Dix ans d’accompagnement sexuel en Belgique francophone : « Les personnes handicapées ont besoin de faire l’amour »
Grâce à l’accompagnement sexuel, les personnes en situation de handicap (re)découvrent les plaisirs de la vie affective et intime. Formation, confiance et tolérance sont les maîtres-mots de l’activité.
Néons roses qui grésillent. Lumière feutrée. Quelques chaises hautes installées devant une barre de pole dance. Des filles à peine majeures qui se dandinent en porte-jarretelles. La première fois que Maxime (1) pousse les portes d’un club de la rue d’Aerschot, dans le quartier chaud de la capitale, il a 24 ans. C’est là que le jeune Bruxellois découvre la sexualité. Il y reviendra pendant quinze ans. «Parfois, je passais simplement dire bonjour aux filles et discuter avec elles. Elles m’avaient adopté. Mon surnom, c’était Roméo.»
Mais la bienveillance ne règne pas dans tous les établissements. Certains profitent de la déficience mentale de Maxime pour l’escroquer. Un jour, il se fait violemment agresser et voler son téléphone. «Après cet énième incident, on ne pouvait plus continuer comme ça, se remémore son père. Il fallait trouver une alternative.»
Maxime se tourne alors vers les services d’accompagnement sexuel d’Aditi Wallonie-Bruxelles. Fondée en 2013, l’asbl permet aux personnes en situation de handicap ou en perte d’autonomie de s’épanouir sur le plan intime et affectif. La nature des prestations dépend de la demande du bénéficiaire et ne se résume pas à un acte sexuel au sens strict. Découverte de son corps, initiation à la masturbation, relations intimes: tout est envisageable. «Quand Lola vient à la maison, on se fait des câlins, on s’embrasse sur la bouche, raconte Maxime. Parfois, on fait l’amour. Lors de notre premier rendez-vous, elle m’a fait un massage.»
Encadrer la pratique d’accompagnement sexuel
L’accompagnement sexuel se distingue de la prostitution à plusieurs niveaux. D’abord, Aditi n’a pas vocation à faire de profits. C’est une asbl, unique en Belgique, qui collabore avec des indépendants, dont les tarifs sont fixes: cent euros par heure de prestation, plus les frais de déplacement. Les accompagnants sont âgés d’au moins 30 ans et sont spécifiquement formés aux situations de handicap. Ils n’exercent pas cette activité à titre principal et peuvent refuser certaines pratiques. «La base, c’est le don de soi, témoigne Zoé, accompagnante sexuelle depuis deux ans. Permettre à des hommes de découvrir leur sexualité ou de la retrouver après un AVC, par exemple, c’est fantastique. Je suis quelqu’un de très généreux de nature, je trouve beaucoup de sens dans cette activité.»
La sexualité de la femme handicapée est encore davantage taboue.
Au total, Aditi WB compte une vingtaine d’accompagnants sexuels, sélectionnés au terme d’un minutieux processus de recrutement. Plus de deux tiers sont des femmes. «La plupart des demandes émanent d’hommes en situation de handicap, donc nous adaptons notre offre, justifie Alain Joret, coresponsable de l’asbl. Dans notre société, malheureusement, la sexualité de la femme n’a pas encore trouvé complètement sa place. A fortiori, la sexualité de la femme handicapée est encore davantage taboue.»
L’encadrement par Aditi est lui aussi rigoureux. Des entretiens de suivi sont régulièrement organisés, tant avec les accompagnants qu’avec leurs bénéficiaires. «Avec Lola, je me sens totalement à l’aise, avoue Maxime. Je ne suis jamais stressé. Alors qu’avec les filles de la gare du Nord, j’ai déjà eu des blocages. Je n’arrivais pas à aller jusqu’au bout car je me sentais moins en confiance. Avec Lola, c’est différent. Elle a l’air heureuse. Ça se voit dans son regard. Et puis, elle a toujours l’air contente de me voir, et ça, ça me plaît beaucoup.»
Ni ange ni démon
Au fil des rendez-vous, inévitablement, une certaine forme d’affection peut se développer entre l’accompagnant et son bénéficiaire. «J’ai déjà eu une demande en mariage, se souvient Zoé. Pendant qu’on avait une relation intime, ce monsieur – qui était muet – m’a signé qu’il voulait m’épouser. C’était mignon, mais en même temps très compliqué à gérer.» Aditi est particulièrement attentive à ces risques d’attachement. L’association limite d’ailleurs la fréquence des rencontres à deux par mois. «Il est crucial de bien définir le cadre de la relation au préalable, insiste Alain Joret. C’est une relation personnelle, intime, qui peut s’inscrire dans la durée mais qui n’a rien d’amoureux, ni pour l’un ni pour l’autre. Cela exige de la clarté, pour éviter que la situation ne dérape.» Il convient également de bien comprendre ce que le bénéficiaire entend par « être amoureux », avertit la sexologue Charlotte Legrand. « Si un bisou sur la bouche entre dans sa définition de l’amour, alors il faut que l’accompagnant évite ce geste durant la prestation pour ne pas créer de confusion.» De son côté, Maxime semble avoir bien compris la nuance. «J’ai une amoureuse, Fanny, que je fréquente de temps en temps. Mais ça ne m’empêche pas de voir Lola, car avec elle, ce n’est pas vraiment de l’amour. Et puis, elle a un enfant et je crois qu’elle vit avec quelqu’un. Donc je ne vais pas tomber amoureux d’elle.»
L’accompagnement sexuel, une solution parmi d’autres
Au-delà de ces points d’attention, les bienfaits de l’accompagnement sexuel sont réels. «Il permet l’amélioration de l’estime de soi, le bien-être et l’apaisement général, confirme Charlotte Legrand. Offrir un cadre défini dans lequel développer sa sexualité prévient également d’éventuels abus ou comportements considérés comme déviants.» Cela étant, les proches sont parfois réticents à la démarche. «Certains parents se trouvent extrêmement démunis et mal à l’aise face aux comportements sexuels de leur enfant handicapé, observe Céline Michel, du Centre de ressources handicap et sexualités (CRHS). D’autres continuent de voir leur enfant – pourtant devenu adulte – comme asexué ou comme un être faible qui doit être protégé de nouvelles déceptions. Ils envisagent dès lors la sexualité comme une menace.» Les valeurs familiales et culturelles peuvent par ailleurs proscrire ce genre de pratiques. Surtout, les stéréotypes persistent. «On considère encore parfois que ces personnes n’ont pas de besoins, pas de désir, ou, au contraire, qu’elles ont des pulsions et une sexualité débridée dont il faut absolument protéger les autres, déplore Céline Michel. C’est la théorie de l’ange ou du démon.»
Sur le plan légal, l’accompagnement sexuel s’est longtemps situé dans une zone grise. Aucun texte de loi n’autorise formellement la pratique, mais rien ne l’interdit non plus, au contraire du racolage et du proxénétisme. Signe toutefois de sa légitimation, Aditi est subventionnée par l’Aviq (Agence wallonne pour une qualité de vie) au sud du pays et par la Cocof en Région de Bruxelles-Capitale. L’introduction de la loi dépénalisant le travail du sexe, en juin 2022, marque un tournant majeur vers sa reconnaissance. Aujourd’hui, les risques encourus par les accompagnants sont quasi nuls. «Ce sont simplement deux adultes qui se rencontrent et qui consentent à une relation sexuelle», résume Charlotte Legrand. «Cette loi a également introduit la notion de consentement pour un public vulnérable, qui protège encore davantage les personnes en situation de handicap d’éventuels abus», précise Lara Kotlar, porte-parole de l’Aviq.
On considère parfois que ces personnes n’ont pas de besoins ou, au contraire, qu’elles ont une sexualité débridée.
Si l’accompagnement sexuel offre de nombreux avantages, il est crucial de ne pas limiter l’épanouissement affectif et relationnel des personnes en situation de handicap à cette seule pratique. «Ce n’est pas la solution miracle, concède Céline Michel. C’est une option parmi d’autres.» Certains la refusent d’ailleurs, car cela reste un service étiqueté «pour handicapés». «Se diriger vers un service “tout-venant”, comme la prostitution classique, peut alors paraître plus inclusif. Mais parfois, on a des personnes dont le handicap mental est tel qu’il nécessite un cadre sécurisant et plus adapté.»
Un droit fondamental
Les relations sexuelles entre personnes handicapées sans l’intervention d’un tiers rémunéré restent également tout à fait envisageables, rappelle la collaboratrice du CRHS. Encore faut-il les rendre possibles. Dans les institutions, l’intimité est parfois limitée. Pour pallier ce manque, certains établissements mettent à disposition des «love rooms» ou permettent aux couples officialisés de partager une chambre. Pour certains, l’épanouissement relationnel et affectif ne passe pas forcément par une relation avec autrui. L’autostimulation, la masturbation ou l’utilisation de sextoys peuvent alors être des solutions. Pour d’autres, la conception de la sexualité se limite à s’embrasser, s’enlacer ou même se tenir la main. «On les dirigera alors vers la câlinothérapie ou on les aidera à découvrir la sensualité, indique Céline Michel. Il est capital de toujours bien analyser la demande et ce que la personne entend par la notion de sexualité. Il faut la rejoindre dans sa représentation et ses besoins afin de lui apporter la solution la plus adaptée.»
L’accès à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Vras), quelle qu’elle soit, est un droit fondamental, rappelle Lara Kotlar. «Selon l’OMS, la Vras fait partie intégrante de la santé, puisqu’elle concourt à une bonne santé mentale et au bien-être général de tout individu, précise la porte-parole de l’Aviq. Malheureusement, ce droit est encore trop souvent négligé chez les personnes en situation de handicap.»
Agé aujourd’hui de 39 ans, Maxime n’envisage plus sa vie sans cette dimension affective. «L’amour et la sexualité sont indispensables pour moi. Cela me rend heureux, sourit le Bruxellois. Les personnes handicapées ont besoin de faire l’amour. Comme tout le monde, en fait.»
(1) Pour préserver leur anonymat, les prénoms de certains interlocuteurs ont été changés.
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