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En solo au ciné, au resto, en vacances… L’ère des solitaires heureux? «Je finis par y trouver un certain plaisir»

L’essentiel

La vie en solo est de plus en plus acceptée et valorisée.

La solitude peut être perçue comme un vecteur d’intégration sociale.

Les réseaux sociaux peuvent espacer les individus plutôt que de les lier.

La solitude permet l’exploration de soi et favorise les rencontres.

Des initiatives se développent pour mieux accepter les personnes seules.

La vie en solo semble aller crescendo. Electrons libres ou fruits de sociétés urbaines atomisées, que nous disent ces solitaires assumés sur la délicate alchimie des êtres?

Gare de Bruxelles-Central, 12h01. Bruno, 57 ans, descend du train en provenance de Courtrai. Seul, il se dirige vers le cinéma Palace pour revoir Apocalypse Now Final Cut sur grand écran. Pas loin de là, quelques heures plus tard, Sarah (*) rentre chez elle pour une soirée en solitaire. Dans son appartement anderlechtois, acheté… seule, la jeune femme voit ce tête-à-tête intime comme une occasion de faire ce qu’elle veut, en l’occurrence trier les photos de son dernier grand voyage en solo. Vers 20 heures, Christophe (*), 42 ans, s’installe à la table d’un restaurant branché du Sablon. Smartphone d’un côté de l’assiette, un livre de Laurent Gounelle de l’autre, ce soir il dînera avec lui-même. Solitude pas forcément choisie, mais assumée, ces tranches de vie semblent devenues banales. Cela n’a pourtant pas toujours été ainsi…

La solitude a longtemps été perçue comme une anomalie, une triste réalité, voire le lot des pestiférés et des fous. Les dernières années semblent faire un lit plus douillet à la solitude, devenue «positive». Acceptée, voire valorisée, elle se fiche du regard d’autrui et, désormais, s’affiche. Mais à quel prix? Car la solitude peut avoir plusieurs visages. Comme le résume l’historienne Sabine Melchior-Bonnet dans Histoire de la solitude. De l’ermite à la célibattante, «forteresse protectrice ou prison murée, la solitude balance constamment de l’attrait à la répulsion». Violence ou délivrance? Les deux, mon capitaine!

«Plutôt que d’isoler, la vie en solo serait un vecteur d’intégration sociale.»

Un, un nombre presque parfait

Dans les années 1990, le concept de «vie en solo» surgit dans le champ sociologique, en miroir de la solitude subie, celle qui étouffe le cœur, qui tue. Point d’orgue, le livre Going Solo du sociologue américain Eric Klinenberg, dans lequel il dépeint cette nouvelle norme. «Plutôt que d’isoler, la vie en solo serait un vecteur d’intégration sociale. Klinenberg fait émerger différents portraits de « singletons », qui apprennent à « vivre seuls pour vivre mieux »», souligne Cécile Van de Velde, professeure de sociologie à l’université de Montréal. Nouveau mode de vie, de plus en plus volontaire, mais pas antagonique à une forte intégration sociale, familiale, voire conjugale. «Je suis en couple depuis 13 ans, sourit Bruno dans sa grande barbe taillée au millimètre, mes moments seuls sont donc vraiment choisis. Ma compagne l’accepte, car elle sait que cela me fait du bien.» La vérité crue est qu’on peut se sentir seul dans une foule ou entouré de nos proches; à l’inverse, on peut vivre la solitude comme un exaltant retour à soi, loin du tumulte du monde, pour mieux approcher les autres. Ou pas…

Force est de constater que nos sociétés, cocons hyperconnectés, sont un terreau favorable au «moi», laissant moins de place à l’imprévu, à la rencontre fortuite. «Les réseaux sociaux nous connectent, mais ils ne nous lient pas. Ils nous espacent en nous mettant en contact», écrit Alain Damasio dans son ouvrage technocritique, Vallée du silicium. Dans nos pièces modernes, les villes sont un théâtre rêvé pour la solitude; Internet joue les premiers rôles. Il suffit de prendre un matcha latte dans un café de la capitale pour s’en convaincre… Aux heures de pointe, les digital nomads dialoguent avec leur MacBook, sourds et aveugles aux solitudes de la table d’à côté. «J’ai la chance d’être de la vieille école, je bouquine, je prends un journal qui traîne. Le Smartphone, lui, en plus d’être un « cache-ennui », absorbe, isole», confirme Bruno. C’est tout le paradoxe: plus branchés que jamais, nous devenons des îlots. Loin de l’éloge de la retraite solitaire de Henry David Thoreau, dans Walden ou la vie dans les bois, la poussée du concept de «vie en solo» serait-elle aussi l’expression d’un délitement sociétal, d’un appauvrissement des liens?

«Je ne voulais plus attendre les autres pour me réaliser.»

Seuls, ensemble?

La modernité a ses torts, mais nos sociétés permettent aussi de s’affranchir des modèles traditionnels, comme le combo «mariage, maison, enfants, chien». C’est pendant le confinement que Sarah a pris sa solitude en main. Lasse d’être enfermée, elle achète un billet pour l’Amérique du Sud. «J’avais besoin d’air, de quitter cette ambiance étouffante. Je ne voulais plus attendre les autres pour me réaliser, alors je suis partie seule pendant un an. Je ne pensais pas être faite pour ça, mais cette expérience, face à moi-même, m’a prouvé le contraire», exprime la coach entrepreneuriale.

Pour Christophe, accompagnateur social, le parcours solitaire s’est bâti dans le dur, faute de relations amoureuses durables et d’amis disponibles. «A mon âge, tout le monde a sa petite vie bien organisée. Moi, je ne suis pas en couple, je n’ai pas d’enfants, je me suis donc résolu à faire mes activités de mon côté. Bowling, vacances… Me retrouver seul au resto? Je finis par y trouver un certain plaisir», lance-t-il. Preuve que «vivre seul» et «se sentir seul» sont des choses distinctes, mais où placer le curseur?

Selon le philosophe Olivier Remaud, auteur de Solitude volontaire, la solitude serait «aussi nécessaire à la société que le silence au langage, l’air aux poumons et la nourriture au corps». Le bien-être individuel au service d’un mieux-être collectif. Dans ce mariage de raison, le «Solo Sapiens» se tourne vers l’intime et atterrit dans les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. «Vivre en solo pousse à l’introspection. J’explore mon côté lumineux, comme mes parts sombres. C’est riche, nourricier, parfois salvateur, car je pense mieux me connaître depuis que je l’assume», promet Christophe. Une découverte intérieure, partagée par Sarah: «C’est un apprentissage constant, parce qu’il faut se débrouiller seule… Même si ce n’est pas facile tous les jours, sur le plan émotionnel ou matériel, cela offre des avantages: pouvoir s’écouter, ne dépendre de personne, etc. D’ailleurs, certains me disent que j’ai de la chance, car je suis libre…»

De l’odyssée intime aux routes du monde, la solitude cultivée représenterait également un tremplin vers les rencontres. «Quand on voyage seul, on est plus réceptif, plus disponible, plus ouvert à ce qui nous entoure. On est poussé hors de sa bulle, ça facilite les échanges, les contacts humains», analyse Bruno, adepte de longs périples en solitaire.

«Vivre en solo pousse à l’introspection. C’est riche, nourricier, parfois salvateur.»

Le dilemme du porc-épic

«J’ai longtemps pensé qu’il était impossible d’être à la fois solitaire et sociable. Mais c’est faux, je suis les deux!», s’enthousiasme Sarah. Quand Platon décrit l’homme comme un animal social, Schopenhauer désigne le porc-épic. Dans cette puissante fable animalière, le philosophe allemand illustre notre paradoxal besoin de société. Pendant l’hiver, isolé, le rongeur à la robe piquante souffre du froid; mais, quand il tente de se réchauffer au contact de ses congénères, ils se blessent mutuellement. La solitude, une oscillation. «Je ne vis pas seule pour le plaisir ni par besoin, insiste Sarah, j’adore avoir des gens autour de moi, mais j’ai réussi à trouver mon équilibre seule.» Une acceptation positive partagée par Christophe. Plus expérimenté dans son exploration de la solitude heureuse, Bruno a toujours aimé vivre des moments avec lui-même. Et si le pendule de la solitude trouvait son équilibre dans la paix intérieure? Ce serait «une condition majeure pour aller à la rencontre des autres paisiblement», formule de Hervé Magnin dans La Positive Solitude. Finalement, l’essentiel est peut-être de se sentir important pour quelqu’un, même si c’est… soi-même.

(*) Prénom d’emprunt.


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La vie en solo, une pièce du puzzle social?

«No laptops.» Si cette affiche, placardée sur les murs d’un café bruxellois, peut faire sourire, elle montre l’ampleur du phénomène de la «vie seule» (avec mon portable). Une intégration «négative», qui rappelle ces établissements de Barcelone qui se sont mis à interdire l’accès aux clients non accompagnés. L’ère du «self» est toutefois une réalité. Célibataires, étudiants ou veufs, 36% des ménages belges sont aujourd’hui composés d’une seule personne; c’est 20% de plus qu’il y a 30 ans. Des initiatives voient donc le jour pour mieux «accepter» les Robinsons modernes avec bienveillance.

Pour en finir avec le tabou du resto en solo, le Fooding –guide branché du groupe Michelin– propose, par exemple, une rubrique «Manger seul», qui répertorie les meilleures adresses «solo friendly». Au Japon, pays de la solitude et des hikikomoris (personnes vivant coupées du monde), le concept de l’izakaya existe depuis longtemps, autant comme un lieu de restauration que de socialisation. Ces bars à tapas à la sauce nippone, aménagés pour consommer au comptoir, donc parfaits pour les clients seuls, envahissent désormais nos centres urbains. Signe des temps?

Outre les applications de rencontre et le business de l’isolement affectif, les réseaux sociaux se font l’écho du mode de vie solo. La preuve avec le hashtag #solodate, qui explore sans complexes toutes les facettes de la vie solitaire: lunch instagrammable, dîner à une chandelle, pique-nique TikTok, city solo trips, etc.

En pleine effervescence? Le marché du voyage en solitaire. L’agence spécialisée française Hello Travel, par exemple, compte plusieurs plateformes ciblées: Copines de voyage pour les voyageuses en solo et Les Aventureurs pour les 25-45 ans. De quoi se demander si la solitude devient plus douce, loin de chez soi?

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