En fait-on trop pour les agriculteurs?
Trop ou à côté de la plaque… Le recul environnemental de l’Europe est loin de satisfaire l’ensemble des paysans. Et le peu d’avancée sur les prix mécontente tout le monde.
Chaque fois qu’ils débarquent à Bruxelles au volant de leurs mastodontes, ils en veulent toujours plus et parviennent à décrocher davantage de promesses plus ou moins concrètes. Sur l’allègement des normes environnementales, sur la simplification administrative de la PAC (politique agricole commune), sur la fixation des prix de leur production et donc un juste revenu, sur la concurrence déloyale… Chaque fois, la démonstration de force est impressionnante et le centre de la capitale est transformé en une cour de ferme mal entretenue. Le 26 février dernier, plusieurs dizaines de travailleurs de Bruxelles-Propreté ont travaillé jusqu’au milieu de la nuit pour déblayer la boue, le fumier et la paille brûlée jonchant la rue de La Loi. Où cela s’arrêtera-t-il? Surtout, les autorités européennes, nationales et régionales n’en font-elles pas trop pour les agriculteurs?
«Le problème est qu’on en fait trop non pas pour « les » agriculteurs mais pour « certains » d’entre eux, tranche d’emblée Philippe Baret, ingénieur agronome à l’UCLouvain. Dit autrement, des agriculteurs gagnent et d’autres perdent. Tous continuent pourtant de manifester en front commun, alors que les attentes ne sont pas les mêmes qu’on soit cultivateur céréalier ou éleveur bovin, petit ou grand, conventionnel ou bio… Le combat s’est engagé dans le mauvais sens dès le départ.» Et c’est vrai. Nombre de mesures avancées par la Commission européenne et avalisées par le Conseil des ministres font l’objet de vives critiques de la part de syndicats comme la Fugea, la Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs, qui défend une agriculture durable. «Sur l’adaptation des règles environnementales, la Commission est à côté de la plaque, confirme Hugues Falys, porte-parole de la Fugea et éleveur bio à Bois-de-Lessines. L’Europe a opté pour les solutions à court terme les plus faciles. C’est un vrai recul.»
Concrètement, en quelques semaines, les Vingt-Sept ont rendu la PAC moins verte. Fini les obligations de mise en jachère d’au moins 4% de terres arables. Seuls les éléments paysagers existants (haies, bosquets, arbustes) devront être maintenus. La rotation des cultures ne sera plus une obligation, elle se fera sur base volontaire, avec des incitants, et pourra être remplacée par une simple diversification: imposée dans la PAC actuelle, la rotation des terres arables suppose de changer de culture tous les trois ans tandis que la diversification, qui figurait dans la PAC précédente, consistait à alterner cinq cultures différentes au-delà d’une certaine surface arable. Les petites exploitations de moins de dix hectares, soit deux tiers de l’ensemble des exploitations, ne seront plus contrôlées. Voici un mois, la Commission a retiré son projet de réduire les pesticides de moitié d’ici à 2030. Relevons aussi que l’Autriche, largement soutenue par d’autres Etats membres, a demandé le report de la réglementation antidéforestation.
«Le problème est qu’on en fait trop non pas pour “les” agriculteurs mais pour “certains” d’entre eux.»
«Capitulation» de l’Europe
«Comparé au début de la législature, on est passé du blanc au noir, constate Anne-Laure Geboes, chargée de mission à la fédération des associations environnementales belges, Canopea. Pour les pesticides, l’annonce de la Commission est une catastrophe pour la pollution des sols et des nappes phréatiques. La Wallonie, et la Belgique en général, figure parmi les plus gros consommateurs de pesticides. Idem pour la jachère. Alors qu’on sait que les oiseaux des champs disparaissent, cette mesure aurait eu un impact évident sur le déclin des populations d’oiseaux communs.» La biologiste regrette également que la Wallonie envisage d’augmenter la prime au «soutien couplé bovins», soit une aide en fonction du nombre de têtes de bétail, qui favorise les grands élevages. «La densité de bovins est beaucoup trop élevée en Wallonie, dit-elle. On est dans le Top 10 européen. Augmenter la prime et détricoter les normes environnementales plutôt que gonfler le budget des incitants environnementaux, c’est un recul indéniable.»
Philippe Baret, lui, parle même de «capitulation». «En réalité, on ne revient pas sur un accord qui a eu lieu il y a deux ans (NDLR: celui de la dernière PAC), mais sur un processus qui se déroule depuis dix ans, constate-t-il. On abandonne un intérêt général de long terme pour privilégier, sous la pression de manifestants, les intérêts à court terme de certains.» La Fugea nuance quelque peu en pointant une adaptation de normes environnementales, nécessaire à ses yeux: «La plus grande souplesse pour choisir la période de couverture végétale des sols durant l’hiver est une bonne chose, avance Hugues Falys. L’objectif de la mesure est de limiter l’érosion. Mais, cette année, alors que les récoltes ont eu lieu jusqu’en décembre, on a interpellé les fonctionnaires contrôleurs qui nous ont assuré fermer les yeux, mais ne pas pouvoir publier de dérogation officielle. C’était un peu hypocrite.»
Reste la loi européenne sur la restauration de la nature qui prévoit des mesures de réparation sur au moins 20% des terres et des espaces maritimes d’ici à 2030. Ce pilier du Pacte vert européen est très critiqué par les agriculteurs qui doivent être mis à contribution pour préserver les pollinisateurs et les forêts, par exemple. Sous la pression de la Hongrie, qui a justifié des intérêts de ses agriculteurs, et sous les manœuvres suspectes de la Belgique qui préside actuellement le Conseil de l’UE, le texte a été mis sous cloche à l’ultime étape de la procédure d’adoption. «En Belgique, il n’y a pas de consensus entre les différents gouvernements, souligne Anne-Laure Geboes. Ce sont le fédéral et la Flandre qui résistent, entre autres à cause du foncier. La Flandre est plus densément peuplée. Il y a donc moins de place pour la nature…»
Comment expliquer un tel recul de l’UE sur les normes environnementales? «La Commission devait répondre à la crise agricole vite et fort face à une telle mobilisation, reconnaît Hugues Falys. Le problème est que l’Europe est coincée entre sa politique ultralibérale et le Green Deal qui est à l’opposé de cette politique-là. C’est une situation assez schizophrénique.» Chez Canopea, on y voit aussi une préoccupation électoraliste à quelques semaines du scrutin européen. Les partis populistes et d’extrême droite, qui semblent avoir le vent en poupe, sont plutôt opposés à la réglementation environnementale. Aux Pays-Bas, la fronde des agriculteurs contre le plan azote du gouvernement a furieusement boosté le nouveau parti populiste BoerBurgerBeweging (BBB), opposé au GreenDeal européen. «On peut voir le recul de la Commission von der Leyen sur ces questions comme une tentative de couper l’herbe sous le pied de ces partis», estime Anne-Laure Geboes.
189 milliards d’euros
En revanche, en matière de fixation des prix, l’Europe n’a avancé que d’un orteil. «C’est pourtant la principale revendication des agriculteurs, expose Philippe Baret. Elle fait d’ailleurs consensus, contrairement aux adaptations des normes environnementales. On le sait, il existe un vrai problème de rapport de force entre les agriculteurs et les autres acteurs de la chaîne agroalimentaire. Mais là-dessus, on reste sur sa faim.» L’UE a promis de créer, à court terme, un Observatoire des prix, des marges et des pratiques commerciales. Ce n’est pas une nouveauté. Il y a trois ans, la Commission et le Conseil avaient déjà inscrit la création d’un tel outil dans le règlement de l’Organisation commune des marchés agricoles (OCM), chargée d’organiser les marchés dans le cadre de la PAC. En vain jusqu’ici.
«On peut voir le recul de la Commission von der Leyen comme une tentative de couper l’herbe sous le pied des partis d’extrême droite»
En outre, l’Europe s’est engagée à mieux légiférer sur les pratiques commerciales déloyales pour davantage protéger les agriculteurs contre des acheteurs économiquement plus forts. Fin février, la Commission a lancé une vaste enquête sur le sujet auprès des agriculteurs. Son rapport est attendu dans le courant du mois d’avril. Mais ce ne sera qu’un rapport et son contenu est assez prévisible. Quoi qu’il en soit, c’est une bonne chose de remettre autour de la table les différents acteurs de la chaîne. L’enjeu est aussi de faire payer la transition, soit la baisse des émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole (qui représente un quart des émissions humaines totales), par tous les maillons, donc pas seulement les agriculteurs. Une récente étude de la coalition Folu (Food and Land Use) établit l’addition mondiale à 189 milliards d’euros chaque année, entre 2025 et 2030. Pour Folu, les agriculteurs travaillent dans un environnement de plus en plus incertain. Ils sont les moins à même de payer la note.
Quant aux accords de libre-échange de l’Union, en particulier celui avec les pays du Mercosur, il n’y a, pour l’instant, rien d’autre à se mettre sous la dent que l’évocation des fameuses «clauses miroirs qui devront être effectivement contrôlées». Ici aussi, il s’agit d’une crainte majeure de concurrence déloyale des agriculteurs européens face à ceux qui, au Brésil, en Australie ou en Thaïlande, ne sont pas soumis aux mêmes normes environnementales ou autres. Il y a fort à parier que rien n’évoluera avant les élections de juin. Un signe: dix des 27 Etats membres, dont la Belgique, n’ont toujours pas ratifié l’entrée en vigueur définitive et complète du Ceta, ce traité controversé avec le Canada. Le Sénat français vient, lui, de rejeter la ratification, ce qui pourrait encourager d’autres Parlements à faire de même. Voilà qui n’annoncer aucune éclaircie pour l’accord Mercosur.
Enfin, en ce qui concerne le volet des simplifications administratives avancées par la Région wallonne, la plupart sont, sans surprise, les bienvenues. «Difficile d’être opposé à cela, sourit Hugues Falys. Ça va évidemment dans le bon sens. Il est tout de même dommage qu’il ait fallu attendre tout ce temps. Récemment, à Namur, la directrice de l’administration wallonne pour l’agriculture nous a avoué que c’est grâce à nos manifs qu’elle s’est rendu compte qu’il y avait un problème de surcharge mentale chez les agriculteurs à cause de toutes les réglementations qui vont dans tous les sens.» A ce niveau, on n’en fait pas trop…
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