Reste à savoir si nous l’entendrons et réagirons à temps ou si nous ferons comme les actionnaires de Glencore, répondant à la dirigeante indigène, « nous n’étions pas informés ».
Frédéric Thomas, Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au Centre tricontinental
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