Angela Davis, cinquante ans après: « J’ai parfois l’impression d’être un disque rayé »
Le 4 juin 1972, Angela Davis, menacée de la peine de mort, est acquittée grâce à une campagne internationale de soutien. Un demi-siècle plus tard, l’icône du Black Power revient sur ses combats et questionne ceux de la jeunesse révoltée.
La vie d’Angela Davis bascule en 1970, l’année de la capitulation du Biafra, province sécessionniste dévastée par la guerre et une famine atroce qui émeut le monde. L’année, aussi, de Septembre noir, l’attaque meurtrière des camps palestiniens de Jordanie par l’armée du royaume hachémite. Celle, également, de la mission catastrophe Apollo 13 («Houston, we have a problem»). Ou encore, celle du décès, à 27 ans, du guitariste Jimi Hendrix… Le 7 août 1970, un Afro-Américain de 17 ans, Jonathan Jackson, pénètre, arme au poing, dans la salle d’un tribunal californien où se tient le procès des «Soledad Brothers», trois prisonniers noirs accusés d’avoir tué un gardien. Le jeune homme lance des fusils aux accusés et embarque les fugitifs et des otages dans une camionnette. Une fusillade éclate, qui fait quatre morts, dont un juge.
Chaque génération de militants monte sur les épaules de la précédente, pour voir plus loin.
La police établit que les armes utilisées par l’assaillant ont été achetées par Angela Davis. L’universitaire de 26 ans s’était investie dans le comité de soutien aux accusés et avait échangé, pendant un an, des lettres passionnées avec l’un d’eux, George Jackson, frère de Jonathan. Depuis plusieurs années déjà, elle était surveillée de près par le FBI en raison de son adhésion au Che-Lumumba Club, la section réservée aux Noirs du Parti communiste américain, et au Black Panther Party, le mouvement révolutionnaire de défense des droits des Afro-Américains. L’engagement et le militantisme de la jeune femme lui ont valu, en 1969, d’être licenciée de son poste d’assistante en philosophie à l’UCLA, l’université de Californie à Los Angeles. Une décision prise par un certain Ronald Reagan, alors gouverneur de l’Etat.
Coupe afro, poing levé
A la suite de la prise d’otages sanglante, un mandat d’arrêt national est lancé à l’encontre d’ Angela Davis. Elle se retrouve sur la liste des dix criminels les plus recherchés des Etats-Unis. Le 13 octobre 1970, après une cavale de plusieurs semaines, elle est arrêtée dans un hôtel de Manhattan. Le président Richard Nixon remercie le FBI d’avoir capturé une «dangereuse terroriste». Placée en cellule d’isolement à New York, elle entame une grève de la faim pour obtenir d’un tribunal une suspension de ce régime de détention. Le 5 janvier 1971, elle est inculpée de meurtre, kidnapping et conspiration par l’Etat de Californie. Elle risque la peine de mort.
Transférée en Californie, détenue à San Marin puis à San José, elle comparaît avec le seul survivant de la fusillade. Elle entre dans la salle d’audience le poing levé. Dans les sixties, le geste symbolique, adopté par les Black Panthers, accompagne les luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis. Le visuel de son poing levé et de sa coupe «boule afro» transformera Angela Davis en icône révolutionnaire pop, sort qu’a connu aussi Che Guevara, dont le cliché d’ Alberto Korda – le portrait au béret étoilé – et devenu l’image la plus reproduite dans le monde.
«Seul, on peut si peu»
La détention de la militante communiste suscite une mobilisation mondiale de solidarité. Des manifestations sont organisées autour du slogan «Free Angela». Des intellectuels français, Aragon, Sartre et Genet en tête, prennent la défense de la jeune Noire. Prévert lui écrit un poème. Le 3 octobre 1971, entre 60 000 et 100 000 personnes défilent à Paris pour réclamer sa libération. En 1972, John Lennon et les Rolling Stones composent des chansons qui louent son courage. La mobilisation finit par porter ses fruits: après seize mois de détention, Angela Davis est libérée sous caution. Elle comparaît libre à son procès, hypermédiatisé. Le 4 juin 1972, le jury, composé uniquement de Blancs, l’acquitte de toutes les charges qui pesaient contre elle.
Rideau? Non. Son combat pour la justice et l’égalité ne fait que commencer. Elle milite pour la paix au Vietnam, contre le racisme, pour l’égalité des femmes… Ses essais et ses discours véhéments en font la star des intellectuelles radicales. Repense-t-elle, ces jours-ci, aux événements d’il y a cinquante ans qui ont bouleversé son existence? «Je n’oublierai jamais ce 4 juin 1972, jour de mon acquittement, nous répond-elle. Devenue une célébrité, j’ai pensé qu’on parlerait encore de moi pendant deux ou trois ans, puis que je retomberais dans l’anonymat. Une prof parmi d’autres. La longévité de mon parcours de militante tient à ma volonté de me joindre à des mouvements de résistance collective. Une personne seule peut si peu.»
Une icône rouge controversée
Son statut d’«icône des droits de l’homme» reste néanmoins controversé. Sa complaisance à l’égard des régimes communistes lui est notamment reprochée. Accueillie avec tous les honneurs en URSS, en RDA et à Cuba après sa libération, elle y a reçu des récompenses, des médailles et y a loué ses hôtes. Elle a refusé de se joindre aux appels à la libération des dissidents est-européens emprisonnés. Elle s’est désintéressée du féminisme et de la lutte pour les droits des homosexuels dans les pays communistes, alors qu’elle défendait ces causes aux Etats-Unis. En 1980 et 1984, elle a été la candidate à la vice-présidence des Etats-Unis pour le PC américain, filiale du Kremlin. Elle n’a quitté le parti qu’en 1991, lors de l’effondrement de l’empire soviétique.
Si Angela Davis s’est engagée sur plusieurs fronts à la fois, c’est parce que, précise-t-elle, «les questions de sexualité, de race, de classe et de genre sont intimement liées». Elle plaide pour l’abolition universelle de la peine de mort et le démantèlement du système carcéral américain. Elle constate que cette industrie pénitentiaire est devenue une manne inépuisable pour le gouvernement et les sociétés privées qui la gèrent ; qu’on enferme un nombre disproportionné de personnes issues de communautés marginalisées ethniquement et socialement ; et que le recours à l’incarcération massive «ne fait pas baisser la criminalité et la violence». En revanche, il «empêche de chercher des solutions aux défis que sont le racisme, la pauvreté, le chômage, le défaut d’éducation». Seul le renversement du capitalisme permettra, estime-t-elle, d’éliminer «le racisme structurel qui perdure au sein des forces de l’ordre, des prisons et de l’école.»
Elon Musk et Jeff Bezos ciblés
L’infatigable militante défend depuis longtemps la cause palestinienne. Elle a affiché son soutien à BDS (boycott, désinvestissement, sanctions), campagne internationale enjoignant les citoyens du monde à exercer des pressions économiques, académiques, culturelles et politiques sur l’Etat d’Israël afin de protester contre l’occupation des Territoires. Cet engagement lui a valu, en janvier 2019, d’être privée d’une distinction honorifique – un prix des droits civiques – à Birmingham (Alabama), la ville du sud des Etats-Unis d’où elle est originaire.
Lors de sa récente visite à Bruxelles (lire ci-dessous), elle s’en est prise à Elon Musk et Jeff Bezos, «ces ultrariches qui veulent coloniser d’autres planètes et ne se préoccupent pas du sort de la Terre et ses habitants, humains et autres êtres vivants». Elle estime qu’il est vain de s’investir dans la lutte contre le racisme et pour la justice sociale sans se mobiliser également pour la justice environnementale: «Combattre les discriminations tout en laissant la Terre devenir inhabitable n’a pas de sens. Nous n’avons pas le droit de nous désintéresser du sort des futures générations.»
La faiblesse du combat pacifiste
Angela Davis déplore la faiblesse du mouvement pacifiste, «au moment où l’Occident arme massivement l’Ukraine au profit du complexe militaro-industriel américain.» Professeure émérite au département d’éveil de la conscience de l’université de Californie, à Santa Cruz, elle incite ses étudiants à garder l’esprit critique. Très réservée à l’égard des réseaux sociaux, elle estime qu’«on doit les utiliser sans qu’ils nous utilisent». Elle juge «perturbante» la cancel culture (les tweets qui appellent à ostraciser une personne physique ou morale dont les actes ou propos sont jugés offensants), assurant que «le focus sur les identités mène à des raccourcis».
«J’ai parfois l’impression d’être un disque rayé, de ne cesser de me répéter depuis tant d’années, tandis que les discriminations de race et de sexe persistent, confie-t-elle. Il est vrai qu’il faut du temps pour faire aboutir une cause. Chaque génération de militants monte sur les épaules de la précédente, pour voir plus loin. Les anciens offrent leur sagesse, les jeunes leur impatience, leur désir de créer un monde nouveau. Peut-être les jeunes engagés d’aujourd’hui verront-ils le résultat du travail accumulé.»
Bio express
1944 Naissance, le 26 janvier, à Birmingham, en Alabama.
1958 Boursière dans un lycée privé de New York.
1961 Entre à l’université, dans le Massachusetts.
1963-1965 Séjourne en France, puis en Allemagne.
1969 Docteur en philosophie.
1970 Accusée d’avoir participé à une prise d’otage sanglante.
1972 Libérée à la suite d’ un mouvement de soutien international.
La star et ses fans
Oubliée des nouvelles générations de militants antiracistes, féministes et anticapitalistes, Angela Davis? Nullement. Lors de son passage à Bruxelles, le 25 avril dernier, près de 1 700 admirateurs, en grande majorité des 18-30 ans, lui ont réservé une standing ovation qui a fait trembler les murs du Cirque royal. La figure emblématique de l’émancipation noire américaine était venue y dialoguer avec des représentants d’organisations de défense des sans-papiers, de collectifs décoloniaux issus de la diaspora africaine et d’autres mouvements citoyens. La plupart des personnes présentes ce soir-là dans la salle sont nées un quart de siècle au moins après la cavale, l’arrestation, le procès et la libération de l’activiste afro-américaine, épisodes qui ont fait d’elle une icône de la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis.
Si, à 78 ans, Angela Davis inspire toujours des bataillons de jeunes engagés, c’est parce que l’infatigable rebelle n’a rien perdu de son charisme, que sa vie est une légende et que son combat politique et social, qui mêle féminisme, antiracisme, pacifisme et anticapitalisme, reste d’actualité. Sa popularité, comparable à celle d’une rock star, tient aussi à sa silhouette, immédiatement reconnaissable. Parmi les jeunes filles venues assister à la rencontre bruxelloise, certaines arboraient la « boule afro » façon Angela, coiffure par excellence d’une affirmation identitaire au début des années 1970 et symbole, cinq décennies plus tard, de la renaissance du militantisme noir. Au-delà de ce mimétisme, les sorties de l’ex-héroïne du Black Power sur le « racisme structurel en Belgique lié au passé colonial du pays » et sur les « discriminations raciales dans l’accueil des réfugiés en Europe » ont fait mouche au sein du public.
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