Cryptomonnaies: entre greenwashing et idéal écologique
En Belgique, les publicités pour cryptomonnaies devront désormais être accompagnées du texte “la seule garantie des cryptos, c’est le risque”. Mais ce risque, lié à la volatilité de la technologie Bitcoin, n’est pas le seul reproche qui lui est adressé : son empreinte écologique, due à son appétit en électricité, est aussi très critiquée. Pourtant, ce cryptoactif se dit le meilleur allié, à venir, de l’environnement… Mais pas pour tout de suite.
Il y a quelque chose d’aberrant avec les cryptos. Ces monnaies numériques, qui n’existaient pas il y a moins de quinze ans, sont tellement énergivores que cela revient à ajouter un pays sur la carte du monde. Il est difficile d’avoir une idée précise du nombre de térawatts-heure (TWh) consommés par le seul bitcoin, la crypto la plus répandue, tant le sujet est polémique. On se réfère souvent à l’étude réalisée, chaque année, par l’université de Cambridge qui a évalué la consommation d’électricité de la totalité du réseau Bitcoin à 96,48 TWh pour 2021. C’est davantage que la Belgique (84 TWh), deux fois plus que le Portugal (48 TWh) ou la Suisse (52 TWh).
Les cryptomonnaies peuvent changer la vie de milliards d’êtres humains vivant dans des pays où la monnaie fiat ne vaut plus grand-chose.
Le bitcoin (BTC) est intrinsèquement énergivore. «Il n’a de valeur que parce qu’on est obligé de consentir un effort pour le produire et qu’il y a donc une dépense d’énergie derrière», fait remarquer Nicolas van Zeebroeck, professeur d’économie et de stratégie numériques à l’ULB (Solvay). Et plus le bitcoin a du succès, plus la consommation électrique est importante. Celle-ci a été multipliée par huit en cinq ans. Explication: la plupart des cryptomonnaies, dont le bitcoin, sont produites et sécurisées grâce à ce qu’on appelle le minage, analogie avec les mines d’or et le boulot considérable nécessaire pour extraire des pépites. Dans le cas des bitcoins, le minage consiste à valider des transactions de données, avec des récompenses en BTC à la clé.
Cela suppose des calculs cryptographiques compliqués sur des ordinateurs puissants. Plus il y a de bitcoins, plus les calculs sont savants, plus il faut mobiliser de mineurs. Cela accroît la consommation d’électricité, sans compter le matériel informatique haut de gamme utilisé par les mineurs, dont la fabrication a aussi exigé de l’énergie (non évaluée, celle-ci, par Cambridge). Vu le succès des bitcoins, le minage est aussi désormais effectué dans de gigantesques fermes de serveurs installées en Mongolie, en Islande ou en Russie, avec un désastre écologique qu’on devine.
Trop de charbon
L’étude de Cambridge estime les émissions carbone dues au travail des mineurs de bitcoins à 56,3 millions de tonnes (Mt) de CO2, en 2021. Un chiffre qui a doublé en trois ans et qui, encore une fois, tient de la taille d’un pays, car 56 MtCO2, c’est l’équivalent des émissions, la même année, du Pérou ou d’Israël et bien davantage que chacun des pays scandinaves (selon les chiffres de Global Carbon Atlas). Toujours selon l’université anglaise, la majeure partie – soit 60% – du mix énergétique de l’électricité utilisée par le bitcoin provient des hydrocarbures, et en premier lieu du charbon (près de 38%, en 2021). Cette pollution conséquente alimente évidemment les arguments antibitcoin dont le minage est désormais interdit dans plusieurs régions du monde, comme récemment par l’Etat de New York ou, depuis un an, par la Chine qui dominait cette activité. En mars dernier, l’Union européenne a été à deux doigts de le prohiber.
Avec la diminution progressive du minage chinois, la part du charbon s’est un peu réduite dans le mix du BTC, contrairement à celle du gaz qui n’a cessé d’augmenter (voir le graphique ci-dessus). On comprend que, pour ce secteur, consommer moins et favoriser le renouvelable est devenu un enjeu majeur. En avril 2021, une fondation dédiée à la réduction totale de l’empreinte des cryptomonnaies d’ici 2040 a été créée à Zurich, en Suisse. «Les adeptes du Bitcoin mettent aussi en avant des initiatives visant à localiser le minage, qui a l’avantage de pouvoir être piloté de manière dynamique, près de sources d’énergie verte, relève le Pr van Zeebroeck. L’idée est de consommer les surplus de production aléatoire, souvent perdus, liés au renouvelable. Mais ces initiatives restent marginales.»
La blockchain Ethereum, elle, vient de se convertir à un système de validation plus simple, ne nécessitant que des ordinateurs rudimentaires et, surtout, beaucoup moins d’intervenants, ce qui réduira théoriquement de plus de 90% son appétit en électricité. Les mineurs sont remplacés par des validateurs, triés sur le volet en fonction d’une somme minimale à engager (50 000 euros) et chargés d’assurer le bon fonctionnement du réseau. Ce processus de validation, déjà adopté par de plus petites cryptos, est très différent de celui du Bitcoin. «Même si l’ethereum est la deuxième monnaie virtuelle en valeur marchande, il est très peu probable que son exemple soit suivi par Bitcoin, qui est totalement décentralisé et dont le fondateur reste un mystère, contrairement à Vitalik Buterin capable d’impulser un mouvement pour Ethereum, selon Nicolas van Zeebroeck. Surtout, ses développeurs semblent accrochés à l’idée de base calquée sur la prospection de l’or, difficile à trouver donc coûteux.»
Les adeptes du Bitcoin mettent en avant des initiatives visant à consommer les surplus de production des énergies renouvelables. Mais elles restent marginales.
Dans un monde idéal
En réalité, la vraie question est: l’utilité sociétale des cryptomonnaies justifie-t-elle l’énorme dépense d’énergie dont elle dépend? S’il ne sert à rien, Bitcoin est écologiquement indéfendable. Dans les pays riches, aux Etats-Unis ou en Europe, il est surtout prisé à des fins spéculatives, voire d’évasion fiscale ou de blanchiment (lire l’encadré ci-contre). Mais dans des pays où la population est peu bancarisée et où la monnaie, très fragile, dépendante du dieu dollar, engendre de l’hyperinflation, le bitcoin pourrait s’avérer salvateur. Il suffit d’une application mobile pour l’utiliser. Le Salvador, dont 65% des habitants n’ont pas de compte en banque, a sauté le pas, en septembre 2021: le bitcoin y a été adopté comme monnaie légale.
Un an plus tard, le bilan y est mitigé. Un Salvadorien sur cinq utiliserait encore l’application Chivo permettant de réaliser des transactions avec la reine des cryptos. Même enthousiasme tiède pour les entreprises du pays, pourtant obligées de l’accepter comme moyen de paiement. La révolution n’a donc pas eu lieu. Ou pas encore. «Il ne faut cependant pas perdre de vue que les cryptomonnaies peuvent changer la vie de milliards d’êtres humains vivant dans des pays où la monnaie fiat (NDLR: décrétée par l’Etat et contrôlée par une banque centrale) ne vaut plus grand-chose, commente Nicolas van Zeebroeck. Dans ces pays, la valeur sociétale du bitcoin pourrait justifier l’empreinte énergétique, du moins autant qu’une activité comme le streaming, par exemple.»
Les adeptes du BTC vont jusqu’à affirmer que leur monnaie numérique est le meilleur allié de l’environnement et que les monnaies fiat, créées sans borne depuis qu’elles ne sont plus liées à l’or, sont responsables de l’actuelle folie consumériste. Or Bitcoin, lui, est limité, à l’instar des ressources de la planète. Selon son code source, il n’y aura jamais plus de 21 millions d’unités de BTC. Le 19 millionième «coin» a été miné fin mars dernier. Reste un solde de deux millions, dont l’extraction est de plus en plus difficile et lente. «L’idée un peu philosophique sous-jacente est de rendre les cryptos rares pour qu’elles acquièrent progressivement de la valeur, ce qui pousserait à les thésauriser, plutôt qu’à les dépenser, et donc à réduire la consommation», indique le Pr van Zeebroeck qui ajoute – nuance importante – que, pour y arriver, il faudrait que les monnaies fiat disparaissent totalement au profit des cryptos. On peut rêver…
Paradis des fraudeurs
Les utilisateurs de cryptos se comptent désormais en centaines de millions et tous ne sont pas blancs comme neige. Les criminels ont envahi cet univers sous-terrain anonyme où il est difficile (de moins en moins, toutefois) de les pourchasser. «Cela fait plusieurs années que nous suivons de près le phénomène des monnaies virtuelles et les risques liés à leur utilisation dans des opérations de blanchiment et de financement du terrorisme», confirme Kris Meskens, secrétaire général de la CTIF (cellule antiblanchiment). Une loi récente lie les prestataires d’échange entre cryptos et monnaies légales aux obligations de la loi antiblanchiment. «Cela concerne aussi les distributeurs ATM dédiés aux bitcoins (NDLR: il en existe 21 en Belgique), mais les transactions “crypto-to-crypto”, elles, ne sont pas soumises à cette loi», ajoute-t-il. Deux poids, deux mesures.
Quant à la fiscalité des cryptos, on n’en est qu’aux prémices, avec la résolution du Parlement européen visant à harmoniser les régimes fiscaux des Etats membres, dont les différences sont énormes. Exemple: la Belgique ne taxe pas sauf si gestion spéculative (difficile à déterminer) tandis que la France taxe à 30% les plus-values réalisées grâce aux cryptos. Ces dernières sont clairement un moyen d’évasion fiscale. Fin octobre, M6 Labs, une communauté de chercheurs en crypto, publiait la liste des dix paradis fiscaux pour les monnaies virtuelles, avec, en tête, la Suisse, Singapour et les Emirats arabes unis. «Le caractère transnational des cryptos rend difficile l’application de législations nationales et le contrôle fiscal», souligne le RJF (réseau pour la justice fiscale) qui indique que 34% des fonds spéculatifs en cryptomonnaies sont basés aux… îles Caïman.
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