Bilan de la COP26: « Oui, on devra adhérer à une certaine sobriété »
La COP26 nous laisse sur notre faim, incapable d’envisager les changements systémiques nécessaires pour sauver le climat. Il faut pourtant se préparer à un bouleversement de notre mode de vie, selon Jacques Crahay, ex-patron des patrons wallons.
Les COP se suivent et se ressemblent. Beaucoup de blabla, pour reprendre l’invective de Greta Thunberg, et quasi rien de concret. La 26e édition n’aura guère dérogé à l’habitude. Seule mininote d’espoir: l’engagement conjoint des Etats-Unis et de la Chine, responsables de plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre, à prendre des mesures renforcées lors de la décennie 2020. Pour le reste, on se demande ce que l’on peut encore attendre de ces grands barnums climatiques. Trop lents, trop futiles, trop vagues, trop affranchis de toute contrainte, ils ne peuvent que décevoir, à l’exception de la conférence de Paris qui, en 2015, avait abouti à la fixation d’un cadre d’actions autour d’un objectif enfin concret (1,5°C), mais de plus en plus illusoire, même s’il a été confirmé en Ecosse.
Aujourd’hui, le politique se contente de suivre le monde économique. Or, désormais, il devra le précéder.
Pour atteindre cet objectif, la mise en oeuvre de l’Accord de Paris exigeait « une transformation économique et sociale ». Or, c’est là que le bât blesse. Les résistances à un indispensable changement du modèle qui gouverne nos échanges depuis septante ans sont puissantes. Si la transition énergétique n’est désormais plus un tabou, celle de l’économie et de nos habitudes de consommation a encore beaucoup de mal à passer. Pour évoquer cette révolution qui n’arrive pas et la procrastination coupable des gouvernants, Le Vif a interrogé Jacques Crahay, patron du groupe alimentaire Cosucra et ex-président de l’Union wallonne des entreprises. Son discours atypique ne lui a pas toujours valu que des amis. Pourtant, se nourrissant de nombreuses lectures et rencontres, il a toujours eu le regard tourné vers l’avenir.
Il ne se passe jamais de miracle aux COP. Ces rencontres font-elles tout de même avancer les choses?
Depuis que ces conférences internationales existent, ni la courbe de consommation énergétique ni celle des émissions de CO2 n’ont diminué. Au contraire. Le problème est qu’il n’y a pas de gouvernement mondial qui puisse imposer l’effort à réaliser, en fonction du scénario de réduction adopté. Dans celui d’un réchauffement limité à 1,5°C, on sait que la marge de CO2 qu’on peut encore émettre est de 500 gigatonnes. Un gouvernement mondial pourrait les répartir selon une clé définie. Mais ce n’est pas près d’arriver. On doit donc se satisfaire des COP qui essaient de susciter beaucoup de bonne volonté en clamant que toute communauté humaine du globe en profitera. Le hic est qu’on n’est pas très solidaire dans le monde et qu’on se regarde en chiens de faïence pour voir qui commencera.
La valeur de l’exemplarité ne fonctionne pas?
Non, on est toujours dans ce que les patrons d’entreprise appellent le level playing field, ce principe sportif qui veut que le terrain de jeu soit totalement plat pour qu’aucune des équipes qui s’affrontent ne soit favorisée. Ici, cela signifie: si je consens à faire un effort, mon voisin doit consentir le même et en même temps, sinon il y aura un biais de compétition. C’est ce principe qui justifie d’ailleurs les accords internationaux sur le commerce, tel que le cycle de négociations de Doha au sein de l’OMC dont l’objectif est que le terrain commercial mondial soit le plus équitable pour tous. Résultat pour le climat: sans gouvernement à l’échelle planétaire, sans volonté d’exemplarité, on fait à peine le minimum.
Il n’y aura pas de transition énergétique sans mutation économique. Sommes-nous prêts pour un tel changement?
Je ne crois pas. Aujourd’hui, le politique se contente de suivre le monde économique. Or, désormais, il devra le précéder en fixant les quotas de carbone qui restent à émettre pour atteindre l’objectif de réduction fixé, car on sait qu’il n’y aura pas assez d’énergie de remplacement. Le politique devra déterminer quels secteurs sont prioritaires, lesquels ne le sont pas, voire lesquels doivent disparaître. Mais ce changement de rôle du politique ne semble pas se mettre en place.
L’Union européenne ne montre-t-elle pas l’exemple?
Elle essaie. Mais, même avec des dispositions de contrôle du carbone aux frontières et le plan plus ambitieux « fit for 55 » qui prévoit de réduire les émissions de 55% d’ici à 2030, il n’est pas garanti qu’on arrive à limiter le réchauffement à 1,5°C. Le problème est qu’on pense encore qu’en y mettant les moyens financiers, on pourra réaliser sous forme décarbonée tout ce qu’on réalisait sous forme carbonée. C’est un leurre. On sera obligés d’adhérer à une certaine sobriété pour réduire la consommation d’énergie et donc de biens. L’écoconomiste Tim Jackson, un professeur reconnu de développement durable à l’université de Surrey, parle de la « cage de fer de la consommation » dont nous devons sortir. Pour lui, il faut redéfinir la prospérité. Une prospérité sans croissance.
La sobriété n’est pas un terme qu’on aime entendre…
C’est vrai. Pourtant, ce terme pose une question essentielle: que nous faut-il pour être heureux? Doit-on continuer à produire et accumuler des biens matériels comme on le fait aujourd’hui et prendre l’avion pour passer le week-end à Barcelone? Ou se retrouver autour d’une bonne table entre amis nous suffira-t-il?
C’est tout de même étonnant d’entendre un patron d’entreprise parler de sobriété!
Je vous l’accorde. Mais, si on y réfléchit bien, l’énergie est ce qui commande l’économie. Elle permet de transformer la matière ou une situation pour produire des biens, se déplacer, etc. Or, l’énergie devient limitée et limitante. A l’avenir, on pourra fatalement transformer moins de matière, même avec des centrales d’énergies renouvelables car celles-ci, pour être mises sur pied en masse, nécessiteront de l’énergie. Il y a là une sorte de cercle vicieux. Je suis persuadé qu’on n’y parviendra pas sans réduire notre consommation.
On vivra donc une crise de l’énergie sans précédent?
Il y a de plus en plus de tensions partout dans le monde, car on est arrivés au maximum de la consommation énergétique. Celle-ci ne pourra que décroître à l’avenir, par manque de ressources. En 2008 déjà, l’AIE a déclaré que, dans les énergies conventionnelles, on avait atteint le maximum. Ces dix dernières, on a entretenu l’illusion d’avoir trouvé de nouvelles opportunités en matière pétrolière. Mais le renchérissement énergétique auquel on assiste aujourd’hui ne cessera pas, avec des conséquences déjà visibles: voyez la flambée des prix de l’azote produit grâce au gaz et qui est très utilisé pour la fabrication des engrais agricoles. L’impact sur l’agriculture ne fait que commencer.
Réduire la consommation, n’est-ce pas se condamner à une énorme crise économique?
Oui, si on maintient le modèle actuel. Mais, je le répète, on a atteint une limite dans la production et l’acquisition de biens matériels grâce à l’énergie. C’est aussi simple que cela et en même temps très complexe. Car il est indispensable d’inventer d’urgence un nouveau modèle. Doit-on changer notre idéologie, notre civilisation, notre culture, notre cosmologie? Je ne sais quel terme globalisant est le plus approprié, mais le changement nécessaire est très vaste. Il est temps de s’en convaincre. Certains y réfléchissent de manière très sérieuse, comme le physicien français Jean-Marc Jancovici et son think tank The Shift Project. Il a pensé un plan précis et pragmatique pour convaincre les candidats à l’élection présidentielle de 2022 en France. Il présentera d’ici à février ce qu’il a imaginé, notamment en matière de sobriété.
Mais la croissance démographique mondiale permet-elle de réduire la consommation?
Cela me semble être un faux débat, si l’on considère les différences d’émissions de CO2 par habitant entre le nord et le sud de la planète. Les économies des pays occidentaux ont beaucoup plus d’efforts à faire en matière de réduction que celles des pays du Sud dont la consommation énergétique devrait même plutôt augmenter que diminuer (lire page 44). Evoquer les problèmes de pression démographique pour régler la question de la transition énergétique revient à nier les inégalités entre le Nord et le Sud.
Réduire la consommation, donc la croissance, n’y a-t-il pas là un risque de récupération populiste ou de mouvements de type « gilets jaunes »?
Je ne nie pas le risque politique, mais soyons lucide. En réalité, il n’y a plus de croissance depuis sept ou huit ans car celle-ci est financée par la dette. Pour éviter de dire qu’elle a disparu, on qualifie la croissance de molle ou d’autres adjectifs du même acabit. Je ne crois pas qu’il faille parler de décroissance, d’autant que cela suscite instantanément la crainte de restrictions. Je préfère le terme de postcroissance, à nouveau emprunté à Tim Jackson. Il faut imaginer le bon narratif pour expliquer la direction à prendre si on ne veut pas détruire la Terre. Il faut entreprendre un travail de type philosophique, tant individuel que collectif, pour comprendre que renoncer à du matériel n’est pas renoncer à vivre bien et que le slogan des années 1970 « ma voiture, ma liberté » n’a plus de sens.
Ne serait-ce pas un retour en arrière?
Pas du tout. Les technologies sont là pour nous aider, comme cela s’est passé pendant les confinements dus à la Covid. Elles ont permis aux gens de continuer à se voir malgré tout et à maintenir le lien. Par contre, il faudra sans doute remettre en question la notion de temps et d’immédiateté, accepter, par exemple, de faire un voyage qui dure plus longtemps mais qui utilise un moyen de transport moins polluant. Je ne pense pas que ce sera une régression. Il est indispensable de réapprendre à s’interroger sur le progrès et son utilité dans chacun des domaines où il intervient. La première question doit être: le progrès, est-ce produire pour produire ou est-ce le bien-être?
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici