Els Vermeulen, la Belge qui voulait sauver les baleines: « Nous devons coopérer avec les animaux »
La biologiste belge Els Vermeulen a fait des baleines l’œuvre de sa vie. Elle prévient: si la plupart des populations sont en augmentation, nous devons rester vigilants.
Peu de gens concrétisent leur rêve d’enfant. Els Vermeulen l’a accompli. Sa chambre de petite fille était tapissée de posters de baleines et de dauphins. Dès l’âge de 6 ans, elle savait qu’elle voulait les sauver et qu’elle devrait s’expatrier pour y parvenir. Elle est devenue biologiste et a consacré sa thèse aux baleines franches australes, au large des côtes argentines. Elle s’est ensuite installée en Afrique du Sud. Elle vit aujourd’hui à Hermanus, la principale ville baleinière du pays, où elle dirige le département de recherche sur les baleines de l’université de Pretoria. Experte internationale, elle est mieux placée que quiconque pour évaluer l’état des populations de baleines autrefois menacées.
Les baleines se portent bien. C’est du moins l’impression générale. Est-ce exact?
D’une manière générale, oui. Depuis l’interdiction de la chasse, la plupart des populations sont en augmentation. Il y a toutefois quelques exceptions, comme la baleine franche boréale, qui souffre beaucoup des collisions avec les navires et de l’enchevêtrement dans les filets de pêche. Sa population totale est estimée à peine à quatre cents individus, ce qui est dangereusement bas. Son homologue de l’hémisphère sud, la baleine franche australe, se porte bien.
Toutefois, la crainte que le réchauffement climatique n’entrave la renaissance des baleines est de plus en plus prégnante…
En effet, nous constatons une augmentation moindre des populations d’un certain nombre d’espèces. Des eaux océaniques plus chaudes impliquent moins de glace de mer et moins de krill, cet ensemble de minuscules crustacés qui constituent la principale nourriture des baleines à fanons. En tant que scientifiques, nous devons tenir compte de toutes les données, dont celle selon laquelle moins de krill circule dans les écosystèmes aujourd’hui qu’il y a des siècles. Avec, pour conséquence, que les populations de baleines ne pourraient plus atteindre leur niveau initial. D’autre part, nous constatons, en Antarctique, que d’autres animaux pour lesquels le krill est un élément essentiel de la chaîne alimentaire – les manchots, les otaries… – sont également en difficulté. Il s’agit certainement d’une conséquence du réchauffement climatique.
Est-il utopique de croire qu’un jour la population des baleines reviendra à son niveau d’antan, avant la chasse?
Cela dépend des espèces. La baleine à bosse semble y être parvenue. Les femelles de cette espèce peuvent donner naissance à des petits chaque année, ce qui lui confère une forte capacité de rétablissement. L’orque du Sud, elle, ne donne naissance qu’à un petit tous les trois ans, de sorte que ses individus ne représentent pas plus de 20% de sa population d’auparavant. Pour la plus grande des baleines, la baleine bleue, ce chiffre chute à 2%.
Devons-nous nécessairement revenir aux chiffres historiques?
Non, mais nous devons rester vigilants. On dénombre actuellement environ vingt mille baleines franches australes au total, ce qui est encore peu. Il suffit de peu de choses pour que l’espèce soit à nouveau en difficulté.
Les excréments des baleines permettent au plancton de se multiplier et de capter du CO2 supplémentaire.
Selon une étude, si la population des grandes baleines revenait à son niveau d’origine, ces animaux pourraient contrer certains effets du réchauffement climatique. Est-ce réaliste?
A ce sujet, mon sentiment est mitigé. Nous travaillons avec des biochimistes pour comprendre quel pourrait être le rôle des baleines dans ce cadre. Nous savons qu’elles ont un impact énorme sur leur environnement, rien que par leur taille. Leurs excréments, par exemple, agissent comme une sorte d’engrais pour l’océan, permettant au plancton de se multiplier et de capturer du CO2 supplémentaire. Mais il ne semble pas réaliste, à l’heure actuelle, que les populations se développent à nouveau au point qu’un effet se fasse sentir à l’échelle de la planète. L’écosystème doit en outre pouvoir supporter leur présence. Nous devons coopérer avec les animaux. Si nous faisons des efforts en réduisant les émissions de gaz à effet de serre, nous augmentons les chances que la croissance des populations de baleines ait un effet significatif.
Quelle est votre espèce préférée?
Mon premier amour est la baleine franche australe. C’est la première baleine que j’ai vue et la première que j’ai étudiée. C’est pourquoi elle restera probablement toujours mon espèce préférée.
Vous avez vécu en Argentine et vous êtes installée désormais en Afrique du Sud. Où préférez-vous être?
En Afrique du Sud. La nature y est beaucoup plus présente qu’en Argentine. Par ailleurs, les moyens y sont plus conséquents, y compris pour la recherche scientifique. Cela s’explique en partie par le fait que l’observation des baleines y est une source de revenus importante. Une étude sur les effets économiques de l’observation des baleines a été publiée dans les années 1990. Nous avons l’intention de la mettre à jour pour tenter de déterminer l’ampleur de l’impact négatif que pourrait avoir le réchauffement climatique sur le secteur.
A Hermanus, il existe également un tourisme axé sur les requins. On peut, par exemple, y observer des grands requins blancs au travers de cages immergées dans l’eau.
Oui, mais les requins blancs ont désormais des prédateurs. Deux orques mâles ont appris à les attaquer. Ils les retournent sur le dos pour les empêcher de bouger, puis leur ouvrent le ventre pour manger leur foie, qui représente un tiers de leur poids. Les requins ont fini par se déplacer, terrorisés par les orques. C’est fascinant qu’un grand prédateur ait peur d’un autre.
Comment se porte l’orque à l’échelle mondiale?
Ce n’est pas clair, car il est difficile de l’étudier. Dans certains endroits du monde, les populations se déplacent à peine, comme en Norvège et dans l’ouest du Canada, mais ailleurs, notamment ici, en Afrique du Sud, ces animaux vivent en haute mer et peuvent parcourir de grandes distances en peu de temps. Nous ne savons donc pas ce qu’il en est précisément.
Qu’en est-il de la population des dauphins, dont l’orque est le plus grand représentant?
Pas moins de 70% des dauphins des zones côtières sont en danger d’extinction. En Afrique du Sud, par exemple, nous avons le dauphin à bosse, dont le nombre d’individus est en forte baisse. Nous ignorons pourquoi. C’est un problème, car si l’on ne sait pas à quoi est dû un déclin, il est compliqué de prendre des mesures pour le contrer. En Argentine, la population des grands dauphins chute, bien que nous ne trouvions pas d’animaux morts échoués et que le taux de survie des adultes soit élevé. Nous soupçonnons une trop faible reproduction pour compenser entièrement la mortalité.
S’agit-il d’un effet de la contamination par le plastique ou d’autres polluants chimiques?
C’est possible. Nous savons qu’il existe un problème de transmission de métaux lourds par le lait de la mère à son petit. Ce qui peut compromettre ses chances de survie.
La Commission baleinière internationale (CBI), créée pour contrôler l’interdiction de la chasse à la baleine, s’occupe-t-elle également de ces problèmes?
Seule la section scientifique de la CBI, dont je suis membre, s’en occupe. La section politique ne s’intéresse qu’aux baleines à fanons, pour lesquelles elle a été créée. En tant que scientifiques, nous nous préoccupons aujourd’hui, par exemple, du sort du vaquita (NDLR: un marsouin) dans le golfe de Californie: c’est le cétacé le plus rare au monde, en danger critique d’extinction, il en reste à peine vingt. Nous faisons de même pour d’autres dauphins menacés. Mais nos préoccupations ne parviennent que difficilement à la sphère politique.
La bataille pour la conservation du vaquita n’est-elle pas déjà perdue?
Cette question s’est posée pour la première fois l’an dernier. La situation est compliquée. En tant que biologiste, il faut être objectif. Or, des facteurs émotionnels entrent en jeu, comme la question de savoir s’il faut ou non se battre jusqu’au bout pour une espèce que nous sommes nous-mêmes en train de détruire. Idem pour la chasse à la baleine: n’est-il pas souhaitable de l’autoriser, dans une certaine mesure et en certains endroits, pour répondre aux besoins alimentaires de l’humanité?
N’est-ce pas la porte ouverte à une certaine dérive?
C’est vrai, et nous ne le voulons pas. Mais je vois qu’ici, en Afrique du Sud, dès qu’une baleine s’échoue près d’un bidonville, elle est immédiatement démembrée à la machette pour en consommer la viande. Alors qu’on ignore de quoi l’animal est mort et combien de temps il est resté hors de l’eau. C’est le cadet des soucis des personnes qui ont faim.
Chez nous, les baleines échouées sont une attraction touristique. Pourquoi un tel «voyeurisme»?
Sans doute parce qu’il s’agit de très grands mammifères mythiques. Que l’on a rarement l’occasion de voir. Même en mer, on n’aperçoit souvent que leur queue ou leur dos.
Sont-elles des animaux intelligents?
Les orques et les autres baleines à dents le sont certainement. Elles ont des techniques de chasse sophistiquées et vivent dans des structures sociales particulières. Ce n’est pas le cas, par contre, des baleines à fanons, plus solitaires et qui se nourrissent en broutant l’océan, un peu comme les vaches dans les prés. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’être très intelligent ou capable de résoudre des problèmes.
Pourtant, les animaux semblent parfois regarder les humains avec autant d’intérêt que l’inverse.
Les vaches aussi fixent les passants. Cela ne me semble pas suffisant pour les qualifier d’intelligentes.
Les baleines à fanons ne sont-elles pas capables de se réunir en groupes?
Seulement s’il y a beaucoup de nourriture. Le krill peut être présent en grandes concentrations, amenant des dizaines et parfois des centaines de baleines à proximité les unes des autres. Elles n’ont pas pour autant beaucoup de contacts sociaux. Elles sont solitaires.
L’Islande, la Norvège et le Japon sont les seuls pays au monde qui chassent encore les baleines…
Il semble y avoir, en Islande, une certaine pression politique pour abolir la chasse. Le secteur est probablement déficitaire et ne répond sans doute qu’à une tradition mal comprise. La Norvège chasse plus de baleines que l’Islande et le Japon réunis, mais il y a peu d’opposition, en partie parce que cela ne semble pas nuire aux populations. Le Japon ne chasse plus que dans ses eaux territoriales. Il consacre beaucoup d’argent à la recherche scientifique sur les baleines de l’océan Austral, que nous regardons avec méfiance car nous ne savons pas exactement quel est l’objectif des études. Les Japonais s’intéressent-ils vraiment aux baleines ou veulent-ils se préparer à une éventuelle reprise de la chasse dans les eaux internationales? Nous n’en savons rien.
Le Japon s’est retiré de la Commission baleinière.
Oui, ce qui a immédiatement entraîné une réduction d’un tiers du budget. Avec de nombreuses conséquences. Par exemple, le comité scientifique ne pourra plus se réunir tous les ans, seulement de manière bisannuelle.
Ce comité est-il encore utile alors que la chasse à la baleine a été en grande partie abolie?
Il reste important de veiller à ce que le moratoire sur la chasse ne soit pas enfreint. Nous essayons également de maintenir la pression pour qu’un maximum d’océans soient protégés à l’échelle internationale en tant que réserves naturelles. Par conséquent, si le moratoire devait être rompu, la chasse ne serait de toute façon plus autorisée dans une grande partie des océans. Nous devons nous préparer à tous les scénarios.
Ne peut-on rien faire contre les terribles massacres de globicéphales et autres dauphins au large des îles Féroé?
Cette question n’est pas abordée par la CBI, pas même par le comité scientifique. Le Danemark reste obstinément opposé à toute intervention. Même la question de savoir s’il est éthique de poursuivre cette chasse n’est pas abordée.
Un petit pays comme la Belgique, qui n’a pratiquement pas de baleines, joue-t-il un rôle important au sein de la CBI?
Certainement, il ne faut pas le sous-estimer. Stephanie Langerock, commissaire belge à la CBI, fait un excellent travail. Elle a même présidé le sous-comité chargé d’étudier les prises accidentelles de baleines dans les filets de pêche. Personnellement, je travaille désormais en tant que scientifique indépendante à la CBI. Ce statut a l’avantage de me permettre de dire ce que je pense, sans devoir tenir compte du point de vue d’un gouvernement.
D’où vient votre fascination pour les baleines?
Elle a toujours existé. C’est sans doute une sorte de vocation, qui sait?
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