Deuxième vague Metoo: à quand la première vague d’action politique?
La deuxième vague MeToo secoue la 77e édition du Festival de Cannes. Mais l’accélération des révélations d’abus sexuels dans le milieu du cinéma contraste avec la lenteur du législatif.
Panique. La planète cinéma tremble. Depuis février, et les plaintes déposées par l’actrice Judith Godrèche contre les réalisateurs Benoît Jacquot et Jacques Doillon, la deuxième vague MeToo semble en marche. Anna Mouglalis, Emilie Deville, Isild Le Besco, Aurélien Wiik, Marie Gillain… La liste des victimes de violences sexuelles dans le milieu du cinéma ne cesse de s’allonger. Depuis le lancement de la 77e édition du Festival de Cannes, le 14 mai, le sujet des agressions sexuelles occupe quotidiennement l’espace médiatique, avec le spectre de nouvelles révélations qui planent sur les protagonistes. Alors que Gérard Depardieu fut brièvement placé en garde à vue, le 29 avril, pour agressions sexuelles, la rumeur d’une «liste noire» d’acteurs, réalisateurs et producteurs du cinéma français accusés de violences sexuelles a fait trembler la profession, avant d’être démentie par Mediapart.
Une 77e édition sous tension qui pousse les politiques dans leurs retranchements. En déplacement sur la Croisette, la ministre française de la Culture, Rachida Dati, a annoncé, le 18 mai, une avancée pour le mouvement MeToo. Désormais, sur tous les tournages employant des mineurs, la présence d’un «responsable enfants» sera obligatoire. Cette mesure, effective dès cet été, sera «une condition d’accès aux aides du CNC», le Centre national de la cinématographie, a-t-elle déclaré.
Insuffisant, jugent en chœur plusieurs observateurs. Ils déplorent une lenteur d’action politique concrète qui s’expliquerait, entre autres, par une conception de l’artiste propre à la culture française qui confine à sa «sacralisation». «Il existe en effet une exception culturelle française, héritée de la conception romantique de l’artiste, génie au-dessus des déterminations sociales et des lois, dont l’inspiration ne doit souffrir aucune entrave», abonde Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux Montaigne et animatrice du site collectif de critique féministe «Le genre & l’écran». Et de contextualiser: «Cette conception a été imposée par la Nouvelle Vague, mais elle reste très problématique compte tenu du caractère collectif de la création au cinéma et des contraintes multiples qui pèsent sur ce moyen d’expression très coûteux. Le caractère « sacré » de la liberté d’expression artistique a encore été réaffirmé en France par une loi en 2016.»
«L’art est souvent utilisé comme un alibi pour commettre des violences en toute impunité.»
Journaliste à Mediapart, spécialiste des violences sexuelles, autrice de nombreuses enquêtes et de révélations en la matière, Marine Turchi note, dans un premier temps, que les violences sexuelles et sexistes traversent tous les milieux socioéconomiques et les secteurs professionnels. Les affaires d’abus de pouvoir prospèrent particulièrement dans les lieux où les agresseurs sont puissants, les victimes précaires et les rapports de pouvoir très asymétriques. Néanmoins, le monde du cinéma se distingue par ses propres enjeux et caractéristiques. «Dans le monde culturel s’ajoute une autre spécificité: l’art est souvent utilisé comme un alibi, un paravent pour commettre des violences en toute impunité. On le voit, par exemple, lorsque le cinéaste Benoît Jacquot explique, dans le documentaire de Gérard Miller (2011), que « faire du cinéma » a été « une sorte de couverture » pour certaines « mœurs », de la même manière qu’il existe des couvertures « pour tel ou tel trafic illicite ». Cela s’explique en partie par le mythe du génie créateur, la sacralisation, en France – du fait de la « politique des auteurs » née dans les années 1950-1960 – de la figure de l’artiste, tout puissant, à qui l’on excuse tout, ou presque, au nom de l’art et de l’intérêt jugé supérieur de l’œuvre», détaille-t-elle.
Une équation délicate
Entre le respect de la liberté de création et la protection des personnes impliquées, la frontière est mince. «La loi fournit pourtant tous les outils nécessaires, mais ce n’est pas seulement dans le domaine du cinéma que les plaintes des femmes pour abus ou agressions sexuelles n’aboutissent pas, pour des raisons complexes qui vont du principe de la présomption d’innocence à la minimisation des plaintes, en passant par la difficulté à obtenir des preuves, sans parler des nombreux cas de prescriptions, car MeToo a libéré une parole longtemps refoulée. Mais il est vrai que la crainte est grande d’atteindre à la liberté de création. Il ne faut toutefois pas confondre liberté et abus des personnes, ce qui est souvent le cas, car les abus étaient interprétés comme une transgression des normes tolérée voire magnifiée dans le cas des artistes», met en garde la sociologue Gisèle Sapiro, autrice de Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur?, dans lequel elle s’épanche sur le cas Polanski.
Dans ce contexte, la comparaison avec les Etats-Unis, où le mouvement avait été déclenché avec l’affaire Harvey Weinstein, s’impose. Dans son sillage, plusieurs mesures ont été mises en œuvre outre-Atlantique. L’Etat de New York, par exemple, a adopté la loi «Adult Survivors Act» modifiant, pour une période définie, le délai de prescription pour les victimes d’agressions sexuelles. Cette loi a permis à plusieurs milliers de victimes d’agression sexuelle de l’Etat de New York de pouvoir déposer plainte en abolissant tout délai de prescription pendant un an. A cela s’ajoute, dans plusieurs Etats, des textes destinés à interdire les accords de non-divulgation dans les affaires de harcèlement ou d’agression sexuelles.
Comparé aux mesures adoptées outre-Atlantique et à une prise de conscience palpable, d’aucuns déplorent un retard d’action du côté francophone. «Les difficultés à l’expression de MeToo en France tiennent justement à cette sacralisation du cinéma comme art, qui a pour effet d’ignorer la réalité des rapports de pouvoir qui s’exercent sur les plateaux et dans le milieu en général», analyse Geneviève Sellier. En effet, aux Etats-Unis, le cinéma est reconnu comme une industrie capitaliste et, à ce titre, fait l’objet d’affrontements entre les différents métiers et ceux qui ont le pouvoir de décision. «Je pense, entre autres, aux grèves des scénaristes et des acteurs. En France, en revanche, il n’y a pas de contre-pouvoir face au couple producteur-réalisateur, sous prétexte qu’il s’agit d’art. De là les dérives et les abus», poursuit la professeure.
«Contrairement aux Etats-Unis, il n’y a pas de contre-pouvoir face au couple producteur-réalisateur.»
Résistances culturelles
En France, le mouvement MeToo aurait été plus taiseux et moins percutant car il se serait heurté à de profondes résistances culturelles. Celles-ci «s’appuient essentiellement sur deux confusions, volontairement entretenues par les opposants à MeToo: d’abord entre violences sexuelles/sexistes et drague (comme, par exemple, dans la tribune « Deneuve » qui défendait « une liberté d’importuner » et la « drague insistante »); ensuite entre « dénonciation » (qui consiste à révéler une situation inacceptable) et « délation » (visant à nuire), comme on l’a vu, notamment, dans le grand discours d’Emmanuel Macron le 25 novembre 2017 (« Je ne veux pas une société de la délation »), souligne Marine Turchi. Pour excuser les violences sexuelles et sexistes, les détracteurs de MeToo brandissent plus largement une prétendue exception culturelle française, ils revendiquent une « séduction à la française » contre le supposé « puritanisme américain ». De tout cela, il découle une forte culture de l’impunité, comme on l’a vu, entre autres, à l’égard de Gérard Depardieu pendant des années: il bénéficiait d’une forte complaisance alors qu’une partie des faits qui lui sont reprochés étaient sous nos yeux, dans des vidéos, des livres, des articles de presse.»
Néanmoins, les velléités d’action politique commencent à se dessiner. A ce titre, on notera que Judith Godrèche vient d’obtenir, le 2 mai, la création d’une commission d’enquête, votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale, chargée d’étudier les «abus et violences» dont sont victimes les mineurs et les majeurs dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité. L’objectif de cette commission sera, entre autres, d’identifier les mécanismes et les défaillances qui permettent ces éventuels abus et violences, d’établir les responsabilités de chaque acteur en la matière et d’émettre des recommandations sur les réponses à apporter. «On est passé à l’étape de l’action législative concrète, se félicite Geneviève Sellier. Il faut ajouter à cela l’obligation faite par le CNC à tous les producteurs de suivre une formation sur la prévention des violences sexuelles et sexistes.» A cela se greffe également le fait qu’en 2020, les partenaires sociaux avaient déjà mis en place une cellule d’écoute psychologique et d’accompagnement juridique dédiée aux victimes et témoins de violences sexuelles dans le secteur, puis en 2022 un kit de prévention sur les situations à risque.
Quid des hommes dans le débat?
De quoi leur silence est-il le signe? Restent-ils tous si pas silencieux, du moins pudiques, face au mouvement MeToo dans le cinéma? Ce silence a été officiellement rompu par une tribune publiée dans le magazine Elle et intitulée «100 hommes manifestent leur soutien au mouvement MeToo». Mathématicien et compagnon de l’actrice Anouk Grinberg, Michel Broué a mobilisé une centaine d’hommes pour soutenir le combat des femmes. Pour les signataires, «il est révoltant que le théâtre et le cinéma servent de couverture à des abus qui n’ont rien à voir avec l’art». Aussi, «il est révoltant de se servir de son prestige, quel qu’il soit, pour abuser de l’admiration qu’il éveille». Objectif: «Epargner à plus de la moitié de l’humanité des agressions graves.»
«Tout est parti de manière spontanée, narre Michel Broué. J’étais dans la cuisine avec ma femme et l’actrice Christine Citti, on discutait du genre de solidarité dont le mouvement aurait besoin. Et c’est là qu’elles m’ont dit que je ferais bien de convaincre des hommes à déclarer publiquement leur soutien. J’ai reçu parfois des non-réponses; parfois des « je ne suis pas concerné »… parfois les gens ont peur que la rumeur les touche. Il ne faut pas avoir peur, je pense. On a tous à apprendre de ce mouvement et corriger nos comportements en tant qu’hommes», se confie-t-il.
«MeToo a libéré la parole des femmes, mais le silence des hommes n’est pas encore brisé.»
Symbolique et encourageante, cette tribune reste pourtant insuffisante aux yeux de nombreux spécialistes, dont Ivan Jablonka. Historien et auteur du célèbre Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités, il y invite les hommes à s’interroger sur leur parcours de genre, sur leur «garçonnité», sur leurs prérogatives comme sur leurs failles car, estime-t-il, tout cela fait précisément partie de la masculinité de domination: ne pas douter de soi, ni de son pouvoir. Il propose trois masculinités propres à réconcilier les hommes avec la justice de genre: la masculinité de non domination, la masculinité de respect et la masculinité d’égalité. Les débats actuels qui secouent le monde du cinéma résonnent clairement dans ses travaux. L’historien appelle à une véritable prise de conscience de la part des hommes. «Le mouvement MeToo a libéré la parole des femmes, mais le silence des hommes n’est pas encore brisé. Dans le milieu du cinéma comme dans tous les milieux de pouvoir, il existe une connivence masculine qui permet de commettre, de taire et de légitimer les violences sexuelles, insiste-t-il. Ce qui me frappe, à la lecture des témoignages de Judith Godrèche, Isild Le Besco – et Vanessa Springora pour le milieu littéraire –, c’est la manière dont la prédation sexuelle s’associe à une espèce de vampirisme: il s’agit de s’emparer du corps d’une adolescente, mais aussi de son énergie vitale et de sa potentialité artistique. Le soi-disant Pygmalion était en fait un homme âgé qui entravait la capacité de création d’une très jeune femme». Ivan Jablonka estime que grâce aux débats d’aujourd’hui, nous avons une chance historique à saisir: refonder le masculin. «La question, pour les hommes, n’est pas d’être « doux » ou « gentils », même si ces qualités sont importantes. La vraie question, à mes yeux, c’est d’être juste», conclut-il.
«La question, pour les hommes, n’est pas d’être “gentils” mais d’être juste.»
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