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Etudier les expressions régionales s'avère passionnant et riche en enseignements. © getty images

Dites-vous plutôt torchon, loque ou wassingue? Ce linguiste décortique nos expressions régionales

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Le linguiste Mathieu Avanzi analyse et cartographie le français tel qu’il est parlé dans les régions de France, de Suisse et de Belgique. Du gai savoir autour des expressions régionales, exercé avec rigueur scientifique.

Si le débat pâtissier qui oppose les tenants du pain au chocolat et ceux de la chocolatine relève quasi d’une question identitaire en France, la Belgique francophone n’est pas en reste, en matière d’expressions régionales. Entre collègues ou entre amis, il est parfois malaisé de s’accorder sur ce qu’on entend par chique ou bonbon. C’est un grand classique de nos régionalismes.

Et cette période de fêtes rappelle qu’une même viennoiserie est appelée cougnou, cougnole, coquille, bonhomme ou encore mirou, selon le coin d’où l’on provient. Cette diversité langagière peut faire l’objet de discussions enflammées ou amusées, mais aussi d’études parfaitement rigoureuses.

Savoyard d’origine, désormais directeur du Centre de dialectologie et d’étude du français régional à l’université de Neuchâtel, en Suisse, Mathieu Avanzi a entrepris d’observer et de décrire les expressions régionales de France, de Suisse et de Belgique, essentiellement.

Il n’est pas question ici de considérations érudites destinées à un cercle d’initiés. Une édition enrichie et très accessible de son livre Comme on dit chez nous. Le grand livre du français de nos régions (1) est sortie en octobre, deux ans après la première mouture. Chaque carte qu’il publie sur les réseaux sociaux suscite des réactions par dizaines et la dernière enquête qu’il a lancée sur son site françaisdenosregions.com a récolté une vingtaine de milliers de réponses en deux jours à peine. Mathieu Avanzi s’étonne lui-même de cet engouement.

Le choc de la frigolite (et des autres expressions régionales belges)

Son propre intérêt pour les parlers locaux remonte à son enfance. «J’habitais en Savoie, ma famille vivait en Italie, un peu à Grenoble aussi. Quand on se rendait chez mes cousins, pour le lait, ils prononçaient “lé” et non “lè”, ce qui me surprenait. Je partais en colo dans le Sud-Ouest, où j’étais intrigué par l’accent. Ils utilisaient des termes différents, pour certains objets du quotidien.»

La passion s’est poursuivie lors de ses études en sciences du langage à Grenoble, «où la prof nous apprenait, par exemple, qu’il existait des régions où l’on déjeunait le matin, dînait à midi et soupait le soir», s’amuse-t-il. L’intérêt pour le coloriage de cartes s’est aussi développé durant cette période. Son cursus l’a alors amené à Louvain-la-Neuve voici une dizaine d’années, lui qui a un temps habité en Belgique.

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Cette arrivée en terres wallonnes fut «une nouvelle onde de choc». Une serviette dans son pays natal, mais un linge en Suisse, était désignée par «essuie» en Belgique. Le portable français, équivalent du Natel chez les Helvètes, s’appelait communément un GSM. Et son étonnement fut grand, au recyparc, lorsque, muni de polystyrène, il vit le préposé le diriger vers le conteneur à frigolite, qui porte le nom de sagex en Suisse et de styromousse au Québec.

Enquêtes à succès sur les expressions régionales

En 2015, la première enquête du site françaisdenosregions.com invite les répondants à indiquer de quelle manière ils formulent tel objet du quotidien, à préciser la prononciation de tel mot, etc. A ce stade, pour des raisons de cartographie et de capacité d’accès aux données, son travail se concentre principalement sur la France métropolitaine, la Suisse et la Belgique francophones.

Une application mobile a vu le jour, sur laquelle les utilisateurs sont également invités à enregistrer leur façon d’exprimer certains mots. Ce projet d’atlas sonore a déjà recueilli 273 000 enregistrements. «Ce qui est intéressant, avec le son, c’est que les gens ne répondent pas ce qu’ils pensent prononcer, mais le prononcent réellement. Ce n’est pas le cas en Belgique, mais beaucoup de francophones ne font pas de différence entre “pâte” et “patte” par exemple. Ces deux seuls mots ont généré six mille enregistrements chacun.»

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Le résultat des enquêtes se décline sous forme de fiches qui décrivent les spécificités régionales, cartographies à l’appui. Un des derniers objets d’étude, par exemple, portait sur la prononciation de «septembre», permettant de visualiser que c’est essentiellement en Wallonie qu’on ne prononce pas le «p». Il existera toujours quelqu’un en Wallonie qui le prononcera, naturellement. Les régionalismes qui y sont répertoriés doivent plutôt être interprétés sous l’angle des probabilités, précise le linguiste, établies sur la base des milliers de réponses. «Lorsqu’on récoltait des données il y a plusieurs décennies, on prenait un témoin par lieu et on déterminait que tel mot se disait comme ceci à Liège, comme ceci à Verviers et comme cela à Huy.» Mais les capacités offertes par Internet et les réseaux sociaux permettent d’obtenir, avec bien davantage de finesse, des masses considérables d’informations.

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Septante nuances de belge

Souvent, les différences se répartissent géographiquement sous forme d’un continuum. On parlera plutôt de ducasse à l’ouest de la Belgique francophone et de kermesse à l’est, sans qu’une frontière nette n’apparaisse entre les deux vocables. Il en va de même des loques, au sud de la Wallonie, qui sont plutôt des torchons au nord et à Bruxelles, voire des wassingues à l’extrême ouest, mais des serpillières dans la majeure partie de la France.

Certains usages sont, par contre, propres à une zone bien délimitée, un exemple limpide étant celui de «septante» et «nonante», qui est enseigné dès l’enfance dans les écoles belges. A l’inverse, d’autres régionalismes ne coïncident pas avec les frontières. Une personne facilement dégoûtée par ce qui touche à l’alimentation sera qualifiée de nareuse de Namur à Nancy, en passant par Reims et Arlon, mais un peu moins couramment à Liège et pas du tout dans le reste de l’Hexagone.

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D’autres termes ont tendance à se dérégionaliser. La drache, typique de la Belgique et du Nord-Pas-de-Calais, s’exporte progressivement vers d’autres régions. Les carabistouilles évoquées par le Picard Emmanuel Macron lors d’une interview en 2018, bien connues des Belges et des nordistes, sont désormais employées dans d’autres contrées. La cagole, qui désigne une jeune femme extravagante, initialement à Marseille, s’est elle aussi considérablement répandue.

Fransquillonner, c’est dépassé

La dialectologie et l’étude des expressions régionales ne sont pas neuves. Mais, témoigne Mathieu Avanzi, la force de frappe des outils numériques permet désormais de les faire entrer dans une nouvelle dimension, plus globale, plus fine, plus nuancée que naguère. «Les méthodes ont été actualisées, mais on n’a rien inventé. L’Atlas linguistique de la Wallonie date de 1920. A l’époque, on menait des enquêtes par correspondance, sur base de questionnaires. C’était fastidieux. Aujourd’hui, nous avons accès à des dizaines de milliers de personnes sans avoir à nous déplacer.»

Ce renouvellement des études des sciences du langage requiert toujours une approche scientifique. «Il faut établir des cartographies avec rigueur, ne pas faire mentir les données», insiste Mathieu Avanzi. En outre, ces observations nouvelles nuancent fortement l’idée selon laquelle le langage s’uniformiserait, se viderait de ses aspérités et de ses spécificités locales. «Les gens peuvent avoir l’impression que la dialectologie est une affaire de vieux, mais on peut étudier des phénomènes très actuels, avec des réalités qui diffèrent parfois selon l’âge des personnes qui répondent. On a tendance à comparer le français actuel à celui des années 1950. Il faut garder à l’esprit que ce n’est rien du tout à l’échelle de l’histoire d’une langue», ajoute-t-il.

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Certaines spécificités locales perdurent, malgré les craintes d’extinction. D’autres disparaissent, bien qu’elles soient difficiles à quantifier. De nouvelles expressions régionales apparaissent également, à l’instar de la frigolite et du GSM. D’après ce qu’observe Mathieu Avanzi, les personnes déménagent globalement assez peu. «Peu de gens vivent loin d’où ils ont grandi. Et s’ils se sont déplacés, ils conservent souvent leurs régionalismes d’enfance, ou en maîtrisent plusieurs, correspondant aux régions dans lesquelles ils ont vécu.»

La tendance est même plutôt celle d’un regain de fierté. On exprime clairement les mots et les expressions comme cela se fait dans sa région. «Cette affirmation de l’identité régionale se manifeste un peu partout, en réalité. En football, en politique et ailleurs. Quand je regarde Top Chef, j’observe que les spécialités locales sont valorisées. C’est le retour en force de la province.»

Quant à l’usage du français, «il n’existe plus vraiment de fierté à fransquillonner, comme vous dites en Belgique. C’est même l’inverse. On cherche à enseigner les régionalismes, à valoriser ce patrimoine», en alimentant cette fierté des expressions régionales, des spécificités locales, même très locales. En refusant parfois les injonctions du bien-parler, en redéfinissant les limites de ce qui est correct et ce qui ne l’est pas.

Sire, il y a beaucoup de belges

D’interminables analyses pourraient être rédigées sur les spécificités du français de Belgique. Mathieu Avanzi y observe d’ailleurs une importante diversité, s’expliquant notamment par la présence de nombreux pôles, tels que Liège, Namur, Bruxelles, Charleroi ou la région de Tournai qui, linguistiquement parlant, est plutôt tournée vers celle de Lille.

Logiquement, l’influence des langues germaniques se fait sentir. «On le voit beaucoup dans les emprunts, comme en Suisse d’ailleurs.» Les exemples foisonnent, depuis la dringuelle, qui désigne le pourboire, à la mopette, signifiant une mobylette à l’est du pays («Moped», en allemand), sans oublier le fritkot, la kermesse, les couques ou encore le boiler, «qui est sans doute un emprunt à l’anglais passé par le néerlandais». Telle est la beauté des carrefours linguistiques.

«On pourrait aussi parler d’emprunts au wallon, mais ils sont difficiles à identifier, puisqu’on se rapproche de l’ancien français. “Amitieux” est-il plutôt du wallon ou de l’ancien français? Et “asteûre”, qui s’emploie aussi au Canada et en Louisiane et correspond aux “ahora” espagnol et “aora” occitan?»

L’idée selon laquelle, en Belgique, les archaïsmes auraient perduré n’est pas infondée, assure encore Mathieu Avanzi. «C’est une réalité des marges, des périphéries, qui sont plus sensibles au maintien des archaïsmes», ce qui n’a rien de péjoratif ici. C’est ce qui explique, indique-t-il, que l’on déjeune le matin en Belgique, qu’on y grimpe sur une escabelle plutôt qu’un escabeau, qu’un wagon se prononce «ouagon» et non «vagon».

«J’ai toujours aimé enseigner en Belgique, les étudiants y sont globalement meilleurs en français, en orthographe, puisque vous êtes bons en phonétique», confesse-t-il. Cela s’explique notamment par le maintien, disparu ailleurs, de différences de prononciations. «En Belgique, on fait la différence entre une longue et une brève. Vous distinguez “pâte” et “patte”, “nu” et “nue”, comme les Romands. Et, pour la plupart d’entre vous, “brun” et “brin” ne se prononcent pas de la même façon.» Expliquez-le à des francophones d’autres régions et ils trouveront cela exotique…

Le sujet de bien des conversations entre Belges et Français, évidemment, porte sur l’emploi des verbes «pouvoir» et «savoir», autour desquels il s’avère parfois difficile de se comprendre. «Il est possible qu’il y ait une influence du néerlandais, mais votre emploi de “savoir” apparaît aussi, pour les Français, comme une forme archaïque ou littéraire. On retrouve cela dans des phrases comme “je ne saurais te dire” ou le célèbre “couvrez ce sein que je ne saurais voir”» de Molière.

«Quand vous venez en Belgique, après quelques jours, vous “savez” passer le sel et vous “savez” ouvrir la fenêtre», s’amuse le spécialiste des expressions régionales. Par contre, l’emploi de «savoir» pour décrire la capacité physique d’un animal ou d’un objet constitue «un véritable régionalisme, qui – je l’avoue – reste un peu bizarre pour moi. Une voiture qui ne “sait” plus démarrer ou un chat qui ne “sait” plus uriner, c’est monstrueux», lâche-t-il en rigolant. Sans une once de jugement, cela va de soi pour un grand passionné devant l’Eternel de ces innombrables particularités.

(1) Comme on dit chez nous. Le grand livre du français de nos régions, par Mathieu Avanzi, avec la participation d’Alain Rey et Aurore Vincenti, Le Robert, 240 p.

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