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Bas Smets : «On ne peut pas devenir victime de la ville, il faut la rendre meilleure» (entretien)

Récemment désigné pour aménager les abords de la cathédrale Notre-Dame de Paris, l’architecte paysagiste Bas Smets aura à nouveau l’occasion de clamer haut et fort un message qui lui tient à cœur: il est grand temps de repenser la ville.

Bas Smets voulait de la hauteur. Il y a six ans, l’architecte paysagiste a donc emménagé avec son équipe place Madou, à Bruxelles, au dixième étage d’un bâtiment en béton à la façade incurvée. D’un côté, il voit le quartier européen. De l’autre, le centre-ville avec la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, l’hôtel de ville et la basilique de Koekelberg. Quitte à surplomber le siège du Vlaams Belang, autant jouir d’un beau paysage. «J’aime ce panorama dégagé où tout est ramassé», commente le natif d’Hasselt, une tasse d’eau à la main. Isolé au fond de l’open space, le quadragénaire travaille sur du sobre – une simple table en verre sur piétement discret – mais dans un environnement bien fourni. Il y a là cadres, photos, cartes et maquettes qui rappellent quelques-uns des 460 projets qu’il a menés avec sa vingtaine de collaborateurs depuis 2007. Le bureau qu’il a fondé s’est jusqu’ici distingué pour ses interventions sur le site de Tour et Taxis, le parvis de Saint-Gilles ou encore, à Arles, le célèbre Luma, une ancienne friche industrielle transformée en oasis où la nature foisonne.

Dans un futur proche, cet adepte du parachutisme s’apprête à réaliser un parc à sculptures à New York, à harmoniser la reconnexion et la verdurisation du haut et du bas de la ville de Bruxelles et, surtout, à aménager les abords et le parvis de la cathédrale Notre-Dame à Paris où il prévoit une augmentation de 36% de la végétation. «C’est dans la ville que l’on doit faire la différence», affirme-t-il. Le ton est donné.

C’est une façon d’envisager la cité comme une nouvelle nature: on essaie de ne pas voir d’opposition entre artificiel et naturel.

Les vagues de chaleur amènent certains à se tourner vers l’architecture traditionnelle d’Afrique. Les tours à vent égyptiennes à ventilation naturelle et les habitations tunisiennes au toit de palmier sont-elles des exemples à suivre?

Je ne répondrai pas directement à la question. Pour moi, tout part de la ville, qui doit être appréhendée comme un climat artificiel. L’ humain s’est installé dans des zones ouvertes de la forêt sauvage où il a établi un lieu plus organisé, moins dangereux, moins aléatoire et plus pérenne. Par la suite, on a coupé la verdure qui nous entourait avant de décider de réinstaller un peu de végétation, comme les alignements sur les boulevards, dans les squares et les jardins. Ce n’était probablement pas assez. Aujourd’hui, il faut repenser la ville comme une deuxième nature constituée de microclimats dont il importe d’étudier le type de végétation que l’on peut y installer. C’est à partir de là que nous pourrons inventer une autre écologie urbaine. Evidemment, on peut s’inspirer d’autres exemples à l’étranger, mais la priorité est de repenser l’espace non construit de la ville comme une écologie globale. Pour ce faire, il faut de la terre, de l’eau et des végétaux. Et pour trouver de la terre, on a recours à ce que j’appelle «l’urbanisme du sous-sol». C’est l’idée d’imaginer l’urbanisme comme une interface entre la météorologie – de plus en plus changeante – et la géologie, que l’on comprend trop peu. Dans nos villes, on a façonné une couche imperméable qui coupe cette connexion entre météo- rologie et géologie, avec deux conséquences. D’abord, puisque tout est minéralisé, on évacue les eaux trop vite et on provoque des inondations en aval. Ensuite, le sol de la ville perd son eau et les racines des arbres, qui sont là depuis des siècles, ne sont plus alimentées. Il faut déminéraliser la ville et faire en sorte que l’eau qui s’écoule soit récupérée sur place par des sols fertiles continus dans lesquels on planterait des végétaux qui, grâce à l’évapotranspiration, renverraient cette eau dans l’atmosphère. C’est assez simple, mais compliqué à mettre en œuvre car dans un contexte urbain, il y a des métros, des égouts, des lignes téléphoniques, le gaz, etc. Il est pourtant possible de repenser le sous-sol avec un lieu de passage de deux mètres sur deux, où l’on installerait l’ensemble de ces services. Le reste reviendrait à la terre.

On a pointé l’imperméabilisation des sols comme l’une des causes principales des inondations de 2021. Un argument suffisant pour entamer une déminéralisation?

On dit toujours qu’il faut une apocalypse pour faire bouger les choses. Le drame est là, chacun a pu s’en rendre compte ces deux derniers étés. Sur Instagram, j’ai lu un post qui disait: «Ceci est l’été le plus froid de la décennie à venir.» On doit s’attendre à ce que l’exception devienne la règle et, par conséquent, s’adapter. La ville propose aujourd’hui un micro-climat qui est en réchauffement, vu l’absorption de l’énergie solaire par les surfaces minérales. C’est donc là que le changement doit intervenir parce que c’est dans les milieux urbains qu’on habite, qu’il y a de l’argent… Si chaque cité s’active, le résultat sera planétaire. C’est la reproductibilité de nos actions qui fait la différence à l’échelle mondiale. Ces changements urbains sont finalement assez faciles et pas si chers à implémenter, voyez le Good Move à Bruxelles (NDLR: le plan régional de mobilité pour la Région de Bruxelles-Capitale). Si nos villes deviennent invivables dans dix ans, où ira-t-on? C’est maintenant qu’il faut anticiper, pour laisser le temps à ce qu’on plante de produire ses effets. Maintenant!

Existe-t-il des différences de microclimats entre les villes belges?

C’est moins l’identité de la ville que la situation à un endroit précis qui compte: ainsi, une place minérale est différente d’un boulevard arboré. Il est essentiel d’adopter une approche climatique qui permette, par exemple, de dessiner des espaces dans lesquels le vent s’engouffrera en été pour rafraîchir les places, tout en le bloquant en hiver. On doit essayer de jouer en même temps sur le vent, l’humidité et l’ensoleillement pour améliorer le confort de l’humain et créer des zones qu’il partagera avec les animaux et les végétaux. A Bruxelles, on s’est rendu compte que le tunnel de la jonction Nord-Midi générait un îlot de chaleur linéaire entre les deux gares, étant donné que c’est un endroit complètement minéralisé où il est impossible d’implanter quoi que ce soit – à part quelques parkings un peu étranges. En repensant cette jonction comme une sorte de rocher sous- terrain, on pourrait déminéraliser l’avant du tunnel pour récolter l’eau de ruissellement de la ville haute et la stocker contre ce corridor. Il s’agira ensuite de planter une forêt linéaire pour faire en sorte que l’îlot de chaleur devienne un îlot de fraîcheur. Cela permettra aussi d’éviter des problèmes d’inondation en aval. C’est une façon d’envisager la cité comme une nouvelle nature: on essaie de ne pas voir d’opposition entre artificiel et naturel, mais plutôt de les imaginer s’embrayer.

Laisser la chance aux plantes de se réinstaller dans la cité. C'est ce qui anime Bas Smets, comme ici, au célèbre Luma d'Arles, une ancienne friche industrielle transformée en oasis où la nature foisonne.
Laisser la chance aux plantes de se réinstaller dans la cité. C’est ce qui anime Bas Smets, comme ici, au célèbre Luma d’Arles, une ancienne friche industrielle transformée en oasis où la nature foisonne. © getty images

Ne craignez-vous pas pour l’avenir des espaces publics? A la suite de la pandémie, certains ont disparu au profit d’établissements privés, afin de soutenir la relance économique…

L’ espace public, c’est le cœur d’une ville, c’est là où l’on passe son temps. Je me souviens du printemps 2020, quand le bois de la Cambre est soudainement devenu le point de rencontre des Bruxellois, qui y faisaient le tour du lac entre amis. Auparavant, on se serait donné rendez-vous au restaurant ou au café et là, citoyens autant que politiciens se sont aperçu qu’il était essentiel pour la santé de se promener et de disposer de ces espaces publics, parcs et jardins. Maintenant, il est indispensable d’en avoir davantage en ville, de vivre encore plus proche de la nature. Et si on n’a pas la chance de vivre à côté d’un parc, il faut faire en sorte qu’il puisse «venir» aux gens.

L’ architecte serait un activiste?

L’idée est d’avoir une compréhension la plus complète possible d’un site, à la fois géologique, historique et écologique, et de composer avec l’ensemble, sans a priori. La seule approche qui doit lier les projets est la méthodologie, pas une sorte de formalisme. Cette stratégie a pour but de percevoir comment les choses sont faites et comment évoluer pour aller dans une nouvelle direction. Activiste? En tout cas, on ne peut pas devenir victime de la ville, il faut la rendre meilleure, prendre conscience que ce que l’on voit a été pensé et conçu par l’homme, que cela aurait pu être différent et que ce peut encore l’être. On pense trop souvent que la réalité est là, immuable, mais quand on réalise qu’elle est instable, tout peut changer. C’est au pouvoir politique de repenser continuellement l’espace de la cité.

L’un des défis de l’architecture est de faire cohabiter ancien et moderne. La préservation peut-elle néanmoins constituer un frein à l’évolution?

On rencontre beaucoup d’obstacles, en effet, mais ils constituent l’essence d’un projet: le site est une contrainte, le client une autre, le climat et le budget aussi… Finalement, ces entraves deviennent des opportunités. Nous avons besoin d’un site pour agir, d’un client pour dialoguer et d’un budget pour envisager des solutions. La conception et la réalisation d’un projet comprend de nombreuses «couches» ; on n’est jamais seul et c’est ce qui m’intéresse. L’ architecte n’est pas un artiste sur une montagne, qui crée des œuvres: nous sommes toujours ancrés dans la vie, le site et les permis réels. Nous nous devons d’être visionnaires, mais dans le même temps très pragmatiques. Un équilibre qui n’est pas évident à atteindre.

L’ architecte dessine un objet qui a des contours nets, alors qu’un paysage ne s’arrête pas. Cela offre beaucoup de liberté.

Selon l’architecte danoise Dorte Mandrup, «le bâtiment est conçu pour exprimer l’humilité de l’homme devant la nature au sein de laquelle il ne joue un rôle que pour un bref moment.» Qu’en pensez-vous?

Tout à fait d’accord. Il existe cependant une grande différence entre l’architecture et l’architecture du paysage. L’ architecte dessine un objet qui a des contours nets et qui s’arrête, alors qu’un paysage ne s’arrête pas. Ce type de projets s’inscrit dans une continuité. Le paysagiste aspire uniquement à améliorer l’existant, qui est son point de départ. Une fois le travail fini, c’est un nouveau «existant» qui apparaît, sur lequel quelqu’un d’autre pourra intervenir dans vingt ou trente ans. En ce sens, on n’ambitionne jamais quelque chose d’abouti. Même quand le paysage est officiellement livré, il ne peut pas être prêt parce qu’il manque dix, vingt ou trente ans de croissance aux plantes. Il s’agit d’une réflexion plus cyclique, qui offre beaucoup de liberté.

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Les bâtiments sont de plus en plus «vivants». Dans le futur, pourrait-on imaginer une maison qui grandirait comme un arbre?

J’aime la vision de ces maisons ou ces villes complètement envahies par la nature. Pour stocker le CO2, il n’y a pas mieux qu’une plante, qui fait ça depuis des millions d’années. Je ne sais pas si les bâtiments doivent imiter ce que fait la plante ou s’il faut simplement laisser celle-ci investir la ville, mais quand je vois ça (NDLR: il montre des bâtiments en béton de l’avenue des Arts), ça m’ennuie, c’est trop minéral. Je préfère pouvoir imaginer la cité comme une nature, pour ensuite laisser la chance aux plantes de s’y réinstaller.

Cette réinvention de la ville passe-t-elle aussi par l’action des citoyens?

L’ espace public, c’est l’autorité publique qui s’en charge et c’est un système important à conserver. Mais différentes initiatives peuvent être mises en place avec les citoyens, comme aux Pays-Bas, où les municipalités leur proposent d’enlever une dalle de trottoir pour y faire pousser une plante grimpante contre leur façade. Les personnes intéressées se voient offrir l’arbre, ce qui permet de les impliquer dans la verdurisation de la ville. Un exemple qui s’applique aux sols, mais des propositions pourraient concerner l’eau. Aujourd’hui, il y a davantage de pluie durant des laps de temps plus courts, ce qui fait que l’eau s’écoule trop vite pour que l’on puisse la capter alors qu’une ville, forcément imperméable, est théoriquement le meilleur moyen de la retenir. Il est capital de stocker de l’eau sur les toits ou dans les sols et c’est à cet échelon que le citoyen a son rôle à jouer, en concevant dans son jardin un puits ou une réserve personnelle… mais en supprimant en revanche sa pelouse.

Pourquoi supprimer les pelouses?

Elles n’amènent rien à la biodiversité et consomment beaucoup d’eau. L’idéal est de laisser les deux tiers du jardin à l’état sauvage. Cela permettra à de nombreuses plantes et pollinisateurs de revenir. Généraliser l’opération «En mai, tonte à l’arrêt» (NDLR: menée par Le Vif, en partenariat avec la faculté Gembloux Agro-Bio Tech de l’ULiège et l’asbl Adalia 2.0) est une piste intéressante. J’ai lu une étude qui dit qu’en Flandre, les jardins privés pouvaient faire la différence la plus importante, tellement ils sont nombreux: si on en rendait la moitié à la nature, cela aurait un effet conséquent pour la région. C’est un changement de paradigme que l’on doit être prêt à intégrer, mais ce n’est pas évident. Dans un de ses livres, l’essayiste Michael Pollan écrit que les pelouses nous rassurent parce qu’elles évoquent les savanes de nos ancêtres, dans lesquelles il n’y avait ni arbres ni arbustes, où ils se sentaient en sécurité car ils pouvaient voir l’animal apparaître. Pollan affirme que ce besoin de sécurité est encore ancré dans notre ADN: on doit apercevoir le voisin qui arrive comme on voyait le lion ou le tigre, ça nous rassure. Il est temps de repenser nos pelouses, nos espaces publics, nos parcs nationaux, nos forêts primaires, etc. C’est toujours une question de partage d’espace entre nous tous, êtres vivants.

Nicolas Godelet et ses travaux en Chine, JDS Architects installé à Shanghai, Vincent Callebaut et ses écoquartiers futuristes partout dans le monde… Les architectes belges ont la cote à l’étranger. Qu’est-ce qui explique ce succès?

Notre débrouillardise. Nous vivons dans un pays compliqué, où tout doit être inventé. Quand j’ai fondé ma boîte, j’ai appelé mon premier projet «Stratégie pour un pays sans paysage». Ici, nous n’avons pas ces grands espaces montagneux suisses ou français, ou ces immenses environnements artificiels imaginés par l’homme aux Pays-Bas. En Belgique, nous sommes dans l’entre-deux: un peu de polder au nord, un peu d’Ardenne au sud, mais aucune topographie qui organise l’occupation du territoire. En Suisse, on vit dans des vallées et on a des cabanes dans la montagne, c’est la logique de la nature. Ici, comme tout est plat et que le territoire en soi n’oppose pas de résistance, on a construit partout, en imaginant ce que l’on voulait. La Belgique est une sorte de laboratoire du possible du paysage. Une fois transposée ailleurs, où il y a beaucoup plus d’éléments topographiques ou liés à la végétation, cette méthodologie nous permet de voir le territoire autrement. «L’approche belge» est caractérisée par cette liberté d’esprit, mais aussi par la débrouille. Comme on n’a peut-être pas une identité très forte, on ne peut pas se contenter d’appartenir, il faut constamment inventer.

Bio express

1975

Naissance, à Hasselt, le 21 janvier.

2003

Obtient un master en paysage de l’université de Genève, après celui d’architecture et génie civil à la KULeuven, en 1999.

2007

Fonde son bureau.

2009

Lance le chantier du Luma, à Arles.

2018

Se voit décerner la médaille d’or de l’urbanisme et de l’espace public de l’ Académie française d’architecture.

2022

Est choisi pour aménager les abords et le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris.

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