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Domestiquer le renard: pourquoi certains tentent d’en faire un animal de compagnie

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Il s’aventure toujours plus loin dans les villes, alléché par la nourriture disponible, et semble moins intimidé par l’humain. Sa grande plasticité comportementale fait de lui un candidat idéal à la domestication. Mais un rapprochement est-il souhaitable?

Les rayons du soleil réveillent les subtils reflets beiges et argentés de son élégante fourrure lorsqu’il traverse les parcs à la recherche d’un reste de sandwich, arpente les rues tel un chien en balade sous le regard médusé des citadins, ou lorsqu’il vide sans vergogne la gamelle des chats.

Le renard roux s’est établi au début des années 1980 dans les zones boisées et les communes de la périphérie bruxelloise. Nocturne de nature, l’animal sauvage n’attend plus forcément le crépuscule pour s’aventurer dans des quartiers de plus en plus centraux et densement peuplés. Un changement de comportement également observé dans d’autres grandes villes, comme Liège ou Namur.

Téméraire mais timide, rusé mais vulnérable, le renard est un animal insaisissable. Raison pour laquelle il a, à la fois, bonne et mauvaise réputation. Il est celui qui croque les poules, éventre les poubelles, transmet les maladies. Il est aussi le Robin des Bois du classique de Disney, le sage compagnon du Petit Prince.

Doctorante en sciences sociales à l’ULB, Chloé Vandenberghe a passé les trois dernières années à observer les renards. Elle confirme que les témoignages des Bruxellois qui les côtoient laissent penser que les renards se montrent moins farouches. Mais ces quelques audicieux ne représenteraient qu’une minorité de la population. Et ceux qui osent pénétrer dans les habitations sont encore plus rares. Elle suspecte également que les renards aperçus de jour dans les espaces publics soient en réalité souvent les mêmes.

Liens familiaux complexes

En Région bruxelloise, le renard bénéficie d’une protection particulière: il ne peut être chassé et son habitat est lui aussi protégé. Ce n’est pas le cas dans les autres Régions du pays. Une protection qui n’empêche pas certains riverains, excédés par leur présence ou inquiets pour leurs animaux domestiques, de s’en prendre illégalement à eux.

Les recherches menées par Chloé Vandenberghe portent sur les groupes sociaux que forment les renards de la capitale. Elles montrent notamment que le goupil, contrairement a ce qui a été longtemps admis, n’est pas si solitaire: les individus se regroupent pour la copulation et pour l’élevage des renardeaux. «En Angleterre, des familles stables allant jusqu’à sept individus ont été observées. Ils ne vivent pas en meute comme le loup mais ils se reconnaissent, établissent des liens familiaux assez complexes et jouent ensemble.»

Le renard a à la fois bonne et mauvaise réputation. © Getty Images

La doctorante étudie également la pratique du nourrissage. Elle a remarqué que le profil des personnes qui offrent de la nourriture aux renards n’est pas le même que celui des amoureux des oiseaux qui leur laissent des graines. Les premiers affirment ne pas vouloir les domestiquer mais tentent malgré tout de réduire la distance avec l’animal, tandis que les seconds préfèrent les regarder de loin. «Nous avons grandi dans cette idée que nous devons soit domestiquer les animaux, soit nous en éloigner. Et que l’animal, s’il n’est pas domestiqué, n’a pas sa place en ville.»

«Ils ne vivent pas en meute comme le loup mais ils se reconnaissent, établissent des liens familiaux assez complexes et jouent ensemble.»

Le renard entretient une relation particulière avec son nourrisseur. Il arrive qu’il se présente à lui l’estomac rempli, mais ses visites se déroulent toujours selon ses propres règles. «De façon assez intuitive, les personnes qui les nourrissent régulièrement apprennent à décoder leurs comportements.» Elles découvrent aussi quels sont leurs goûts et leurs préférences alimentaires. Si bien que parmi ces renards choyés, certains prennent de l’embonpoint.

«Nous avons grandi dans cette idée que nous devons soit domestiquer les animaux, soit nous en éloigner.»

Le nourrissage, a aussi observé Willy Van de Velde, garde forestier à la forêt de Soignes, produit des effets visibles sur la population de renards qui s’aventurent dans les villes. «Les dynamiques de population chez le renard, comme chez les autres carnivores, sont liées à la capacité d’accueil d’un territoire. L’élément premier de cette capacité d’accueil est la nourriture disponible. Si elle est peu abondante, la concurrence est maximale. Les territoires défendus sont vastes et les naissances peu nombreuses. A contrario, si la nourriture est abondante, le renard réduit la taille de son territoire et les femelles mettent de nombreux renardeaux au monde. Dans ce cas, on constate une réduction, voire une disparition totale, de la compétition territoriale. La conséquence de cette surdensité sur une période prolongée est que des maladies peuvent apparaître au sein de l’espèce.»

Pour le bien-être de l’animal mais également de l’homme, le garde forestier estime que la frontière entre la nature sauvage et la nature anthropisée doit être maintenue.  «Mais c’est presque une question philosophique.»

Alain Licoppe, responsable de la cellule faune sauvage du Service public de Wallonie (SPW), rappelle que le renard est un maillon essentiel dans les écosystèmes. Dans les campagnes, il tient notamment un rôle important dans la régulation des petits rongeurs, tels que les campagnols ou les mulots. «En se rapprochant de l’humain, met-il aussi en garde, il peut lui transmettre une maladie parasitaire, l’échinococcose, et faire courir un risque sanitaire aux chiens en propageant la maladie de Carré.»

Le renard roux sait qu’il trouvera en ville de quoi se remplir l’estomac. Pourquoi se fatiguerait-il à chasser? © DR

Un destin différent du loup

Est-il imaginable qu’un jour peut-être pas si lointain, ce renard qui ne craint plus tant l’humain rejoigne le chien et le chat dans les foyers?

La raison pour laquelle certains animaux ont pu être domestiqués et d’autres pas, alors qu’ils possèdent toutes les caractéristiques pour l’être, reste inconnue, expose Colline Brassard, archéozoologue et docteure vétérinaire à VetAgro Sup Lyon. «C’est le cas du renard, dont l’importante plasticité comportementale et phénotypique le rend capable de s’adapter à un environnement très variable. C’est pour cette raison qu’il est réparti partout sur le globe, davantage que le loup d’ailleurs. Et pourtant, il n’a jamais été domestiqué.»

Avec le loup gris, le processus de domestication a débuté par une relation commensale, rappelle Colline Brassard. Il y a environ 15.000 ans, des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur se sont rapprochés des loups les moins farouches. Ils espéraient trouver en ces animaux de précieux défenseurs contre les prédateurs. En échange, les loups bénéficiaient d’un accès facilité à la nourriture. C’est cette sélection artificielle qui a progressivement enclenché un processus de domestication et donné naissance à une sous-espèce du loup gris: le chien.

«Capable de s’adapter à un environnement très variable, il est réparti partout sur le globe. Et pourtant, il n’a jamais été domestiqué.»

«La domestication ne peut se faire que moyennant un changement de niche écologique. Autrement dit: que les deux lignées ne partagent plus les mêmes ressources alimentaires et le même territoire. Sans quoi, les animaux domestiqués vont forcément se remélanger avec les animaux sauvages. Dans le cas du chien, la lignée de loups gris dont il est le descendant s’est éteinte. La sélection s’est faite rapidement, les individus sélectionnés ont été totalement coupés de la population sauvage et ont probablement été soumis à des contraintes très fortes. Il n’est pas impossible que le renard suive le même chemin s’il est envisagé de le retenir en ville. Mais au stade actuel, la contrainte n’est sans doute pas assez forte pour qu’il puisse y avoir domestication.»

Des recherches archéologiques ont mis au jour des indices de domestication du renard roux, mais aucune preuve irréfutable. En France, la dépouille d’un renard a été découverte dans une sépulture datant de l’âge du bronze. L’animal était disposé avec diverses offrandes et des restes de cervidés. Un autre renard a été découvert en Espagne, dans une sépulture datant elle aussi de l’âge du bronze. Mais dans les deux cas, il pourrait davantage s’agir de symbolisme culturel que de signes de domestication.

Une expérience, partiellement remise en cause aujourd’hui et menée en Russie, a montré qu’en dix générations, les renards étaient devenus dociles et affectueux. © BELGAIMAGE

La ferme expérimentale russe

Jamais domestiqué, le renard? Dans les années 1950, une expérience inédite de domestication a été menée par le biologiste soviétique Dmitry Belyaev et son équipe scientifique. L’objectif des chercheurs était de parvenir, en quelques générations d’individus seulement, à stimuler le processus  de sélection et de domestication par lequel les féroces loups d’autrefois avaient pu devenir de gentils toutous.

Pour obtenir cette lignée de renards domestiques, Dmitry Belyaev a écarté les individus les plus craintifs et les moins dociles. Les animaux sélectionnés ont été élevés comme des animaux domestiques tandis que les chercheurs scannaient leurs génomes, espérant trouver les gênes clés de la domestication. A partir de la deuxième génération, les renardeaux qui manifestaient une tolérance à la proximité de humains étaient gardés pour la reproduction tandis que ceux qui ne se laissaient guère approcher étaient abattus.

L’expérience, devenue une référence dans l’étude de la domestication, fut un succès total: en dix générations, les renards étaient devenus dociles et affectueux, comme le décrit ce journaliste en visite à la ferme expérimentale en 2012. «Quand j’ouvre la cage d’un renard, seule maison qu’il ne connaîtra jamais, le petit gars n’essaye pas de se réfugier dans un coin comme une créature sauvage apeurée. Au contraire, il me laisse le prendre puis se blottit dans mon cou et me lèche les doigts.»

De manière plus surprenante encore, les individus avaient conservé, arrivés à l’âge adulte, des caractéristiques morphologiques juvéniles, comme la forme des oreilles (tombante), la queue qui tourne, un museau plus court, une diminution de la taille du cerveau et des dents. Le syndrome de domestication que met en évidence l’expérience russe sur les renards est partiellement remis en cause aujourd’hui. Le principal écueil concerne la provenance des individus sélectionnés: des renards argentés issus d’une ferme à fourrure, ce qui laisse penser qu’ils étaient déjà en voie de domestication.

Pour Colline Brassard, s’il est exact que les renards utilisés par Belyaev provenaient d’élevages, cela ne change rien aux résultats obtenus au bout de quelques générations. «Le prétexte qu’il avait invoqué était l’amélioration de la qualité de leur fourrure. Sans quoi, il n’aurait pas été autorisé à mener son expérience. On peut donc considérer qu’une forme de protodomestication était déjà enclenchée mais cela ne change rien au fait que les caractéristiques morphologiques le rapprochant du chien, ainsi que d’autres changements tels que le raccourcissement du cycle sexuel ou la baisse de cortisol (NDLR: l’hormone liée au stress), ont été constatés.» L’expérience russe de domestication est toujours en cours en 2024. Il est d’ailleurs possible que ces renards sautant joyeusement dans les bras de leurs maîtres sur les vidéos des réseaux sociaux soient issus de la ferme expérimentale, qui les propose à l’adoption.

Traqué en milieu hostile

Des différences morphologiques ont aussi été constatées en Angleterre entre des populations urbaines et rurales de renards roux, pointent une étude parue en 2020.

Ces changements ont principalement été observés au niveau du crâne: le renard des villes présentant un museau plus court et plus large, probablement en raison du fait que les muscles masticateurs ne sont plus sollicités de la même façon, ainsi qu’une boîte crânienne plus réduite. Les différences entre les mâles et les femelles sont en outre moins marquées. Des divergences spécifiques qui seraient liées au changement d’habitat et à un accès facilité à la nourriture, émettent comme hypothèse les chercheurs.

Le profil des personnes qui offrent de la nourriture aux renards n’est pas le même que celui des amoureux des oiseaux qui leur laissent des graines. © DR

Des différences morphologiques existent aussi entre le renard d’Afrique du Nord et son cousin d’Australie, en matière de taille, d’aspect du crâne et de la mandibule. Le canidé nord-africain se nourrit essentiellement de petits rongeurs tandis que l’australien, qui s’est adapté à un environnement plus hostile, a une préférence pour les carcasses de mouton. Le renard australien est pourtant un descendant du renard roux européen. Il a été délibérément introduit en Australie au XIXe siècle pour la chasse récréative. Ayant développé une plus grande capacité de morsure, le renard roux australien est rendu responsable, tout comme le chat errant (le chat ayant lui aussi été introduit par les colons), de l’extinction de plusieurs espèces. Si bien qu’il est aujourd’hui traqué par des robots tueurs. En Australie comme ailleurs, le goupil s’adapte comme il le peut à son environnement et tente de trouver sa place entre l’homme et un monde sauvage auquel il n’appartient plus tout à fait.

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