En mai, tonte à l’arrêt : comment réinventer son rapport à la faune et à la flore
La gestion des jardins constitue souvent le summum de la maîtrise de la «nature». Une constante dans l’histoire de l’Occident. Que l’opération En mai, tonte à l’arrêt invite à repenser.
«La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins bien partagée. Dans de nombreuses régions de la planète, humains et non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables et selon des principes séparés ; l’environnement n’est pas objectivé comme une sphère autonome.» Dans Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005), le célèbre anthropologue français Philippe Descola faisait la démonstration que le regard sur ce qu’on appelle «nature» n’avait rien d’universel. Et que le terme lui-même, sans équivalent dans d’innombrables langues, introduisait une frontière entre l’homme et le reste du monde des vivants. Un dualisme flagrant à l’ère de l’industrialisation, exploitant et modelant ces derniers, quand ils ne relèvent pas d’une nature dite «sauvage», donc tout aussi extérieure à l’humain.
Le dualisme en nature accompagne presque toute l’histoire occidentale, depuis au moins Platon.
Il serait réducteur de considérer que le rapport entre l’homme occidental et la nature se manifeste de manière uniforme, ont fait remarquer d’autres penseurs: il existe autant d’êtres humains que de sensibilités plus ou moins marquées à son égard. Mais la manière la plus fréquente d’entretenir nos jardins, sans remise en question, ne relève-t-elle pas précisément du dualisme qu’évoque Philippe Descola? Tandis que le citoyen se rend à des dizaines voire à des milliers de kilomètres de chez lui pour admirer la beauté d’un paysage verdoyant prétendument intact, il bride souvent tant bien que mal la faune et la flore dès qu’elle s’exprime dans son jardin. Comme si son expression spontanée s’apparentait subitement, dans ce contexte de proximité, à une indésirable intrusion.
Entre béton et végétation
Planter des fleurs, mais les réduire à un rôle esthétique dans de proprets parterres. Tolérer les pâquerettes dans sa pelouse, mais pas les pissenlits pourtant précieux pour les pollinisateurs. Se plaindre de manquer de temps, mais tondre toute la surface de son gazon, y compris celle qu’on ne foule jamais, avant de faire la file au parc à conteneurs pour y déposer ses déchets verts, puis de céder à la tentation du robot-tondeuse. Apprécier la végétation spontanée en balade, mais acheter du gazon en rouleau. La liste de ces pratiques machinales est longue et relève d’un phénomène «Nimby» au sens propre comme figuré: «La nature sauvage, oui, mais pas dans mon jardin.» Dans cet espace singulier, carrefour entre le béton et la végétation, les arbitrages bénéficient davantage à l’artificiel qu’à la biodiversité environnante.
En mai, tonte à l’arrêt : les dates à retenir
A partir du 20 avril : inscrivez-vous ! Envie de participer? Rendez-vous sur enmaitontealarret.be et complétez le formulaire d’inscription. Déjà enregistré? Connectez-vous à votre compte pour accéder à votre profil BioPlanner.
Du 1er au 25 mai : laissez pousser et observez. Début mai, délimitez une zone de non-tonte sur votre gazon – idéalement la plus grande possible – et laissez-la pousser. Connectez-vous à votre profil BioPlanner pour enregistrer ses caractéristiques et y encoder les espèces (faune et flore) que vous observez.
Du 26 mai au 2 juin: comptez les fleurs sur 1 m². Délimitez aléatoirement un mètre carré dans votre zone de non-tonte. Consultez la section «Mon carré témoin» dans votre profil Bioplanner et répertoriez le nombre de fleurs pour chaque espèce présente. Enregistrez ces données avant le 3 juin.
Le 8 juin : les résultats. Découvrez dès le 8 juin l’indice nectar personnalisé de votre contribution à l’opération sur votre profil Bioplanner, ainsi que l’ensemble des résultats dans Le Vif du 8 juin et sur levif.be.
Dans la majorité des cas, ce sont avant tout les habitudes qui dictent les comportements. «Les changements que l’on propose ne génèrent pas forcément des craintes en tant que telles, observe Pierre-Laurent Zerck, conseiller technique à l’asbl Adalia 2.0, partenaire de l’opération «En mai, tonte à l’arrêt». Les réflexions relèvent plutôt du discours: « On a toujours fait comme ça, pourquoi changer? » On les rencontre tant dans le chef des particuliers que des pouvoirs publics.» Ce n’est que dans un second temps qu’arrivent les objections pratiques: accueillir le match de foot improvisé des enfants, éloigner les nuisibles du bac potager, se prémunir de l’apparition d’espèces envahissantes, éviter la fauche…
Les jardins comme les parcs publics ont vocation à rester partiellement fonctionnels pour l’homme. «Chaque jardin a sa propre réalité, poursuit l’expert d’Adalia 2.0. Je prends souvent mon propre exemple. Biologiste et écologiste de formation, je suis particulièrement sensible à la nature et à l’environnement. Pourtant, je ne peux pas me permettre de laisser les limaces proliférer dans mon potager. Quand on veut mettre en place une démarche favorable à la biodiversité, il faut garder une partie de plaisir. On peut ainsi rester attaché à une pelouse majoritairement tondue tout en réservant une petite partie plus écologique dans son jardin.» Tout serait donc une question de compromis entre la place pour l’homme, souvent démesurée, et celle pour la biodiversité, limitée voire éradiquée dans les jardins les plus aseptisés.
Même quand elle souligne l’intérêt de laisser plus de place à la faune et à la flore, une telle affirmation demeure dans la lignée de l’opposition entre l’humain et le reste du monde du vivant. Une frontière permanente aux fondements très anciens. «Le dualisme en nature accompagne presque toute l’histoire occidentale, depuis au moins Platon, retrace Rémi Beau, chargé de recherche en philosophie au CNRS à l’Institut d’Ecologie et des Sciences de l’environnement de Paris et auteur du livre Ethique de la nature ordinaire (éd. de la Sorbonne, 2017). Progressivement, il a été réaffirmé par le christianisme. Dans un article de 1967 sur les origines de la crise écologique, l’historien américain Lynn White Jr. le décrit comme la religion la plus anthropocentriste du monde. Par la suite apparaît ce que l’on caractérise comme la modernité philosophique et scientifique, avec deux figures centrales. D’une part Francis Bacon qui, en théorisant la méthodologie de la science expérimentale moderne, lui donne pour but la domination de la nature. Et de l’autre Descartes, très critiqué pour avoir instauré le fameux dualisme entre les sujets pensants et le reste des choses et du vivant.»
« Il y a aussi, en Occident, des pratiques qui nous mettent en relation étroite avec la nature. »
Une place que la nature ne doit pas quitter
Ces étapes préfigurent l’ère de l’industrialisation, apothéose d’un rapport de maîtrise sur le vivant qui se traduit, entre autres, par l’agriculture intensive, la déforestation ou la canalisation massive des cours d’eau. Un rapport ambivalent se dessine, à mesure que l’homme exploite les ressources du vivant auquel il attribue pourtant d’autres qualités. «Au cours du XIXe siècle, on observe une forme de spatialisation du dualisme, poursuit Rémi Beau. On considère ainsi qu’il y a des espaces dans lesquels la nature doit être maîtrisée ou transformée, mais qu’il peut aussi être intéressant de préserver des espaces naturels, dans un premier temps pour des raisons spirituelles, esthétiques ou récréatives. Le préservationnisme donne ainsi une place à la nature, mais qu’elle ne doit pas quitter.»
Si l’ambivalence reste omniprésente dans le regard qu’il lui porte, l’homme a depuis lors pris conscience des indispensables services écosystémiques de la nature, outre l’attention portée à sa valeur intrinsèque, qui n’a jamais disparu. «Enormément de démarches témoignent du fait que le lien à la nature n’est pas rompu, tempère-t-il. Il se cultive encore dans des pratiques de cueillette, de botanistes, de naturalistes… Il ne faudrait donc pas déduire d’une approche assez généralisante qu’il n’y a pas aussi en Occident des pratiques qui nous mettent en relation étroite avec la nature.» Dans son livre Les Veilleurs du vivant (éd. Empêcheurs de penser en rond, 2022), l’anthropologue française Vanessa Manceron met par exemple en lumière la fine connaissance des naturalistes du Somerset, en Angleterre, où amateurs et professionnels produisent «un savoir déambulatoire» à travers l’observation de la faune et de la flore.
En Belgique également, la prise de conscience relative aux nuisances environnementales et à l’effondrement de la biodiversité remet profondément en cause le besoin de contrôler la nature. Malgré l’évidente résistance au changement, Adalia 2.0 constate une évolution des pratiques. Du côté des communes, ce fut d’abord sous la contrainte, depuis l’interdiction de recourir aux produits phytopharmaceutiques dans les espaces publics, introduite progressivement de 2014 à 2019 en Wallonie. «Les pesticides faisaient gagner énormément de temps aux communes dans la gestion de leurs espaces verts, commente Maïté Loute, conseillère technique chez Adalia 2.0. Avec la législation « zéro phyto », même les plus réticentes ont dû opter pour la gestion différenciée. Le principe, c’est d’entretenir les espaces en fonction de leur usage et en utilisant le moins de temps possible.» Chez les particuliers, Pierre-Laurent Zerck observe aussi une modification des mentalités, même si les réactions restent très variées. «Certains sont ouverts à l’idée de gérer leur jardin d’une nouvelle manière, d’autres sont convaincus qu’ils ne veulent pas faire de la gestion différenciée, quels que soient les arguments que l’on avance. Mais cet état d’esprit n’est plus majoritaire.»
Des obstacles divers
En pratique, la gestion différenciée se heurte encore parfois à des règlements de police anachroniques ou aux remarques du voisinage sur ce que doit être un jardin «bien entretenu». «Dans les textes législatifs, le fait de prendre soin de sa propriété inclut souvent la nécessité d’entretenir ses espaces verts, souligne Rémi Beau. Une partie de la population perçoit encore négativement l’idée de laisser faire la nature.» A cela s’ajoute le risque bien réel qu’une zone moins entretenue attire les dépôts sauvages de déchets. «Cela permet de préciser qu’il ne faut pas arrêter d’intervenir partout, mais diriger les actions là où elles se justifient, poursuit-il. Il s’agit en quelque sorte de renverser le principe de base selon lequel il faut impérativement intervenir.»
Entretenir aussi peu que possible, mais autant que nécessaire. Après des siècles de dualisme occidental opposant l’homme et la nature en tant que reste du vivant, ce nouveau paradigme dans les parcs et jardins amène, par petites touches, un nouvel équilibre. Bien plus en phase avec la lutte contre l’effondrement de la biodiversité, intrinsèquement lié à l’activité humaine.
Des discours trop fréquents
«Gérer un jardin de manière plus naturelle prend trop de temps.» La tonte régulière de la pelouse donne l’illusion de maîtriser le temps que l’on consacre à son jardin, par opposition à un laissez-faire que l’on croit difficilement gérable par la suite. A moins de disposer d’une tondeuse robot, la tonte est pourtant une activité chronophage. «Plus on tond à ras, plus on devra tondre, c’est un cercle vicieux», prévient l’asbl Adalia. Laisser faire la nature sur un espace précis constitue au contraire un gain de temps, que la fauche éventuelle, une ou deux fois par an, n’annihilera en rien.
«La végétation deviendra incontrôlable.» Comme le suggère l’opération En mai, tonte à l’arrêt, il ne s’agit pas nécessairement de laisser faire la nature dans tout son jardin, mais dans une partie appropriée de celui-ci. «D’une part, il est impossible de se laisser déborder en essayant la gestion différenciée sur un mois ou même une année, rappelle Pierre-Laurent Zerck, conseiller technique chez Adalia. D’autre part, il y a toujours une solution efficace à mettre en place si l’on veut éviter les ronces ou d’autres espèces que le particulier jugerait problématiques dans sa situation.»
«Je n’aime pas les pissenlits.» Beaucoup considèrent les pissenlits comme une espèce indésirable, en raison de leur tige laiteuse quand elle casse et de leur propension à s’épandre facilement. Au-delà du désintérêt encore fréquent pour la biodiversité ordinaire, le pissenlit est pourtant une espèce très mellifère, dont la forme singulière se prête à l’accueil des abeilles.
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