Agriculteurs: comment trouver le juste prix, pour les consommateurs aussi?
Comment mieux rétribuer les agriculteurs? En fixant des prix minima pour l’achat de leur production, c’est le consommateur qui, au final, trinquera. Mais d’autres solutions existent.
Décidemment, la France met les bouchées double pour soigner ses travailleurs de la terre. Le 4 avril, l’Assemblée nationale a adopté une loi visant à instaurer un prix minimal d’achat des produits agricoles pour «garantir un revenu digne aux agriculteurs». Après la loi Egalim, censée assurer des règles du jeu plus équitables dans les relations commerciales entre agriculteurs et grande distribution, les Français prennent vraiment les devants pour régler, chez eux, la crise agricole qui touche une bon nombre de pays européens.
Evidemment, il y a du bouillon politique derrière tout ça. Le texte sur les «prix planchers», avancé par les écologistes, a été voté en première lecture par un hémicycle où les députés de la majorité, opposés à la proposition, brillaient par leur absence. Le Sénat doit encore se prononcer, et il y a fort à parier que les sénateurs, en nombre cette fois, balaient rapidement la proposition, comme l’espère le gouvernement de Gabriel Attal.
Tout cela sent la campagne – électorale s’entend – en vue du scrutin européen. C’est dans ce contexte que s’inscrit, en tout cas, le coup de Jarnac des Verts français, surtout que le président Macron avait annoncé candidement, lors du récent Salon de l’agriculture, à Paris, l’instauration de «prix planchers», avant que son Premier ministre ne tempère fermement. La proposition prévoit que les filières agricoles qui le souhaitent négocient «en conférence publique» un prix minimal sous lequel les industriels de l’agroalimentaire ne pourront plus acheter leurs aliments aux producteurs.
Même si le texte risque d’être recalé en seconde lecture, il fait déjà beaucoup parler de lui au-delà des frontières de l’Hexagone. «Bien sûr, nous nous intéressons au contenu de cette proposition de loi française, confirme Thomas Demonty, du service d’études de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA). Nous attendons un retour de nos homologues français avant d’en discuter avec nos membres. Maintenant, ce qui convient aux producteurs voisins ne convient pas forcément aux producteurs belges.» Le ministre de l’Agriculture, David Clarinval (MR), affirme qu’il ressort de la task force qu’il a mise en place que nos agriculteurs ne sont pas demandeurs d’un système de fixation des prix par l’autorité.
Chez nous, la seule avancée bientôt en vigueur est l’interdiction de vente à perte.
Le fear factor des agriculteurs
En Belgique, avant le grand tournoi électoral – fédéral, régional, européen – de juin, peu de choses se concrétiseront en matière de rémunération des agriculteurs. La seule avancée bientôt en vigueur est l’interdiction de vente à perte, étendue aux agriculteurs qui doivent, encore trop souvent, céder leurs produits à un prix inférieur à leurs coûts de production. «Désormais, l’exploitant agricole pourra dénoncer une pratique jugée déloyale à l’Inspection économique, sauf si le vendeur et l’acheteur se sont mis d’accord pour vendre à perte un surplus de récolte qu’on préfère ne pas laisser pourrir», précise Thomas Demonty. Le cabinet de l’Agriculture signale que pour concrétiser cette mesure, il est prévu non pas de passer par une nouvelle loi, dont la procédure d’adoption est longue, mais par un arrêté royal qui sera discuté en intercabinet dans les prochains jours.
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Convaincant? «C’est une première étape mais c’est bien sûr insuffisant, estime Claire Fastré, du Collège des producteurs, qui promeut le label Prix Juste Producteurs. Il faudra aussi être vigilant au fear factor, car il existe déjà une législation générale sur la concurrence déloyale en Belgique, dans le code de droit économique. Or, en 2023, aucune plainte n’a été enregistrée dans le secteur agroalimentaire. On sait que les pratiques déloyales y sont légion, mais personne n’ose les dénoncer aux autorités de peur de perdre un acheteur.»
Par ailleurs, le cabinet de David Clarinval planche sur l’élaboration d’un couloir de prix. Il s’agit d’un mécanisme de surveillance permettant, par filière agricole, de convoquer automatiquement la concertation de la chaîne agroalimentaire quand les prix tomberont sous un plancher ou dépasseront un plafond. Mais ce «tunnel tarifaire» ne devrait voir le jour qu’à moyen terme, selon le ministère, donc pas sous cette législature. Idem pour l’Observatoire des prix et des marges qui verra ses missions élargies pour pouvoir calculer les coûts de production puis donner des indicateurs de prix afin d’alerter les acteurs de la chaîne le cas échéant en vue d’une concertation rapide.
«C’est ce dont tout le monde rêve, sourit Claire Fastré. Mais il faudra du temps pour y arriver. La Belgique est vraiment à la traîne dans la récolte et la gestion de données permettant ce genre de calculs.» Il n’existe d’ailleurs aucun indicateur réel de coût de production, juste des estimations ponctuelles dépassées. «Et le revenu du travail de l’agriculteur n’y est pas inclus, souligne Thomas Demonty. Ni l’énergie d’ailleurs, ni le foncier, ni les investissements et les différents emprunts de l’exploitant.» Il reste du pain sur la planche…
«Les pratiques déloyales sont légion, mais personne n’ose les dénoncer de peur de perdre un acheteur.»
Le prix du pain à la hausse
Quant à une loi à la française du type «prix planchers», elle révèle, sous ses abords séduisants, quelques faiblesses. «Une première crainte qu’on peut avoir est que le prix minimal fixé devienne le prix de référence, avertit Clair Fastré. Un prix minimal ne reflétera pas forcément les coûts de production de tous les exploitants. Et il sera plus difficile de négocier des contrats par la suite.» Pour Philippe Burny, professeur d’économie rurale à Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège) et spécialiste de la Politique agricole commune (PAC), cela revient à repasser les plats.
«Ce système ressemblerait à celui des prix garantis du début de la PAC, qui avait conduit à une surproduction, des déversements de milliers de litres de lait et à la guerre aux subsides, détaille-t-il. A l’arrivée, c’est le consommateur qui paierait la note. Imaginons un prix minimal pour le blé: cela entraînerait forcément un prix plus élevé pour le pain, qui est une denrée de base, en particulier pour les ménages les moins nantis. Idem pour les pommes de terre, le lait…» Cela poserait aussi un problème de compétitivité, a fortiori pour un pays aussi petit que le nôtre. La France a d’ailleurs interrogé la Commission européenne sur la manière dont elle pourrait s’inspirer de cette mesure «prix plancher» sans que cela entraîne des effets de concurrence entre les pays.
Pour le Pr Burny, d’autres solutions sont envisageables et aussi envisagées par l’UE pour la prochaine PAC. «Il paraît de plus en plus indispensable de revoir le système de distribution des aides directes de la PAC – à savoir un paiement à l’hectare indépendamment de la production – qui n’est d’ailleurs plus en phase avec le marché, estime-t-il. On sait que 20% des agriculteurs, les plus grands, empochent 80% de ces montants. Je travaille actuellement pour le Comité économique et social de l’Union qui réfléchit à la prochaine PAC. Il est question de tenir compte, à l’avenir, de la main-d’œuvre dans la distribution des aides directes.»
Selon les calculs de l’économiste agronome, sur les 265 millions d’euros d’aides directes versées en Wallonie (qui compte environ 12.000 exploitations utilisant, en moyenne, 1,2 unité de travail équivalent temps plein), cela représenterait, en moyenne, plus de 18.000 euros par an, soit à peu près 1.500 euros par mois par personne, rien qu’en aide directe. «L’autre avantage est qu’il s’agit de subsides publics, donc de l’argent du contribuable, réfléchit Philippe Burny. Or, l’impôt étant progressif, ce serait socialement plus juste qu’un prix minimal qui pousserait les prix à la consommation de denrées de base pénalisant les moins nantis.»
Il est clair que le sujet fera débat lors des discussions sur la prochaine PAC. «Mais, avant de se pencher sur la question d’une redistribution des aides, il faudrait revoir le budget de la PAC qui n’a pas augmenté avec l’inflation, observe Thomas Demonty, prudent. Une indexation de ce budget nous semble le plus urgent et serait cohérent avec les déclarations des ministres européens selon lesquelles l’agriculture est un secteur stratégique…»
Une autre piste pour garantir le revenu des agriculteurs est le système d’assurance revenus, largement répandu aux Etats-Unis et au Canada, désormais développé en France et en Italie. Les primes de ces assurances privées sont payées, en partie, par les pouvoirs publics. En clair, plus les primes sont importantes, plus l’agriculteur est protégé contre une baisse de revenus due à l’imprévisibilité du marché. «A la faculté de Gembloux, nous étudions le système depuis quelque temps pour savoir à partir de quel seuil de perte on dédommage l’agriculteur et à quelle hauteur on compense la différence (100%, 75%), informe le professeur Burny. Il faut également voir comment on calcule le revenu de référence, en fonction de la production et des prix obtenus sur les dernières années. Ce n’est pas si simple.» On le voit, ça cogite en tous sens. Néanmoins, pour les mesures réellement concrètes, rendez-vous cet automne…
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