Biodiversité : malgré l’effondrement, des lueurs d’espoir (reportage)
Oppressée, détruite, la biodiversité n’a jamais autant subi l’activité humaine. Mais dans la pénombre de cette sixième extinction de masse réapparaissent quelques touches de vie. Exemple à Saint-Hubert.
Ce sont ces monocultures percluses d’intrants chimiques, concourant à l’aseptisation d’un paysage entrecoupé de routes ajoutant autant d’obstacles supplémentaires à la nature. Ces parkings bordant des centres commerciaux en périphérie, où l’achat de plantes exotiques en pot a remplacé l’accueil de la faune et de la flore spontanée. Ces villes et zonings qui ne l’accueillent que comme un gadget esthétique, pour agrémenter le faste d’un rond-point ou d’un hall d’entrée. Ou encore ces gazons que le balai intempestif du tracteur tondeuse assimile à un tapis synthétique vert ou jaune, selon les aléas du climat. Les causes de la perte de biodiversité sont nombreuses, et c’est entièrement la faute de l’homme.
«Nous n’en sommes plus au stade de mesurer ce qui va bien ou moins bien: c’est l’effondrement partout», soupire Grégory Mahy, professeur à la faculté Gembloux Agro-Bio Tech de l’ULiège. A l’échelle planétaire, les populations de mammifères, oiseaux, amphibiens, reptiles et poissons auraient chuté de 69% depuis 1970, alarme le WWF dans son «Living Planet Report 2022». L’an dernier, un article publié dans Biological Reviews révélait par ailleurs qu’en comptant les invertébrés, le nombre d’espèces déjà éteintes sur la planète serait 170 à 300 fois supérieur aux estimations des listes rouges de l’Union internationale pour la conservation de la nature. Fort logiquement, cette tendance au long cours n’épargne pas la Belgique, où la conjonction de la densité de population et du niveau de vie s’est notamment traduite par l’étalement urbain, la prolifération du réseau routier et le morcellement des habitats naturels restants.
500 milliards de dollars par an, tel est le coût de l’inaction de l’homme en faveur de la nature.
En quarante ans, la biodiversité n’a donc pas connu de répit. Depuis la Convention sur la diversité biologique, adoptée lors du Sommet de la Terre à Rio, en 1992, bon nombre de réglementations, directives ou programmes de financement ont tenté d’enrayer son brutal déclin, sans atteindre les objectifs globaux espérés. S’il lui fallait encore des raisons égoïstes d’aider la nature, l’homme n’a toujours pas pris pleinement conscience de l’apport des services écosystémiques pour sa propre sécurité alimentaire, son confort de vie, sa santé physique et mentale. Ni, inversement, du coût de l’inaction, que le WWF chiffre à 500 milliards de dollars par an, à l’échelle de 140 pays.
Laisser faire la nature, sinon agir
Et pourtant. Certaines histoires laissent à penser que l’action de l’homme ne s’oppose pas nécessairement à la biodiversité, et vice versa. Qu’il peut même l’aider à retrouver des conditions plus favorables à l’expression de sa richesse. L’une d’elles prend ses racines dans la région de Saint-Hubert, en province de Luxembourg, il y a tout juste 42 ans. A l’époque, le roi Baudouin décide de faire des Chasses de la Couronne un territoire-pilote pour la pratique d’une gestion cynégétique plus responsable, un accueil ciblé du public et la recherche scientifique. Cette ouverture inédite jette les bases de nombreuses interventions ultérieures en faveur de la nature. Couvrant quelque 1 645 hectares de forêts et milieux ouverts, le master plan Nassonia en résume aujourd’hui le fil rouge philosophique: «Laisser faire la nature, sinon agir».
«Là où le Code forestier de 1854 qualifiait ces espaces de “terrains incultes”, l’homme du XXIe siècle voit à présent des sites de grand intérêt biologique», relève Gérard Jadoul, naturaliste et coordinateur de Nassonia, tandis qu’il nous emmène à la découverte de la région. Dominé par les peuplées de hêtres et d’épicéas, le décor environnant changera inévitablement dans les prochaines années. En raison du réchauffement climatique, ces arbres ne verront pas le siècle prochain sous nos latitudes, révèlent tous les rapports du Giec. Contrairement à ce qu’évoque le récent imaginaire ardennais, l’épicéa n’était pas destiné à s’imposer de la sorte au sud du sillon Sambre et Meuse. Son règne longiforme émane de la volonté, dès le XIXe siècle, de recréer d’urgence des forêts endommagées par les multiples occupations et les droits d’usage des habitants locaux. La plantation massive d’épicéas, à la croissance rapide, apparaît alors comme la stratégie idéale pour développer l’économie wallonne, notamment par l’intermédiaire de ses charbonnages et la vente de bois. «A la lumière des connaissances et des contraintes de l’époque, on ne peut pas reprocher aux générations passées d’avoir procédé de la sorte», souligne Gérard Jadoul.
Mi-ouvert, mi-fermé, le paysage futur ressemblera davantage à celui de l’Ardenne d’avant.
Mais il était plus que temps de revoir ces choix, vu les enjeux de biodiversité et de réchauffement climatique. Soit en laissant à la nature le soin de Raviver les braises du vivant, comme le préconise l’ouvrage du philosophe français Baptiste Morizot (Actes Sud, 2020), soit en intervenant plus proactivement dans la restauration de ces milieux dégradés. Pendant trente ans, les plateaux et forêts de Saint-Hubert connaîtront, eux, un destin mêlant ces deux logiques, avec le concours d’une multitude d’acteurs: des élus locaux, des propriétaires publics et privés, des scientifiques, dont le professeur Marc Dufrêne (Gembloux Agro-Bio Tech), des chasseurs, le département de la Nature et des Forêts (DNF) de la Wallonie, les projets Life de l’Europe ou encore la Fondation Pairi Daiza.
Regain de nature
Un engagement de longue haleine mais fructueux: «Il faut continuer à marteler que la biodiversité s’érode de manière dramatique, poursuit Gérard Jadoul. Mais ici, le phénomène inverse s’est produit, grâce aux actions collectives qui ont été menées. Ce massif forestier est désormais beaucoup plus riche qu’il y a quarante ans.» Cigognes noires, loutres, chouettes chevêchette et de Tengmalm, blaireaux, loups, castors figurent dans la longue liste des espèces qui y ont retrouvé refuge. Si le promeneur d’aujourd’hui peut apercevoir la silhouette d’un cerf au beau milieu d’une vue imprenable sur les plateaux de Saint-Hubert, c’est grâce à l’ambitieux programme Life Tourbières (plus de deux millions d’euros, cofinancés par l’Europe et la Wallonie). Mené entre 2003 et 2007, celui-ci a permis d’y restaurer quelque six cents hectares de landes et de tourbières, en ouvrant des milieux humides en lieu et place des sombres forêts d’épicéas tôt ou tard condamnées.
Ces paysages prouvent aussi que l’activité humaine peut cohabiter bien plus harmonieusement avec la nature. A l’image de ces lignes électriques traversant la forêt à Nassogne (une commune voisine de Saint-Hubert), dont les périmètres de sécurité constituent désormais, sur cinquante mètres de large, des autoroutes de biodiversité. Via le projet Life Elia (2011-2017), le gestionnaire du réseau de transport d’électricité à haute tension y a abandonné l’entretien au gyrobroyeur au profit du pâturage, de mares et de la plantation d’espèces indigènes compatibles avec les hauteurs de câbles. «Ici, le réseau électrique permettra, par exemple, aux libellules de rejoindre différents sites restaurés, en suivant les mares qui ont été créées, commente Gérard Jadoul. Elia s’y retrouve aussi, puisque 50% de la superficie concernée est maintenant gérée par des pairs. Quand ils contribuent de la sorte au bien-être de la collectivité, il ne paraît pas illogique de rétribuer leur manque à gagner.»
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Les multiples opérations de sauvetage portées par l’Europe ont eu le mérite de mettre la biodiversité à l’agenda politique.
Non loin de là, depuis les fonds de vallée jusqu’aux périmètres clôturés en lisière de forêts, les nombreux acteurs investis dans Nassonia s’activent à enrichir le jeu de cartes dont dispose la nature pour s’adapter au climat de demain, avec le soutien du programme wallon de développement rural. S’il s’agit bel et bien de «laisser faire la nature» sur un millier d’hectares, le master plan passe en effet à l’action sur les six cents autres restant, pour une période de vingt ans, reconductible trois fois. Notamment en plantant un ensemble d’espèces feuillues plus résilientes que le hêtre et l’épicéa: chêne, érable, aubépine, noisetier… «Mi-ouvert, mi-fermé, le paysage futur ressemblera davantage à celui de l’Ardenne d’avant, annonce le naturaliste. L’un des objectifs consiste, toujours et avec humilité, à multiplier des patchs propices au développement d’une biodiversité potentielle dont on ignore les caractéristiques sur cent ans.»
Ces changements nécessitent un effort de pédagogie permanent, à l’égard des touristes, des communes et de leurs habitants. A terme, il leur faudra faire le deuil des rangées d’épicéas enneigés. Comprendre que les arbres abattus et laissés sur le sol ne constituent pas un signe de mauvaise gestion, mais un précieux apport pour les prochains. Changer la conception des rentrées financières locales, liées à la vente de bois et aux permis de chasse – jusqu’à 60% des recettes de certaines communes.
A Saint-Hubert comme ailleurs, les multiples opérations de sauvetage portées par l’Europe ont eu le mérite de mettre la biodiversité à l’agenda politique à partir des années 1990, reconnaît Grégory Mahy. «Sans ces projets, la situation serait encore plus grave. Mais de manière générale, on reste toujours dans une logique de productivisme absolu de tous les milieux possibles et imaginables.» La création de parcs nationaux et de réserves naturelles ne suffiront pas à inverser la tendance. Fondé en 1992 afin de conserver des zones d’habitat pour la faune et la flore sauvages, le réseau Natura 2000 souffre en outre d’imperfections: «L’Europe nous demande de conserver de manière figée des hêtraies que l’on sait condamnées», illustre Gérard Jadoul. En outre, la complexité croissante des rapports hors sol qu’elle requiert à présent pour ses programmes Life dissuade bon nombre d’acteurs de déposer un projet.
A côté des sites à haute valeur biologique, la restauration de la biodiversité devra aussi s’opérer au plus près de l’homme, par un changement drastique de l’éducation, du mode de vie, des pratiques agricoles adéquatement rémunérées et de l’habitat. La Belgique pourra-t-elle reproduire, en bien moins de quarante ans, dans les villes comme dans les campagnes, une myriade d’initiatives semblables à l’alchimie saint-hubertoise? Il est permis d’en douter. Mais aussi d’espérer.
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Une PAC à revoir
Une partie du secteur agricole contribue toujours à la perte de biodiversité, principalement par l’usage d’intrants chimiques et la pression sur les habitats naturels. « En trente ans, les effectifs de populations d’oiseaux agricoles ont diminué de 60% en Wallonie, commente Emmanuelle Beguin, responsable de la politique agricole chez Natagora. La prise de conscience de l’intérêt de la biodiversité, y compris pour transmettre des sols de qualité aux générations futures, ne suffit pas à enrayer son déclin. » La récente révision de la Politique agricole commune (PAC) de l’Europe est un cuisant échec, tant pour les revenus des agriculteurs que pour la nature. « Sans une remise en cause profonde de ses fondements, il est illusoire d’espérer changer les choses », poursuit-elle.
A l’heure actuelle, seuls 2% de la surface agricole belge sont destinés à des zones de refuge pour la biodiversité, alors que l’Europe en préconise minimum dix. Mais les mesures agrienvironnementales de la PAC, permettant d’opter pour des pratiques plus conciliables avec la nature, ne couvrent qu’un quart à la moitié de la perte de revenus qui en résultent, ce qui dissuade nombre d’agriculteurs. Natagora plaide de ce fait pour une forte revalorisation de ces leviers.
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