Cinquante ans de catastrophes pétrolières ont éveillé les consciences écologiques
Torrey Canyon, Amoco Cadiz, Exxon Valdez, Erika… Autant de taches noires indélébiles dans nos mémoires. Depuis cinquante ans, les catastrophes pétrolières successives, notamment au large des côtes bretonnes, ont éveillé les consciences écologiques. Et fait émerger des législations environnementales.
Quand il quitte l’Arabie saoudite le 7 février 1978, l’Amoco Cadiz présente des problèmes de gouvernail. Celui-ci se coince le 16 mars lorsque le pétrolier géant longe les côtes bretonnes. Hors de contrôle, le tanker de 330 mètres dérive alors vers la terre ferme et heurte le fond. Sa coque éventrée, le monstre déverse dans la mer 230 000 tonnes de pétrole brut et souille 360 kilomètres de plages. Malgré le nettoyage acharné par 40 000 volontaires, plus de 10 000 oiseaux périssent, 6 000 tonnes d’huîtres doivent être détruites. Une catastrophe écologique mais aussi économique, dans une région de pêche et d’aquaculture, à quelques semaines du début de la saison touristique. Six mois sont nécessaires pour racler les côtes. C’est l’une des pires marées noires de l’histoire.
Et l’une des plus emblématiques. Dix ans auparavant, avec ses 121 000 tonnes de brut souillant là aussi les côtes bretonnes, le naufrage du Torrey Canyon avait déjà frappé les esprits. Mais cette nouvelle catastrophe pétrolière joue un rôle catalyseur dans la prise de conscience environnementale. Amoco est mise face à ses responsabilités. Pour la première fois, une société pétrolière ayant affrété un tanker qui s’est échoué est contrainte par la justice à payer les conséquences du désastre. Le principe du pollueur-payeur est né. Cette jurisprudence est appliquée depuis, après chaque marée noire, partout dans le monde. Dans le cas de l’Amoco Cadiz, après quatorze ans de procès, les indemnités dues à l’Etat français et aux nonante communes bretonnes se sont chiffrées à 194 millions d’euros.
La vie sous-marine s’est adaptée à la présence d’hydrocarbures. Mais l’écosystème ne sera plus jamais le même.
C’est une énorme victoire, même si le préjudice écologique n’est pas pris en compte à sa juste mesure. Chargé de cours en écologie marine à l’ULiège, Mathieu Poulicek organise, chaque année, un stage à la station biologique de Roscoff, en Bretagne. Au large, au site dit des Pierres Noires, il plonge à trente mètres sous la surface, avec ses étudiants, pour collecter du sédiment marin à quarante centimètres de profondeur. « A première vue, ce sédiment a l’air tout propre. Mais lorsqu’on l’extrait, des particules noires apparaissent. C’est du pétrole. Celui de l’Amoco Cadiz. » Plus de quarante ans après la marée noire, on en trouve encore des traces. « Ce pétrole qui a coulé se trouve dans un milieu très pauvre en oxygène. Il n’est quasiment pas dégradé. Dans plusieurs siècles, il en restera toujours. » La vie sous-marine s’est adaptée à la présence d’hydrocarbures. Mais l’écosystème ne sera plus jamais le même.
Erika et la création du préjudice écologique
Il faut attendre une autre marée noire dévastatrice, celle causée par l’Erika en 1999, toujours sur les côtes bretonnes, pour que le préjudice écologique soit pleinement reconnu et indemnisé. Ce pétrolier, affrété par Total, sombre en laissant s’échappant 20 000 tonnes de fioul lourd dans la mer, souillant quatre cents kilomètres de littoral. C’est la catastrophe la plus meurtrière pour l’avifaune marine. De 150 000 à 300 000 oiseaux meurent. Les terribles images d’oiseaux mazoutés s’invitent dans toutes les chaumières. Les citoyens sont ébranlés.
Alors que les dégâts pour l’ostréiculture, la pêche ou la conchyliculture sont désormais légitimement reconnus par le principe du pollueur-payeur, en 2008, le tribunal correctionnel de Paris rend une décision historique : les dommages causés au vivant non commercial sont également reconnus. Pour ce préjudice écologique, Total est condamné à payer 13 millions d’euros. En 2016, autre avancée notable : la jurisprudence sur le dommage particulier est officiellement inscrite dans le Code civil français. » Le préjudice écologique peut être reconnu lorsque l’on parvient à prouver une faute. Par exemple, un capitaine en état d’ébriété ou un navire sous-équipé. Dans ce cas, la Convention internationale de Bruxelles ne s’applique pas, et on tombe dans le droit commun, lequel permet indemniser l’intégralité du préjudice subi « , explique Philippe Vincent, professeur en droit de la mer à l’ULiège.
Après le naufrage de l’Erika survient celui du Prestige au large des côtes galiciennes, en 2002. 60 000 tonnes de pétrole se déversent dans la mer, souillant les côtes sur des milliers de kilomètres, jusqu’en France. A la suite de ces marées noires majeures et afin de prévenir d’autres désastres, l’Europe met en oeuvre, au début des années 2000, une nouvelle politique de sécurité maritime, en adoptant trois « paquets Erika ». Entre autres mesures pour lutter et prévenir la pollution en mer, l’obligation d’une double coque pour les pétroliers et navires transportant des matières dangereuses dans les eaux européennes est certainement la plus fructueuse.
En 1974, cent dix-sept marées noires causées par des tankers ont été enregistrées dans le monde, dont vingt-sept ont vu s’écouler plus de 700 tonnes de pétrole dans la mer. C’est l’année noire, la pire des annales. Depuis, et surtout après l’échouage de l’Amoco Cadiz, le nombre de catastrophes n’a cessé de diminuer. Mais en 1989, ce sont les Américains qui sont choqués par les huit cents kilomètres de côtes de l’Alaska dévastées après l’accident de l’Exxon Valdez, qui déverse 40 000 tonnes de brut. Il entraînera à son tour d’importantes modifications de la législation américaine sur le transport maritime et un éveil des consciences outre-Atlantique, où le lobby pétrolier est particulièrement puissant. Depuis 2008, l’organisation internationale ITOPF recense annuellement moins de dix marées noires causées par des tankers. En 2019, il n’y en a eu que trois, dont une seule de très grande ampleur. Mais ne nous réjouissons pas trop vite. Si la menace liée aux tankers a diminué, le péril vient désormais des plateformes pétrolières.
Deep water horizon: dix ans après
Le 20 avril 2010, dans le golfe du Mexique, à 60 kilomètres des côtes américaines de Louisiane, une explosion survient sur la plateforme d’extraction pétrolière en eaux profondes Deep Water Horizon, exploitée par BP. En l’espace de trois mois, soit la durée qu’il a fallu pour parvenir à cimenter le puits à 1 500 mètres de profondeur afin de stopper les fuites, 750 millions de litres de pétrole se répandent dans les eaux précédemment cristallines. La nappe d’hydrocarbures géante, d’une taille similaire à la Sardaigne, ravage les écosystèmes marins et côtiers sur 2 000 kilomètres, du Texas à la Floride.
Les dauphins et les baleines sont très vulnérables aux marées noires. Pour respirer, ils doivent se rendre en surface et traverser la nappe de pétrole. Entre 2010 et 2014, plus de mille carcasses de ces mammifères marins ont été découvertes. Quant à ceux qui ont survécu au drame, l’exposition au pétrole a affecté leurs systèmes pulmonaire et immunitaire. Mais aussi reproducteur. « Pendant les cinq années qui ont suivi la catastrophe, plus de 75 % des grossesses de dauphins ont échoué : fausses couches ou bébés mort-nés. Quant au rorqual de Bryde, une espèce de baleine emblématique du golfe du Mexique, sa population a diminué de 22 % », explique Patrick Mustain.
Avec trois membres de l’ONG Oceana, ce chercheur vient de publier un rapport sur les impacts écologiques identifiés dix ans après les faits. « De 600 000 à 800 000 oiseaux ont été tués. Une fois mazoutés, ils sont incapables d’utiliser leurs plumes pour s’isoler de l’eau et du froid, ils meurent d’hypothermie, mais aussi de déshydratation et d’épuisement. La catastrophe pétrolière a emporté plus de 170 000 tortues de mer et plus de huit millions d’huîtres. Et certaines populations de poissons, de crevettes ou de calamars ont baissé de 50 % à 85 %. «
Aux Etats-Unis, le préjudice écologique est inscrit dans la législation depuis 1992 (à la suite de l’accident de l’Exxon-Valdez, donc). La firme BP a dû verser plus de 53 milliards d’euros pour nettoyer la marée noire, compenser les entreprises qui en ont souffert économiquement, régler les frais judiciaires et contribuer aux efforts de restauration écologique. Dans la foulée, le gouvernement Obama a renforcé l’arsenal juridique concernant l’extraction pétrolifère en eaux profondes. Et a exigé des compagnies qu’elles apportent la preuve d’une meilleure gestion des risques liés aux forages. Depuis, Trump est passé par là. En 2019, il a annulé ces législations prises par son prédécesseur. La porte ouverte à une nouvelle catastrophe majeure à l’avenir ? La balle est dans le camp de Joe Biden.
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