Combattre le défaitisme climatique : « Chaque degré vaut la peine qu’on se batte »
Qu’est-ce qui nous empêche d’agir quand presque tout le monde se rend compte que le changement climatique est un gros problème ? Tentative de réponse dans cette interview croisée avec la paléoclimatologue Valerie Trouet et l’herpétologue et gagnant du « nobel vert » Ignace Schops.
D’un côté, il existe un large consensus parmi les scientifiques, les politiciens, les chefs d’entreprise et l’opinion publique sur le fait que la crise climatique et environnementale constitue un défi gigantesque, voire une menace existentielle pour l’humanité. D’un autre côté, il est également clair qu’il n’existe toujours pas de véritable engagement à réduire les émissions mondiales de CO2, à mettre fin à notre dépendance aux combustibles fossiles et à protéger et restaurer des zones naturelles précieuses. Comment expliquer cette dichotomie ? Nous avons rencontré Valérie Trouet et Ignace Schops pour tenter de répondre à cette question.
La première étudie les cernes des arbres (les cercles que l’on peut voir à l’intérieur de l’arbre une fois qu’il est coupé) dans l’État américain de l’Arizona. Cela lui a permis d’acquérir des connaissances sur le climat passé et son influence sur les écosystèmes et les sociétés. Le second est président de la Fédération Europarc, le plus grand réseau européen de zones naturelles protégées et directeur de deux réserves naturelles. C’est aussi le spécialiste qui est capable de traduire une politique écologique en termes économiques. En 2008, il a reçu pour cela le prix Goldman pour l’environnement, également connu sous le nom de « Nobel vert ».
Vous avez été dès votre plus jeune âge interpellé par les faits bruts. Mais pour beaucoup de gens, cela ne semble pas fonctionner : c’est trop compliqué ou trop effrayant.
Schops : On n’atteint pas la plupart des gens avec des chiffres et des faits, mais avec des histoires. Une bonne histoire, fictive ou vraie, est souvent le premier pas vers la compréhension. Bien sûr, ces histoires doivent être étayées par la science, par des faits et des chiffres. Mais il faut que ça sonne bien. Et vous devez parler la bonne langue. En tant que jeune lobbyiste de la nature, j’allais voir les ministres avec des histoires de grenouilles arboricoles. Sauf de telles histoires ne peuvent être utilisées à la table ministérielle ou l’on parle un langage socio-économique. J’ai donc commencé à calculer ce que la nature nous donne et à me spécialiser dans ce que l’on appelle les services écosystémiques : soit tout ce que les écosystèmes apportent à la société. Pensez aux loisirs, à la pollinisation des fruits et légumes, à la propreté de l’eau et de l’air, à la protection contre les inondations et la sécheresse… C’est en abordant la chose par ce biais que j’ai eu l’attention des politiciens, dans mon pays et à l’étranger.
Vous avez reçu le prix Goldman pour l’environnement, le « prix Nobel vert », pour votre rôle dans la création du parc national de la Haute Campine, en utilisant le modèle de (re)connexion. Qu’est-ce que c’est ?
Schops : Ce modèle permet de rompre le cloisonnement qui sépare les gens de la nature. Pendant trop longtemps, nous avons considéré la nature comme quelque chose qui nous appartenait, comme une simple affaire de fleurs et d’animaux. Alors que la nature est là pour tout le monde. Je ne veux pas dire par là que tout le monde peut et doit en faire quelque chose, mais je veux dire que la nature est importante pour tout le monde, de différentes manières. Les défenseurs de l’environnement doivent penser en termes sociaux en reliant à nouveau les gens et la nature, l’économie et la nature, la politique et la pratique.
Et concrètement comment fait-on ?
Schops : Prenons le cas du parc national de la Haute Campine. Le principal bureau de recherche économique néerlandais, Triple E, a calculé qu’il avait un chiffre d’affaires annuel de 191 millions d’euros et fournit 5 000 emplois, directs et indirects. De telles études prennent tout en compte. Tourisme, marché du logement attractif, recettes fiscales, avantages promotionnels pour les entreprises de la région, stockage du CO2, réduction des coûts de purification de l’eau potable.
En 2019, les 62 parcs nationaux américains ont généré un chiffre d’affaires de 41,7 milliards de dollars, 327 millions de visiteurs et 340 000 emplois. L’université de Cambridge a calculé en 2015 que 8 milliards de visites sont effectuées dans les espaces naturels chaque année. Les dépenses totales de ces visiteurs sont estimées à 600 milliards de dollars. Et la recherche finlandaise montre que chaque euro investi dans de grandes réserves naturelles solides génère un retour de 10 euros pour la société.
N’y a-t-il pas un danger à aborder la nature de manière économique ? Comme si elle ne méritait d’être protégée que si elle créait des emplois.
Schops : Ces chiffres ne disent pas tout, mais ils permettent de rallier les décideurs politiques. Et ils rendent visible l’invisible. Un exemple : la diversité des sols, cruciale pour l’agriculture, décline au même rythme que la biodiversité mondiale. Mais vous ne pouvez pas le voir, car cela se passe sous terre. Vous le rendez visible en exprimant la quantité de rendement que les agriculteurs perdent en conséquence. Ça marche. Dans un récent rapport sur les risques, le Forum économique mondial a formulé les thèmes environnementaux comme étant les priorités un, deux et trois. Le Secrétaire général António Guterres a parlé d’un code rouge pour l’humanité lors de l’Assemblée générale des Nations Unies fin septembre. La prise de conscience est là, le plus gros problème est maintenant le temps. Il ne nous reste qu’une décennie pour y parvenir.
Trouet : J’ai vu cette prise de conscience s’opérer au cours des quatre à cinq dernières années dans la population générale, en grande partie grâce aux jeunes du climat. Je pense que le noeud du problème se situe maintenant au niveau des décideurs politiques. Le président américain Joe Biden et la Commission européenne promettent beaucoup, mais que se passera-t-il dans la pratique ? Il y a trop d’exemples de belles promesses sans résultats concrets.
Schops : Les décideurs politiques sont essentiels, car la crise climatique exige des solutions systémiques. En même temps, nous devons dépolitiser cette crise. (Trouet acquiesce) J’en ai déjà parlé plusieurs fois avec Al Gore, l’ancien vice-président des États-Unis. Son film de 2006, Une vérité qui dérange, a marqué un véritable tournant. Malheureusement, ce film a également politisé la question du climat, uniquement parce qu’il est démocrate. Aujourd’hui, vous voyez cela se produire partout dans le monde. C’est très dangereux quand les questions existentielles deviennent un jeu politique.
Trouet : Les parcs nationaux américains en sont un bon exemple. Le premier, le parc national de Yellowstone, a été créé en 1872 par le président républicain Ulysses S. Grant. Alors que les démocrates et les républicains s’impliquaient autrefois dans les parcs nationaux, la polarisation partisane du débat sur l’environnement et le climat aux États-Unis est aujourd’hui déprimante. Ce qui me donne de l’espoir, cependant, c’est le monde des affaires aux États-Unis. C’est là que se trouvent l’innovation et le progrès. Les politiques et les entreprises doivent aller de pair, mais ce sont les entreprises qui doivent prendre l’initiative puisque le monde politique ne le fait pas.
Schops : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ça, Valérie. Les convaincus vont très vite et très loin, mais les marchands de doute sont toujours là. Le groupe qui contribue le plus au produit intérieur brut, à savoir les entreprises utilisant des combustibles fossiles, n’est pas du tout présent. Là où je suis par contre d’accord, c’est que la politique ne joue pas son rôle historique de création du cadre dans lequel la transition peut avoir lieu. L’histoire montre que le gouvernement a toujours joué le véritable rôle de pionnier. Pour que cela soit clair, je montre toujours dans mes conférences la Ford T, la première voiture Ford. Je demande toujours si c’est la voiture qui a fait le succès de l’industrie automobile.
Et ?
Schops : C’est évidemment un grand non. L’industrie automobile est devenue un succès grâce à la construction de routes par le gouvernement. De même, la Sabena n’a pas construit l’aéroport de Zaventem ou KLM celui de Schiphol. Toutes les infrastructures, du pétrole à l’eau en passant par le gaz et les routes, ont été construites par le gouvernement parce qu’il y voyait un grand avantage économique et social. Prenons un autre exemple : le discours prononcé en 1961 par le président américain John F. Kennedy, dans lequel il annonçait qu’il voulait un homme sur la lune dans les dix ans. À l’époque, personne ne savait comment, mais en 1969, Apollo 11 s’est posé sur la lune et Neil Armstrong y a posé son pied. Seul le gouvernement, en tant que porteur du système, peut rendre ces transitions possibles. Aujourd’hui, nous avons besoin de la même chose pour la Terre. Ne nous leurrons pas : la balle climatique est déjà partie, hein. Tout ce que nous pouvons faire, c’est atténuer son impact. Et pour se faire, il n’y a qu’une seule solution : atteindre la neutralité climatique d’ici 2050, et être sur la bonne voie d’ici 2030.
S’il est de toute façon trop tard, qu’est-ce qui nous protège du défaitisme ? Les « écoréalistes » qualifient la militante Greta Thunberg de diseuse de bonne aventure et demandent que l’on fasse davantage confiance à l’innovation technologique.
Trouet : Je vais être très clair : il y a des gradations dans l’enfer climatique qui nous attend. Un degré et demi de réchauffement est bien moins mauvais que trois degrés, et trois degrés sont bien moins mauvais que quatre. Le moindre degré vaut la peine qu’on se batte pour lui. (Schops lève le pouce) Moi aussi je crois à la technologie et à la science. Comme Ignace, j’utilise la mission Lene de Kennedy dans mes cours. Je dis à mes étudiants que le téléphone portable qu’ils ont devant eux a plus de capacités technologiques que l’ensemble de la NASA lorsqu’elle a volé sur la lune en 1969. Nous avons énormément progressé et nous pouvons faire tellement plus que ce que nous pensons. Il y a vingt ans, personne n’aurait pu imaginer ce que nous sommes capables de faire aujourd’hui avec un smartphone. Ce qui nous bloque, c’est la peur de ce que nous perdons lorsque nous innovons.
Que voulez-vous dire?
Trouet : Les gens semblent oublier qu’en abandonnant les combustibles fossiles, non seulement nous échapperons à l’enfer climatique, mais nous aurons aussi un monde meilleur. Sans parler de l’air plus pur dans nos poumons. Je suis convaincu qu’en 2050, nous ne comprendrons plus comment nous avons pu supporter de respirer un air à ce point vicié pendant si longtemps. Les solutions au problème climatique vont aussi améliorer nos vies, hé, c’est une histoire positive pour l’amour du ciel ! Pour ma part, je suis très enthousiaste par rapport aux perspectives offertes par la voiture électrique. Plus besoin d’attendre dans les stations-service ou de payer l’essence au prix fort. Il suffit de se brancher à la maison ou au travail et c’est parti. Le progrès ne consiste pas seulement à sauver la planète, mais aussi à améliorer considérablement la qualité de vie.
Oui, mais la voiture électrique n’est pas exempte de quelques critiques : elle est chère, il n’y a pas de stations de recharge partout, la capacité de la batterie n’est pas grande…
Trouet : Les premiers téléphones portables n’étaient-ils pas eux aussi inabordables ? Et la courte autonomie est un argument ridicule pour les Belges. De nombreuses voitures électriques peuvent parcourir 500 kilomètres avec une seule charge. Vous pouvez donc vous rendre de Knokke-Heist à Arlon sans problème. La quasi-totalité des déplacements domicile-travail en Belgique est possible avec des voitures électriques, même sans réseau de bornes de recharge. En outre, les personnes possédant une voiture électrique ne doivent renoncer à aucun de leurs luxes actuels. Bien sûr, il serait préférable que tout le monde se déplace en train et à vélo – on ne peut pas résoudre le problème des embouteillages en remplaçant toutes les voitures diesel et à essence par des voitures électriques, par exemple – mais cela n’arrivera pas. Ces solutions, qui ne nécessitent pas de changement radical, garantissent la transition la plus rapide.
Schops : On entend parfois dire que si cela dépend des climatologues, tout le monde devra vivre plus chichement et que l’on ne pourra se doucher qu’avec de l’eau de pluie. Ce n’est pas vrai, bien sûr. Mais je veux aussi rendre ces gens heureux contre leur gré. (rires)
Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Schops : Même si vous n’aimez pas l’eau potable et l’air pur, vous en bénéficierez quand même. Les solutions au problème climatique amélioreront la vie de tous. Cela dissipe sûrement tout défaitisme ?
Vos discours séduisent les décideurs politiques et le monde des affaires. Mais séduisent-ils aussi les citoyens ?
Trouet : Le changement climatique est un problème mondial qui nécessite des solutions systémiques. Les citoyens seuls ne peuvent pas faire grand-chose à ce sujet. Ça ne veut pas dire qu’on ne doit pas faire quelque chose quand même. Ne fut-ce que pour se sentir bien dans sa peau et garder le moral. Dans mon université, par exemple, vous pouvez jeter vos déchets de cuisine sur un tas de compost destiné au jardin public. Que signifient mes huit litres de déchets de cuisine par semaine dans le grand combat ? Presque rien. Mais je me sens bien en faisant quelque chose de positif chaque semaine. C’est un marathon, les amis, pas un sprint. Nous devrons continuer à le faire pendant longtemps. Même les petites choses aident et l’océan n’est, après tout, qu’une collection de gouttes.
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