Achat de terres par la grande distribution: « La ligne rouge a été franchie »
L’acquisition de terres agricoles par la grande distribution attise la colère des agriculteurs. Une stratégie nuisible pour le secteur et pour la souveraineté alimentaire, dénoncent les syndicats. Pour Marie-Hélène Lefèvre, de l’ONG Fian, qui milite pour le droit à l’alimentation et à la nutrition, les agriculteurs ont raison de s’inquiéter.
Les craintes des agriculteurs, notamment en ce qui concerne l’accès à la terre, sont-elles fondées?
De notre point de vue, leur colère et l’indignation qu’ils expriment sont légitimes. Les terres belges sont les deuxièmes plus chères d’Europe. Les chiffres publiés par l’Observatoire du foncier agricole wallon montrent qu’entre 2017 et 2021, le prix de la terre a augmenté de 28,46%. En 2017, un hectare coûtait, en moyenne, 27 205 euros contre 34 945 euros en 2021. On vit dans un pays densément peuplé, dans lequel les terres agricoles se font de plus en plus rares et où on observe une artificialisation des sols, un étalement urbain continu et la multiplication de zonings industriels. La bétonisation touche principalement les terres agricoles qui ne peuvent donc plus êtres exploitées pour la culture. A cela s’ajoute la concurrence que représentent d’autres types d’exploitation de la terre, comme la production d’agrocarburants, de sapins de Noël, l’élevage de chevaux ou l’installation de panneaux solaires. Dans un tel contexte, l’achat de terres par Colruyt ajoute une pression supplémentaire sur les agriculteurs qui ne sont pas en mesure de rivaliser. J’ai en tête le témoignage de l’un d’eux qui avait fait une offre de 40 000 euros pour un hectare. Le propriétaire aurait finalement cédé la terre à Colruyt pour 70 000 euros.
Les conditions auxquelles travailleraient les agriculteurs sur les terres de Colruyt ne sont pas acceptables.
Le groupe se défend pourtant de toute concurrence déloyale et assure ne pas participer délibérément à des transactions supérieures au prix du marché…
L’enquête menée par le site d’information Apache.be a mis en évidence des contradictions dans le discours de Colruyt. D’un côté, le groupe assure ne pas mener de stratégie agressive sur le marché mais, de l’autre, il n’est pas transparent sur le nombre d’hectares qu’il possède. Il était question de dizaines d’hectares alors qu’en réalité, il s’agirait d’au moins 175 aux alentours de Hal et dans le Hainaut.
Vous dénoncez un manque de transparence?
S’il n’y a pas de véritable stratégie d’accaparement de la part du groupe, comme il le soutient, il devrait abandonner son projet. Acheter des terres, c’est franchir la ligne rouge. Et c’est réellement problématique pour l’autonomie des paysans. De plus, les conditions auxquelles travailleraient les agriculteurs sur les terres de Colruyt ne sont pas acceptables. Dans un schéma classique, on passerait par le bail à ferme. Cela signifie que l’agriculteur bénéficie d’une certaine sécurité pour l’exploitation de la terre sur le long terme. Colruyt contourne ces baux à ferme pour proposer des contrats annuels. Les agriculteurs peuvent dès lors exploiter la terre pendant une année mais rien n’est garanti pour l’année suivante. Cette manière de procéder est également problématique en matière de soins apportés à la terre et de fertilité. L’ exploitation des parcelles devra se faire aux conditions établies par Colruyt et selon son propre cahier des charges, sans égard pour la durabilité de la terre. D’ailleurs, développer des cultures biologiques sur ses terres ne fait pas partie de la stratégie du groupe, bien qu’il surfe sur la vague.
Vous évoquez la concurrence que représentent d’autres types d’exploitations. Acheter ces terres, n’est-ce pas justement une manière de s’assurer qu’elles resteront dédiées à l’agriculture?
Ce n’est pas le rôle du privé de s’assurer de la préservation de la terre. En s’immisçant sur le marché foncier, les entreprises ne contribuent aucunement à garantir l’accès à la terre aux producteurs. Leur vision de l’agriculture n’a rien de souhaitable, elle précarise la situation des paysans. En France, une enquête menée par la journaliste Lucile Leclair (Hold-up sur la terre, Seuil, coll. Reporterre) a mis en évidence la manière dont les grandes entreprises font main basse sur les terres, utilisées comme espace de spéculation. C’est ainsi, par exemple, que Chanel achète des champs pour cultiver les fleurs qui entrent dans la composition de ses parfums.
Ces dernières années, on a constaté un intérêt grandissant des consommateurs pour les produits locaux. Mais la crise énergétique risque d’être un frein à ce développement. En investissant dans la production belge, la grande distribution n’aide-t-elle pas le secteur?
En payant correctement les agriculteurs locaux, il n’est pas nécessaire de se substituer aux acheteurs. Ce sont les autorités politiques qui ont un vrai rôle à jouer pour soutenir le développement de filières de production locale. Pour l’instant, on constate un vrai manque de ce côté-là. En Belgique, les terres agricoles représentent 51,7% du territoire. La moitié de cette surface est composée de prairies, l’autre de cultures. On y fait majoritairement pousser des céréales dont une petite partie seulement sert à notre alimentation. Cette situation est en contradiction avec le code wallon qui stipule que les champs doivent servir à nourrir la population.
A quelles autres difficultés majeures sont confrontés les agriculteurs aujourd’hui?
Dans les prochaines années, il y a aura de nombreux départs à la retraite dans le milieu agricole. Il faut s’assurer que la transmission de génération en génération est encore envisageable. Or, il est devenu quasi impossible pour un jeune de s’installer, compte tenu du faible montant des aides et de la déconnexion totale des prix de l’alimentation avec les coûts réels de sa production. Ce qui oriente le choix d’un propriétaire quand il vend ses terres, c’est le prix. Le fait qu’un acteur de la grande distribution soit candidat à l’achat provoque une concurrence déloyale, alors que le rapport de force dans la fixation du prix des produits est déjà énorme. Si, en prime, la grande distribution se met à créer de faux indépendants en les laissant assumer toutes les difficultés inhérentes à l’exploitation, on risque d’aboutir à une forme de précarisation du statut. Aujourd’hui, on entend beaucoup de déclarations de bonnes intentions, mais, dans les faits, on ne reçoit aucune garantie. Au-delà du cas Colruyt, l’enjeu fondamental c’est notre souveraineté alimentaire. C’est le droit des peuples à accéder à une alimentation saine. En Belgique, on veut mener une politique qui consiste à soutenir les exportations d’un côté, tout en aidant le petit producteur de l’autre. Mais à la fin, c’est toujours le gros producteur qui est avantagé. Si on continue à aller dans cette direction, dans dix ans, plus personne n’aura les moyens de s’installer comme agriculteur et de travailler la terre. Autant dire que le problème est de taille.
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