De 16 tonnes par an à… 0 : pourquoi et comment réduire son empreinte carbone personnelle
Seize tonnes par an: c’est la quantité moyenne de gaz à effet de serre que le Belge émet pour assurer son train de vie, c’est-à-dire son empreinte carbone individuelle. L’urgence climatique l’exhorte à tendre vers «l’objectif zéro».
C’est un spectre invisible et silencieux, qui accompagne chaque choix quotidien. Il est là quand vous prenez la voiture, achetez un vêtement ou un meuble, mangez devant un film, envoyez un e-mail ou partez en vacances. Contrairement à Osiris dans l’Egypte antique, qui pesait les bonnes et mauvaises actions pour déterminer le sort des âmes des défunts, ce spectre n’est pas là pour juger. S’il fallait lui donner une apparence, ce serait celle d’un mathématicien imperturbable, consignant dans un long carnet vos moindres faits et gestes, avec un seul et même but: mesurer le total des émissions de gaz à effet de serre associées à chacun d’eux. Ce spectre, c’est ce qu’on appelle l’empreinte carbone.
Celle-ci désigne le total des émissions de gaz à effet de serre – principalement le CO2, le méthane et le protoxyde d’azote – liées à la consommation de biens et services d’une collectivité, d’une entreprise ou d’une personne. «Ce lien peut être direct, par exemple le mazout ou le gaz utilisé pour chauffer une habitation, ou indirect, par exemple l’achat d’un objet dont la production a demandé de l’énergie tirée de combustibles fossiles», précise la Plateforme wallonne du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) dans sa lettre n°9 (2018). L’empreinte carbone représente une part substantielle (50% à 60%) de l’empreinte écologique qui, elle, s’exprime en hectares globaux (hag) et inclut d’autres indicateurs tels que la consommation d’eau, de terres, de ressources naturelles.
Estimer son empreinte écologique
Effondrement de la biodiversité, continents de plastiques, épuisement des ressources et des sols… L’homme est responsable de bien d’autres maux que le réchauffement climatique. Le calcul de l’empreinte écologique, exprimée en hectares globaux par habitant et par an, tente d’agréger l’ensemble des conséquences négatives, qui ne se limitent pas aux seules émissions de gaz à effet de serre. Celui-ci permet, entre autres, de déterminer le fameux «jour du dépassement», ce moment du calendrier à partir duquel l’homme a consommé toutes les ressources que la Terre pouvait produire en un an. Cette date dépend, elle aussi, du mode de vie. Ainsi, en 2023, la date du dépassement au niveau mondial est fixée au 2 août. Si toute la planète vivait comme la Belgique, elle serait survenue le 26 mars dernier. Précision utile: agir sur son empreinte carbone par la sobriété engendre inévitablement des bénéfices sur le plan de l’empreinte écologique personnelle. Le Global Footprint Network propose un outil intuitif pour estimer celle-ci.
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Les effets du mode de vie ne peuvent se mesurer à l’aune des seules émissions produites dans le pays.
De même que le réchauffement climatique n’a pas de frontière, il n’est pas pertinent de mesurer les effets du mode de vie d’un Belge à l’aune des seules émissions produites dans le pays: celui-ci consomme un grand nombre de biens fabriqués ailleurs. Comme le montrent les données de l’Insee (Institut national français de la statistique et des études économiques), qui a fait les comptes pour l’ensemble des pays de l’Union européenne en 2018, 60% de l’empreinte carbone de la Belgique provient de l’extérieur de ses frontières: 23% depuis d’autres pays de l’UE et 37% du reste du monde. En d’autres termes, la Belgique fait majoritairement porter à d’autres pays le poids des émissions de gaz à effet de serre lui permettant d’assurer son train de vie.
Afin d’être complète, l’empreinte carbone annuelle par habitant tente d’inclure ces émissions importées. Les estimations varient selon l’année de calcul, la méthodologie et les gaz à effet de serre pris en compte: uniquement le CO2, ou l’ensemble de ceux-ci, que l’on exprime alors en équivalent CO2 (CO2-eq). En Belgique, la plateforme wallonne du Giec, pour sa part, retient l’hypothèse de seize tonnes de CO2-eq par habitant et par an. De son côté, le Bureau du plan a récemment fait les comptes pour chaque Région du pays, en se limitant toutefois au seul CO2. Verdict: 11,1 tonnes par personne en Flandre, 9,9 en Région de Bruxelles-Capitale et 9,4 en Wallonie.
Il existe une confusion fréquente entre l’empreinte carbone personnelle et les émissions de gaz à effet de serre par habitant, qui servent de standard pour les comparaisons internationales. Si la première inclut bel et bien les émissions importées dans le calcul, les secondes se limitent à diviser les émissions ayant lieu dans un territoire par son nombre d’habitants. Logiquement, de tels chiffres biaisent la réalité. Dans un pays comme la Belgique, davantage importatrice de produits – et donc de gaz à effet de serre –, les émissions par habitant sont inférieures à leur empreinte carbone réelle. Dans «l’usine du monde» qu’est la Chine, majoritairement exportatrice, c’est exactement l’inverse.
Le mythe de «l’objectif deux tonnes»
Adoptés en 2015, les Accords de Paris visent à «limiter à 2 °C le réchauffement planétaire au cours du siècle présent, tout en poursuivant l’action menée pour le limiter encore davantage à 1,5 °C». En parallèle, plusieurs études ont tenté d’estimer, sur la base d’hypothèses et d’horizons variés, le «budget carbone» dont l’humanité pourrait encore disposer chaque année afin de limiter les conséquences futures du réchauffement climatique. De ce conglomérat de rapports est sorti un chiffre diffus, couramment associé aux Accords de Paris: maximum deux tonnes de CO2 par habitant et par an, en moyenne planétaire.
La majorité des chercheurs ne pensent pas que la technologie nous sauvera.
Un tel objectif nécessiterait déjà des efforts sans précédent. Mais ce qui pose davantage problème, c’est qu’il est faux. Il n’émane ni du traité international ni du Giec. Il n’intègre pas non plus les autres gaz à effet de serre. Comme le confirme le climatologue Jean-Pascal van Ypersele (UCLouvain), en marge de sa campagne de candidature à la présidence du Giec, «c’est un mythe répandu de croire que des émissions de deux tonnes par personne et par an permettraient de satisfaire les objectifs de Paris. Ce sont des émissions nettes nulles (NDLR: réussir à absorber autant de gaz à effet de serre que ce que l’homme émet), puis négatives, auxquelles il faut arriver le plus vite possible.»
De seize tonnes de gaz à effet de serre par personne et par an à zéro: voilà donc le défi gigantesque auquel notre mode de vie est confronté. Une action urgente, à défaut de laquelle l’humanité s’orientera vers des hausses de température moyennes de 2ºC, 3ºC, voire 4°C, dans les prochaines décennies – soit autant de scénarios jugés catastrophiques par la quasi-totalité du monde scientifique. «Chaque augmentation du réchauffement climatique intensifiera les risques multiples et simultanés, avertit le Giec, dans la synthèse de son sixième rapport d’évaluation sur l’évolution du climat, parue en mars dernier. Des réductions profondes, rapides et durables des émissions de gaz à effet de serre conduiraient à un ralentissement perceptible du réchauffement climatique d’ici à environ deux décennies.» La trajectoire actuelle ne permet toutefois pas d’envisager une telle issue.
De grandes disparités selon les revenus
Comme le confirment de nombreuses études, l’empreinte carbone est positivement corrélée au niveau de revenus. D’après une recherche menée par Oxfam et le Stockholm Environment Institute (SEI), les 10% les plus riches de la population mondiale étaient responsables de 52% des émissions de CO2 entre 1990 et 2015. Le «World Inequality Report 2022» dresse un constat encore plus marqué, ces derniers contribuant à hauteur de 65% aux émissions mondiales durant l’année 2019. Il apparaît aussi qu’un pour cent des personnes les plus riches pollue davantage (17%) que la moitié la plus pauvre de la population mondiale (12%).
Nul besoin d’en arriver au cas extrême des milliardaires pour constater que l’empreinte carbone d’un ménage belge peut rapidement tripler dès qu’il dispose d’un train de vie plus aisé que la moyenne. Dans une société où l’on est «toujours le pauvre d’un autre», ces inégalités flagrantes n’invitent logiquement pas à l’action individuelle. Pourquoi les ménages à bas ou moyens revenus devraient-ils faire des efforts, vu les largesses que s’offrent les grands de ce monde? C’est l’une des objections fréquentes de nombreux citoyens. «Il n’y aura pas de transition si elle n’est pas perçue comme étant juste, acquiesce Francesco Contino, professeur à l’Ecole polytechnique de l’UCLouvain et spécialiste de l’énergie. Rappelons que l’apparition du mouvement des gilets jaunes n’est pas due à la seule augmentation du prix des carburants, mais au fait que, quelques semaines avant, le gouvernement français avait diminué les taxes sur les plus riches. Il est inadmissible que, par l’effet de la chance, de l’extractivisme ou de l’exploitation, certains puissent continuer à polluer en payant.» Un avis que partage Simon Létourneau, cofondateur de la plateforme et application française Carbo, permettant notamment aux citoyens de suivre l’évolution de leur empreinte carbone : «Il y a une rupture de contrat social entre les citoyens et l’Etat, ce dernier tolérant des comportements de la part de certaines fortunes ou entreprises, qu’il n’accepterait pas à une échelle individuelle.»
Déresponsabilisation
A cela s’ajoute une autre forme de déresponsabilisation, due cette fois à la répartition sectorielle (industrie, transport de marchandises, pouvoirs publics, agriculture…) ou géographique (les autres continents et les pays émergents) des émissions de gaz à effet de serre. Un argument qui n’est que partiellement recevable. Non seulement parce que les ménages forment une part substantielle des consommateurs finaux des secteurs concernés. Mais aussi parce qu’il est réducteur d’imputer l’entière responsabilité des émissions au territoire d’où elles proviennent, quand les produits qui en résultent servent à notre mode de vie. «Ce n’est toutefois vrai que jusqu’à un certain point, nuance Francesco Contino, soulignant à cet égard les enseignements de la conférence Beyond Growth, organisée en mai dernier par le Parlement européen. Comme le système capitaliste repose sur la croissance, l’industrie doit continuer à vendre des choses, et donc créer de nouveaux besoins. Il est de ce fait un peu injuste d’attribuer l’entière responsabilité aux ménages, puisque cette logique capitaliste tire d’une certaine manière avantage de nos faiblesses.»
L’introduction de la sobriété sera vouée à l’échec tant qu’elle apparaît comme un catalogue de sacrifices.
Outre l’effet systémique que pourrait induire un changement massif des comportements des ménages, l’exemplarité constitue une autre raison de passer à l’action, souligne Simon Létourneau: «A l’échelon individuel, il ne faut pas nécessairement s’attendre à changer le monde. Fermer le robinet en se brossant les dents, par exemple, n’a aucun impact à l’échelle globale. Aucun. En revanche, l’aspect pédagogique de tels gestes est excessivement fort, pour les générations actuelles et futures.»
L’obsolète opposition techno vs sobriété
Ces dernières années, la vision techno-optimiste, selon laquelle la technologie permettra de régler la question climatique, n’a cessé de perdre des plumes. D’une part parce qu’elle ne règle pas le problème de l’épuisement des ressources ou de l’effondrement de la biodiversité. D’autre part parce qu’une série de technologies ou de sources d’énergies prometteuses (les carburants synthétiques verts, l’éventuelle fission nucléaire…) ne seront pas prêtes à grande échelle avant vingt, voire cinquante ans. «Il reste encore des exceptions, mais la grande majorité des chercheurs ne pensent pas, ou plus, que la technologie nous sauvera, souligne Francesco Contino. De mon point de vue, il serait irresponsable de faire un tel pari sur l’avenir, qu’il s’agisse de croire que l’on peut faire passer certaines technologies actuelles à l’échelle supérieure ou d’en découvrir de nouvelles. Bien sûr, il faut poursuivre les efforts en ce sens, installer un maximum d’éolien, de photovoltaïque. Mais il faut en parallèle miser sur ce que je préfère appeler la suffisance, plutôt que la sobriété. C’est-à-dire: quand a-t-on atteint un niveau décent de confort?»
Les scénarios que Le Vif a établi pour trois ménages, aux caractéristiques réalistes et variées, le prouvent: même en combinant plusieurs efforts individuels et une hypothétique réduction additionnelle de 30% des émissions dans les toutes prochaines années, grâce à divers progrès techniques (meilleure efficacité énergétique de l’industrie, du transport, des bâtiments…), l’empreinte carbone reste largement problématique. Les chiffres qui en résultent soulignent à quel point le passage à l’action s’avère décisif – et inévitable pour un monde vivable.
Passer à l’action
Agir, donc. Mais comment? En premier lieu, il est édifiant d’estimer, poste par poste, son empreinte carbone individuelle. Une démarche aux enseignements très variés, que l’on peut utilement réaliser pour chaque membre du ménage. L’un sera surpris de constater que son alimentation représente pas moins de 30% de son empreinte carbone, tandis qu’un autre s’attardera sur les 60% émanant de son usage de la voiture et de l’avion. Ensuite, certains simulateurs proposent un suivi de l’empreinte carbone, en fonction des actions effectivement menées par la personne ou le ménage concerné.
Calculer son empreinte carbone individuelle
Plusieurs outils en ligne permettent d’estimer son empreinte carbone annuelle, voire de l’ajuster par la suite. Parmi eux:
Le calculateur de l’Agence wallonne de l’air et du climat (Awac)
Avantages: facteurs d’émissions adaptés à la Belgique, précision des informations encodées, «possibilité d’activer un mode action», sauvegarde des données.
Inconvénients: estimations parfois complexes ou difficiles, plus chronophage et techniques que d’autres simulateurs.
Avantages: ergonomie, facilité d’utilisation, documentation du site, application également disponible sur smartphone, possibilité de suivre les dépenses bancaires pour traquer l’évolution de l’empreinte carbone.
Inconvénients: facteurs d’émissions français moins pertinents dans certains cas (ex: mix électrique), pas de possibilité de lier les dépenses depuis une banque belge.
Avantages: ergonomie, facilité d’utilisation, clarté des comparaisons des impacts CO2, alimentation et transport.
Inconvénients: facteurs d’émissions français moins pertinents dans certains cas, pas de calculateur de l’empreinte carbone globale.
Parcourir 5 000 kilomètres de moins avec une voiture classique moyenne? Cela peut représenter 1,2 tonne de CO2-eq en moins. Un voyage en train plutôt qu’en avion – la voiture n’offrant pas toujours un gain par rapport à ce dernier – en Europe? Deux tonnes en moins. Consommer moins d’aliments emballés, de viande rouge, de charcuterie ou de produits laitiers, tout en privilégiant la qualité et le local? Cinq cents kilos à une tonne de moins pour un ménage de quatre personnes. Ou encore: diviser par deux le nombre de vêtements neufs achetés et la quantité de déchets ménagers, opter pour des appareils numériques reconditionnés…
Au-delà du caractère approximatif de ces chiffres, qu’un simulateur d’empreinte carbone peut adapter au cas par cas, il reste un obstacle de taille: comment concilier la nécessaire sobriété avec les goûts, envies et aspirations de chacun? L’introduction de la sobriété en filigrane de nos modes de vie sera vouée à l’échec aussi longtemps qu’elle apparaît comme un catalogue de sacrifices. C’est d’ailleurs l’une des préoccupations – parmi d’autres – que sept universitaires belges en sciences du comportement ont exprimées, à travers une carte blanche parue dans Le Soir en janvier dernier: «Pour que ce changement se fasse dans les domaines aussi personnels que la consommation, le logement ou le transport, il doit s’inscrire dans un contexte social différent […]. Une expertise sur le comportement humain et les mécanismes de changement est essentielle.»
« D’une certaine manière, la logique capitaliste tire avantage de nos faiblesses. »
De nombreux experts avancent l’option consistant à consommer moins, mais mieux. «N’arrêtons pas nécessairement de manger du bœuf, illustre pour sa part Francesco Contino. Mais organisons, à un moment précis dans l’année, un festin qualitatif du bœuf, façon “all you can eat”, puisque l’estomac humain ne peut de toute façon pas compenser en un jour ce qu’il n’a pas consommé le reste de l’année. Partons beaucoup moins en avion, mais partons très loin et très longtemps. Faisons en sorte que ce voyage en avion soit exceptionnel, comme ce fut le cas autrefois. Bien sûr, cela suppose une adaptation dans le monde professionnel. De même qu’exiger d’un travailleur qu’il arrive systématiquement à 8 heures du matin n’a pas de sens si l’on veut encourager les gens à opter massivement pour les transports en commun.»
D’autres mesures, collectives cette fois, pourraient inciter les citoyens à réduire leur empreinte carbone. L’idée de disposer d’un «budget carbone» personnel, c’est-à-dire d’un quota d’émissions librement allouables aux postes souhaités, fait peu à peu son chemin. Il s’agirait de transposer le système d’échange des quotas d’émissions de l’Union européenne à l’échelle individuelle, permettant aux citoyens peu émetteurs de carbone de revendre leur budget excédentaire à ceux qui en émettraient davantage. Cette éventualité ne fait cependant pas l’unanimité, du fait des inégalités que sous-tend le processus et de la difficulté à lui attribuer un caractère contraignant. De même qu’un nutriscore est aujourd’hui associé aux produits alimentaires, un autre levier consisterait à communiquer visiblement l’empreinte carbone de certaines familles de produits. A condition que ce soit contrôlé. «Et qu’il n’y ait pas d’escroquerie intellectuelle derrière, comme c’est par exemple le cas des publicités pour des voitures électriques, émettant prétendument zéro gramme de CO2 par kilomètre», dénonce Simon Létourneau.
«En interdisant à un homme de conduire en état d’ébriété, on restreint sa liberté de l’instant, mais on lui ouvre la possibilité d’un futur, écrit l’astrophysicien français Aurélien Barrau, dans son livre Le Plus Grand Défi de l’humanité (2019, éd. Michel Lafon). Il est temps de nous empêcher de piloter le monde en état d’ébriété écologique.» Pour l’heure limité au carcan du fonctionnement sociétal dans lequel il opère, le passage à l’action suppose de commencer quelque part. Par exemple, chez soi.
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