Qui veut la peau des pigeons ramiers? «J’ai l’impression que les chasseurs ont mieux à faire»
Soucieux de préserver leurs semis, des agriculteurs alliés à des chasseurs sollicitent des dérogations pour tuer des pigeons ramiers en dehors des périodes de chasse. Car ces palombes adorent les céréales, le maïs et les petits pois plantés par des cultivateurs, très contrariés de perdre ainsi du temps. Et de l’argent.
Sans bruit, il s’élève dans les airs avant de basculer et de repiquer lentement vers le sol, en battant des ailes dans un bruit caractéristique qui ressemble à un claquement de langue. Au sol, il y a sa belle, qui n’a d’yeux que pour lui. Ainsi l’espère en tous cas ce pigeon ramier, en pleine parade nuptiale. Les pieds fichés dans des bottes, un autre l’observe avec inquiétude. Peu sensible à cette noce de plumes qui s’annonce, cet agriculteur ne peut s’empêcher de penser que ce séducteur des airs viendra picorer d’ici peu dans ses champs, engloutissant sans aucun état d’âme ses précieux semis. Il lui faudra alors recommencer toute l’opération en priant pour que les palombes, déjà nourries, laissent cette fois en paix ses terres et leurs graines fraîchement plantées. «Les dégâts peuvent se compter en milliers d’euros quand les cultures sont touchées», confirme Simon Lehane, chargé de mission chasse et biodiversité au sein de l’asbl Faune et biotopes.
Bien loin de ces sillons et de l’odeur de la paille, le Conseil d’Etat a donné raison, le 2 juillet dernier, à la Ligue royale belge pour la protection des oiseaux (LRBPO) qui souhaitait faire annuler 35 autorisations de destruction de 3.200 ramiers accordées par le Département de la nature et des forêts (DNF) de l’administration wallonne. Motif avancé par le DNF pour donner suite à la demande de chasseurs: les palombes –l’autre appellation des ramiers– causent d’importants dégâts aux cultures.
«Les dégâts peuvent se compter en milliers d’euros quand les cultures sont touchées.»
Le Conseil d’Etat ne l’a pas suivi, considérant que l’ampleur des dégâts ainsi occasionnés n’avait pas été démontrée à suffisance. Jugeant par ailleurs que les décisions attaquées par la Ligue devaient faire l’objet d’un recours individuel et ne pouvaient être examinées ensemble, le Conseil d’Etat n’a jugé qu’une seule requête de la Ligue recevable: celle qui autorisait la destruction de quelque 150 pigeons ramiers dans la région de Liège. Celle-ci a donc été annulée. «La Ligue intervient par principe, estime-t-on à la direction de Liège: c’est sa raison sociale de s’opposer à toute élimination d’oiseaux. Mais il n’y aura pas moins de dérogations accordées à l’avenir pour autant.»
100.000 couples
Sur la forme, le DNF ne conteste pas. «Nous pourrions en effet mieux motiver nos demandes à l’avenir, concède Damien Bauwens, directeur du DNF de Mons. Un nouveau formulaire imposera d’ailleurs aux chasseurs de formuler leur demande de manière plus précise et détaillée.» Entre le 1er janvier et le 3 juin 2020, le DNF de Mons avait donné son aval à 632 destructions. Pour l’ensemble de l’année 2020, 24.000 oiseaux avaient été concernés par une telle demande et, selon les statistiques de tir du DNF, environ 16.000 d’entre eux étaient passés de vie à trépas pour épargner les champs. «S’il y en a tellement dans notre région, c’est qu’elle couvre tout le Hainaut et tout le Brabant wallon, mais que cette zone limoneuse abrite aussi le plus de grandes cultures», éclaire Damien Bauwens. Le Hainaut compte en effet à lui seul 40 % des superficies répertoriées en maïs fourrager.
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Depuis la décision du Conseil d’Etat, les ramiers, caractérisés par une tache blanche sur le cou, respirent donc. Au moins temporairement. Ils ne sont pourtant pas en danger. Leur population croît depuis plusieurs années et l’on estime aujourd’hui que la Wallonie abrite 100.000 couples de cette espèce. Cet oiseau, considéré comme un gibier au même titre que la perdrix, peut d’ailleurs être tiré par les chasseurs à diverses époques de l’année, en toute légalité.
Des agriculteurs, confrontés à des semis de petits pois et autres maïs dévorés, s’adressent toutefois à des chasseurs porteurs de permis d’armes en règle, pour qu’ils introduisent une demande de destruction valable pour un certain nombre d’oiseaux durant des périodes supplémentaires. Il revient alors aux directions du DNF de se pencher sur ces requêtes et de décider si une dérogation peut être accordée aux chasseurs et agriculteurs demandeurs. «On a l’impression que les dérogations sont surtout accordées pour donner le sentiment aux agriculteurs qu’on les écoute, estime Antoine Derouaux, ornithologue chez Natagora. Car tuer 30 palombes ne sert à rien.»
Comment le nombre d’oiseaux à éliminer est-il fixé ? Nul ne le sait. «Il doit s’agir d’un nombre suffisant pour que le chasseur agisse de façon efficace pendant des périodes limitées», avance Damien Bauwens. «Dans chaque direction de DNF, un agent est particulièrement au fait des réalités ornithologiques, assure Simon Lehane. L’estimation des ramiers à tuer ne se fait pas au doigt mouillé.»
Il n’est pas simple d’évaluer l’ampleur du problème. «En 40 ans, cela m’est arrivé une seule fois d’avoir un champs à réensemencer trois fois de suite à cause des ramiers», se rappelle Marc, agriculteur dans la région de Dinant. «A priori, les pigeons ramiers détruisent surtout les cultures de protéagineux, embraie-t-on à la Faculté agronomique de Gembloux. C’est un souci car cela ne permet pas d’étendre ce type de production. Mais il ne s’agit apparemment pas d’un problème global. On compterait peu d’agriculteurs qui en souffrent. Le corbeau détruit beaucoup plus de cultures différentes.»
«Des autorisations de destruction sont accordées pour plus de ramiers que demandé à l’origine.»
A la LRBPO, on considère que ces chasses supplémentaires autorisées n’ont que peu d’effet sur les dégâts occasionnés. «Accorder ainsi des autorisations de destruction en plus des périodes de chasse consiste à permettre aux chasseurs de prolonger leur loisir toute l’année, embraie l’avocat Alain Lebrun, au nom de la Ligue. Certaines directions du DNF sont proches du monde de la chasse et ce système est malsain. Dans notre requête au Conseil d’Etat, nous mentionnons d’ailleurs que des autorisations de destruction sont accordées pour plus de ramiers que demandé par les chasseurs. Nous continuerons à déposer des recours auprès du Conseil d’Etat jusqu’à ce que le DNF adopte des positions plus raisonnables. Nous ne sommes pas opposés à des demandes de dérogations si elles sont justifiées.»
Une partie de plaisir?
L’idée que des chasseurs cherchent à prolonger leur temps de loisirs en tirant des palombes n’est pas partagée par la direction du DNF de Mons. «Je ne crois pas que ce soit une partie de plaisir pour des chasseurs de faire le guet dans un champ et de tirer 30 pigeons, avance Damien Bauwens. Il s’agit pour eux davantage d’assurer une régulation que de chasser, d’autant qu’ils le font seuls alors que la chasse est appréciée pour son statut de loisir collectif. Je n’ai pas l’impression que les chasseurs prennent prétexte des semis pour s’amuser à tirer des ramiers: ils ont mieux à faire. Cela dit, on relève que les effectifs de pigeons ne diminuent pas malgré les autorisations de destruction accordées mais que celles-ci permettent au moins aux agriculteurs de ne pas devoir réensemencer.» «Localement, certains chasseurs en profitent, nuance Simon Lehane. Mais globalement, ils répondent à une vraie demande des agriculteurs.»
Mais à qui la faute, lorsque des semis sont dévorés ? Les ramiers ne sont pas les seuls à les trouver à leur goût. Les rongeurs, les pies, les corbeaux freux en sont également friands. Il est certes possible de demander une autorisation de destruction pour les corbeaux, qui est une espèce protégée, donc non considérée comme du gibier, mais la procédure pour l’obtenir est nettement plus complexe.
«Les surfaces consacrées à la culture du maïs ne cessent de s’étendre», observe l’ornithologue Antoine Derouaux. Si le maïs-grain représentait en effet 2% des cultures en 1980, il en pesait 16% en 2021. Il y a donc de plus en plus de pigeons ramiers en Wallonie, alimentés par ceux qui veulent s’en débarrasser. «Le réchauffement climatique à l’œuvre fait aussi en sorte que de plus en plus d’oiseaux survivent à l’hiver, ajoute Antoine Derouaux, permettant même à certaines palombes de compter trois nidifications par an au lieu de deux.»
Du canon à l’épouvantail
D’autres moyens d’effarouchement existent, comme les épouvantails –mais il semble qu’on les vole désormais dans les champs–, des rayons laser ou des canons à gaz qui tirent à intervalles réguliers. Tous ont des défauts, soit qu’ils soient peu efficaces, soit qu’ils ennuient le voisinage.
Au DNF, on admet qu’il est pratiquement impossible de contrôler si les tirs de chasse réels correspondent aux demandes de destruction introduites. «On ne peut pas mettre un agent derrière chaque chasseur, reconnaît Damien Bauwens. Mais on sait lesquels d’entre eux flirtent avec les limites. Quand on connaît un chasseur par son nom, ce n’est déjà pas bon signe. Et par ailleurs, une forme de contrôle social s’exerce aussi: nous sommes régulièrement interpellés par des habitants qui ont entendu tirer en dehors des périodes de chasse connues et qui nous interrogent à ce sujet.»
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