A l’affût: ces observateurs passionnés qui passent des heures et des jours à observer la vie sauvage (reportage)
Ils peuvent passer des heures voire des jours immobiles à observer la vie sauvage, pour en capter des images et les partager. Rencontre avec des affûteurs passionnés.
Ce soir de mai, le photographe et vidéaste Thomas Meunier veut «aller au blaireau». Il a repéré un terrier à 45 minutes de marche de chez lui, du côté de Dinant. «J’ai placé des caméras-pièges, qui se déclenchent en cas de mouvement, et je suis sûr qu’il y a des blaireaux pour l’instant. J’ai observé aussi beaucoup de traces. C’est la première fois que je vais faire de l’affût là-bas, précise-t-il en préparant son matériel – filets et tenue de camouflage, petit coussin, jumelles, appareils pro pour la prise d’images. Le blaireau est un animal protégé, il y en a beaucoup dans la région. Je sais où je peux en voir quasi à coup sûr, mais ce soir, c’est un challenge pour moi d’essayer de les observer dans un autre endroit.»
Les applications météo prévoient quelques heures sans pluie. Il est 19 heures. Il ne faut pas tarder à partir, pour être installés avant le réveil de cet animal nocturne. C’est entre chien et loup, entre le coucher du soleil et l’obscurité totale de la nuit qu’on a des chances de pouvoir le photographier. Plusieurs centaines de mètres avant d’arriver sur place, on se change et on prépare le nécessaire. Maintenant, plus question de parler, d’ouvrir ou de fermer les sacs – le bruit des fermetures Eclair. Il s’agit de rester silencieux et de s’approcher à pas feutrés. Gare aux branches qui craqueraient sous les pieds.
Avec précaution, Thomas Meunier place sa caméra au bord d’une cuvette naturelle parsemée d’innombrables trous. Le réseau de galeries du terrier impressionne et révèle, au milieu du tapis de feuilles de la forêt, l’ocre de la terre creusée. En Europe, le blaireau est le roi des terrassiers. Avec ses pattes robustes munies d’énormes griffes, il peut déplacer plusieurs tonnes de terre.
Sur nos coussins, dans la position la plus confortable possible, l’attente commence. Les minutes passent, le jour décline. Un mulot se promène dans la cuvette, deux chevreuils passent en courant dans la clairière juste à côté. Dans la couronne des arbres, c’est le concert. Les oiseaux du soir mélangent leurs chants sous les tambourinements du pic épeiche. Mais pas de blaireau. On scrute chaque trou, espérant voir émerger le museau noir et blanc du mustélidé. Dans le relatif silence, les sens aux aguets, les gargouillements de nos entrailles semblent démesurément bruyants. Même déglutir paraît déplacé.
L’obscurité gagne du terrain, il fera bientôt trop sombre pour distinguer quoi que ce soit. On s’apprête à digérer la déception d’un rendez-vous manqué. Soudain, il apparaît. Pas à la sortie de l’un des trous que nous observions patiemment, non, il déboule des hautes herbes de la clairière pour entrer dans le terrier. Il en ressortira plusieurs fois, pour se poster à l’entrée et humer l’air. Jusqu’à ce qu’on ne voie plus rien et que l’on quitte les lieux, discrètement.
L’école du lâcher-prise
«Les blaireaux, je les observe depuis des années, toujours avec la même émotion. Dans un monde où beaucoup de choses sont fausses, j’ai besoin de ces petites bulles de pur sauvage pour être heureux, je suis accro. C’est un bonheur assez intense, une décharge d’adrénaline», s’émeut Thomas Meunier. Originaire de Thudinie, il a toujours passé beaucoup de temps dehors. Après une formation de guide nature, il se lance dans la photo animalière, dont il vit aujourd’hui, grâce à la vente de ses images et à l’organisation de voyages et de stages. L’affût occupe une grande place dans son quotidien. «J’y vais presque tous les jours depuis dix ans. La plupart du temps juste avec des jumelles. Quand je veux prendre des images, je sais où, logiquement, cela fonctionnera, même si dans la nature, rien n’est maîtrisable. L’affût est une belle école du lâcher-prise. Etre au contact avec le vivant sans artifice, ça remet à sa place.»
Ce soir-là, on a passé plus de deux heures à guetter le blaireau. Mais les vrais affûteurs peuvent mener des sessions bien plus longues. «Ce n’est même pas de la patience, on est dans une autre échelle de temps, affirme Thomas Meunier. Je n’ai jamais été un gamin patient, mais je peux rester dix heures d’affilée assis par terre parce que pour moi, il se passe mille choses. Les gens qui ne comprennent pas comment je peux rester autant de temps à l’affût, c’est, je pense, parce qu’ils ne l’ont jamais fait.»
Dans le domaine, Tanguy Dumortier, présentateur du Jardin extraordinaire à la RTBF, régulièrement sur le terrain, assure détenir «un titre quasi olympique de longévité» dans un affût. «Il m’arrive régulièrement d’y passer quinze jours d’affilée, concède-t-il. Pour l’instant, je monte un documentaire dont le titre de travail est L’affût au loup, dont la sortie est prévue à l’automne. On a fait plusieurs sessions de tournage de deux semaines en Finlande, à trois dans huit mètres carrés, avec des couchettes, un panneau solaire sur le toit pour recharger les batteries, de quoi chauffer de l’eau et des vivres pour tenir enfermés pendant quinze jours dans cette boîte. Comme les loups sont des animaux très sensibles, ça demande de longues périodes d’affût. La première fois, ils sont arrivés au bout de douze jours. Le loup fonctionne à l’odorat. Même camouflés dans l’affût, même à bon vent, il sait qu’on est là. Ils nous ont acceptés au fur et à mesure. Pour certains animaux, notamment des oiseaux pas du tout sensibles, quelques heures suffisent pour les apercevoir. Par contre, les cameramen qui essaient de filmer les tigres de Sibérie, pour lesquels on a très peu d’images, passent couramment six mois à l’affût. Là, ça devient carrément masochiste.»
Trucs et astuces
Du simple coussin à l’abri en dur en passant par la tente pliable avec faux feuillage intégré, la gamme des dispositifs d’affût est large. «Le matériel, c’est l’attrape-couillon, prévient Sébastien Lezaca, spécialiste des arbres et des mammifères au parc national de l’Entre-Sambre-et-Meuse. On te vend un tas de choses et tu finis habillé comme un sapin de Noël. Il faut une cagoule, ça oui, des filets de camouflage, un siège pliant, une paire de gants, c’est tout. De plus, j’ai l’impression que plus tu achètes de matériel, moins tu y vas. Si tu veux faire de l’affût, vas-y! Surtout, laisse toutes tes peurs chez toi et vas-y!»
Ces dernières années, le matériel de camouflage et celui pour la prise de vues se sont démocratisés, rendant l’affût bien plus accessible. «Mon premier affût, quand j’étais adolescent, je l’avais bricolé avec un parapluie et une bâche, se souvient Tanguy Dumortier. J’ai essayé quelques fois, puis j’ai laissé tomber parce que je n’avais pas le matériel adéquat, qui était alors très cher. La photo était encore argentique, aussi. L’arrivée du numérique a démocratisé les choses. Il y a aujourd’hui beaucoup plus de photographes animaliers que lorsque j’ai commencé.»
Le partage des images-trophées a lui aussi changé. Des forums où les passionnés s’échangeaient commentaires et conseils, on est passé aux réseaux sociaux et à la course aux likes. Avec à la clé, pour les moins patients, une exigence de résultat en échange du temps consacré. Alors parfois, pour obtenir la photo qu’ils veulent dans ce secteur exigeant où les modèles ne se commandent pas, certains ont recours à quelques astuces. «Quand on veut photographier le martin-pêcheur ou le cincle plongeur, des oiseaux qui sont un peu le Graal en la matière, on installe un perchoir près de la rivière, à deux ou trois mètres des tentes, détaille Romain De Jaegere, biologiste, écopédagogue et organisateur de stages d’affût dans la vallée du Viroin pour les Cercles des naturalistes de Belgique. Comme ce sont des perchoirs que les oiseaux ne connaissent pas, on sait qu’ils viendront s’y poser. Parfois de manière très furtive, parfois pour pêcher, parfois pour y faire leur toilette. Alors les photographes déclenchent et peuvent faire mille photos en une demi-heure.» Pour être certain de ne pas décevoir les participants, il est même allé un peu plus loin: «Pour les martins-pêcheurs, au début, nous avons placé des bacs dans la rivière avec du poisson. On faisait ça pour s’assurer d’avoir des résultats, mais on s’est rendu compte que ce n’était pas nécessaire. De plus, éthiquement, ça posait question. On a donc abandonné cette méthode.»
Honte absolue
Thomas Meunier fait partie de ceux qui ont tiré la sonnette d’alarme face à cette pratique: «Pourquoi sacrifier un être vivant pour en photographier un autre? Se dire que la vie du poisson est moins importante que celle du martin-pêcheur, je trouve ça déplacé. En Slovénie, on balance des tonnes de maïs et de croquettes pour chien pour attirer les ours devant les affûts. Ça permet aux photographes de faire des images grandioses, mais à cause de ça, les ours sont en train de modifier leurs comportements alimentaires. Certains n’hivernent presque plus parce qu’ils ont de la nourriture tout le temps et ils ne doivent plus la chercher.»
«Poser des appâts vivants pour attirer les animaux est une honte absolue et il faut proscrire ça», s’insurge Michel d’Oultremont, venu à la photographie animalière à l’âge de 15 ans, après avoir visionné un documentaire-révélation au Festival international nature Namur. On voit parfois des images filmées au grand angle dans un nid d’oiseaux, c’est hyper-intrusif. Les nichées peuvent alors échouer, parce qu’il y a trop de stress. Il faut faire gaffe. Des photographes arrosent même des papillons avec des vaporisateurs pour faire un effet de rosée. Ce genre de trucs, c’est scandaleux. J’ai l’impression qu’avec les réseaux sociaux, les gens sont moins précautionneux qu’avant. On entre dans une ère où la photo compte avant tout. Certains utilisent des animaux de zoo, élevés pour le cinéma, et, souvent, ne le mentionnent pas. Même avec un œil aiguisé, on ne s’en rend pas toujours compte. En 2017, le Wildlife Photographer of The Year, un concours organisé par le Musée d’histoire naturelle de Londres, a récompensé une photographie d’un tapir prise de nuit, avec un beau ciel étoilé, dont on s’est rendu compte plus tard qu’elle avait été réalisée avec un tapir empaillé.» Le lauréat faussaire a été banni à vie de la compétition.
«Je respecte la nature pour ce qu’elle est, pas pour ce que je veux qu’elle soit», conclut, philosophe, Sébastien Lezaca, qui ne prend pas de photos mais remplit des cahiers de dessins et de notes. Il y a une dizaine d’années, il a écrit plus de cent pages sur les blaireaux. «Un blaireau, c’est un blaireau, mais tu es toujours fasciné, même si tu en as vu un million de fois.» Rien qu’à l’entendre, on sent l’émerveillement intact.
Chasseur d’images
Si certains louent des affûts payants où le travail de repérage en amont a été prémâché et où il ne reste plus qu’à s’installer, attendre et déclencher, en général, pour réussir à voir de près un animal, il faut connaître son comportement, ses cycles, son territoire et passer beaucoup de temps sur le terrain. Dans cette connaissance et cette proximité avec la faune sauvage, le chasseur d’images à l’affût est évidemment proche du chasseur tout court.
Ce n’est pas un hasard si le père de la «wildlife photography» a d’abord été chasseur avant de troquer, en 1887, son fusil contre un appareil photo. L’Américain George Shiras (1859 – 1942), par ailleurs avocat et homme politique, a été le premier à photographier la vie nocturne des animaux, en mettant au point des pièges photographiques déclenchant un flash par explosion de poudre de magnésium et en détournant une technique des chasseurs autochtones Ojibwés: une approche par l’eau, en canoë, où une flamme permet de captiver l’animal sur la rive et de capter son regard. Avec pour résultat des images saisissantes en noir et blanc, fantômes d’un monde quasiment disparu.
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