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Deux fois par semaine, vraiment? Pourquoi tout le monde ment sur la fréquence de ses rapports sexuels (analyse)

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Dans l’inconscient collectif, la fréquence des relations sexuelles constitue toujours le «ciment» du couple. Qu’elles le taisent (le plus souvent) ou qu’elles le confessent, de nombreuses personnes mentent par envie de se conformer, ou par crainte du jugement.

«Durant mon parcours FIV (NDLR: fécondation in vitro), je n’ai pas osé dire aux médecins que nous n’avions presque plus de rapports avec mon compagnon», livre Sophie, 49 ans. Elle évoque un agacement et un épuisement progressifs. D’un côté, elle s’imagine vieillir au côté de Sébastien, dont elle partage la vie depuis 18 ans, de l’autre, son désir pour lui s’est érodé. En proie à la culpabilité, elle est fréquemment assaillie de doutes et de colère. «Les cinq premières années, nous faisions beaucoup l’amour, parfois plusieurs fois d’affilée. La suite, ce fut une sexualité sans éclat, routinière, dont Seb se satisfaisait plus ou moins. Mais, depuis huit ans, des choses ont changé. Je travaille, je suis devenue maman… Je n’arrive plus à répondre à ses attentes, ce qui le rend de plus en plus pressant.»

A la recherche d’un nouvel équilibre, les conjoints ont tout essayé. Pendant quelques mois, ils se sont séparés, puis se sont réconciliés, ils sont allés voir un thérapeute, puis ont eu un enfant. En vain, l’envie s’est fait la malle, et Sophie a jeté l’éponge. Le divorce a été évoqué, mais Sébastien reste son «pilier», son «meilleur ami». «Je veux préserver notre fille et je n’imagine pas affronter nos familles, nos amis. Tout le monde nous trouve superbe comme couple!» Elle n’évoque que très peu sa vie sexuelle avec ses proches et préfère rester évasive.

Charlotte, 43 ans, ment aussi. Elle vit avec le même homme depuis treize ans et ils ont une «vie sexuelle relative» –«des rapports plus espacés et moins longs, même si le désir est là mais moins vivace». Alors, quand le sujet est mis sur la table, elle n’hésite pas à enjoliver la réalité pour laisser entendre qu’elle a une sexualité dans la moyenne. «Je ne veux pas qu’on pense que mon couple va mal, que notre sexualité serait triste, terne.» Elle affirme ne pas le vivre comme un «dépôt de bilan» mais le sujet la «gêne», parce qu’elle se dit que les autres en font plus. «Quand je lis des études ou des sondages où j’apprends que les gens font l’amour au moins deux fois par semaine, je me sens mal, car nous sommes bien en-deçà de cette fréquence. C’est dévalorisant pour moi, pour mon couple, même si je me dis que chez nos potes, ça ne doit pas forniquer follement!»

Entre mythe et réalité

L’estimation de Charlotte sur la fréquence moyenne des rapports au sein des couples se situerait, cependant, un peu au-dessus de la vérité. D’après la vaste enquête Contexte des sexualités en France, menée par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et l’ANRS-Maladies infectieuses, en 2023, la population française vivant en couple ou avec un partenaire sexuel privilégié a eu, en moyenne, six rapports dans les quatre dernières semaines chez les femmes, 6,7 chez les hommes. C’est nettement moins que lors de l’étude précédente, publiée en 2006 (respectivement, 8,6 et 8,7 rapports). Un coup de mou qui s’expliquerait notamment, selon les auteurs, par «une remise en question de la disponibilité sexuelle, surtout chez les femmes».

«Les résultats montrent en effet, depuis 2006 chez ces dernières, une diminution de la fréquence des rapports sexuels acceptés pour faire plaisir à son ou sa partenaire sans en avoir vraiment envie soi-même», écrivent les chercheurs. Ainsi, en 2006, 50,9% des femmes consentaient à un rapport sans envie, contre 43,7% en 2023. Chez les hommes, la proportion est restée stable (24,4% en 2006 contre 23,4% en 2023). Les auteurs notent par ailleurs que «la satisfaction sexuelle ne diminue pas; au contraire, elle est en légère augmentation». Un tel constat est-il transposable à la Belgique? Chez nous, les enquêtes se révèlent assez rares. La dernière date déjà de 1993. Mais selon Jacques Marquet, sociologue à l’UCLouvain, auteur de plusieurs études notamment auprès de populations étudiantes, des mécanismes similaires sont à l’œuvre.

Les rythmes et les pratiques sexuels des couples seraient-ils désormais en adéquation avec leur désir? Ces données chiffrées seraient loin d’être celles que les experts en sexologie entendent dans leurs cabinets. «Si je me base sur ce que les patients me confient, c’est inexact, déclare Sarah Galdiolo, professeure de psychologie clinique à l’UMons et autrice de Psychologie du couple (De Boeck, 2024). Lorsqu’ils franchissent le seuil du cabinet, généralement, il n’y a déjà plus de sexualité depuis un certain temps. Ils attendent en moyenne six ans avant de consulter.» Elle n’aime pas trop s’attacher aux chiffres, la démarche ne l’intéresse pas. Mais elle entend très souvent ses patients parler de notions chiffrées. «Les gens se positionnent presque tout le temps par rapport à une norme», observe Sarah Galdiolo.

La norme de deux rapports hebdomadaires continue à s’imposer comme un socle et à accabler les couples de culpabilité.

Une tendance à la surévaluation

S’il est possible de comparer la valeur de son bien immobilier ou la hauteur de son salaire en surfant sur des sites dédiés, une démarche similaire se révèle laborieuses en matière de sexualité. «D’abord, parce que les sondés ont toujours tendance à une survalorisation de cet aspect de leur vie, poursuit la psychologue. Ensuite, parce qu’on constate que les sondages semblent inciter les personnes à s’inclure dans une moyenne, même si ce n’est pas leur cas.»

La fiabilité des réponses demeure un «enjeu central» pour l’équipe de l’Inserm-ANRS, qui a pris nombre de précautions méthodologiques lors de ses investigations pour obtenir des «réponses qui reflètent les pratiques et les opinions des personnes interrogées et non celles qu’elles pensent socialement dicibles et valorisantes»: garantie de la confidentialité et de l’anonymat, invitation à s’isoler pour répondre à l’enquête, croisement des déclarations orales et écrites, etc. Pour autant, si fiables soient ces résultats, ils participent à créer une espèce de norme qui peut s’écarter de ce que les individus vivent dans leur intimité.

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Pour Sarah Galdiolo, aucune moyenne n’a de sens et, quitte à mesurer, il faudrait plutôt jauger la qualité. D’une part, parce que la fréquence des rapports est «extrêmement variable d’un couple à l’autre». D’autre part, parce qu’il y a une obsession de la pénétration, alors que la sexualité, c’est aussi le jeu de séduction, le toucher, les caresses, etc.»

Les auteurs de l’enquête avancent d’ailleurs cette autre hypothèse pour expliquer la baisse de la fréquence des rapports. «Les résultats suggèrent une sexualité beaucoup plus diversifiée et de moins en moins restreinte aux rapports avec une pénétration vaginale.» Pour résumer: ce que la majorité des individus interrogés appellent un «rapport sexuel» est un rapport sexuel pénétratif. Or, les échanges sexuels non pénétratifs, comme le sexe oral et la masturbation, connaissent une forte augmentation, qui, eux, ne seraient pas pris en compte par les sondés pour qualifier un rapport.

Pas de script unique (NDLR : des schémas sexuels appris collectivement, consciemment ou pas, et reproduits de lit en lit) et un répertoire sexuel plus large donc, mais une obligation culturelle implicite: celle d’être sexuellement actif. C’est ce qu’éprouve, en tout cas, Inès, 32 ans. «Je ressens une forme de pression, comme s’il était essentiel, quand on est en couple, d’avoir une vie sexuelle hyperactive et d’être superperformante au lit.» Une injonction à la sexualité que Ludovic dit aussi subir. Célibataire depuis cinq ans après avoir été marié durant une décennie, le quadragénaire ne dénombre depuis son divorce que quelques histoires sans lendemain. «Il m’arrive de mentir en disant que j’ai eu des aventures pour que mes amis ne se doutent de rien et pour ne pas me ridiculiser quand des copains se vantent de leurs conquêtes», s’agace-t-il. Cette injonction à la sexualité, Ludovic l’a aussi vécue lorsqu’il était en couple. «Mon appétence sexuelle a toujours été mesurée. Mon ex-compagne me faisait du chantage, me disait que si je ne la désirais pas, c’est que je ne l’aimais plus. Mais pour moi, cela n’avait rien avoir.»

«C’est dévalorisant pour moi et pour mon couple.»

Asymétrie de désir

Pourquoi faire du chiffre au lit une charge mentale? Parce la norme de deux rapports hebdomadaires continue, malgré tout, à s’imposer comme un socle et à accabler les couples de culpabilité… Quand bien même ces fameux «deux rapports par semaine» ne concernent qu’un quart, voire un tiers des couples. «Quand je comprends qu’on a peu fait l’amour, cela m’alerte. Je n’ai pas envie qu’on devienne un vieux couple qui ne baise plus, avoue Inès, lucide sur l’insécurité qu’elle ressent quand les rapports sexuels avec son compagnon s’espacent. On nous a tellement rabattu les oreilles avec l’idée que le sexe, c’est ce qui fait un couple. Cela induit que si je ne suis ni active ni demandeuse, je suis responsable en tant que femme de l’échec de mon couple.»

Normalité, fréquence… Le sexe finit toujours par surgir dans les thérapies, et Sarah Galdiolo répète toujours la même chose: «La sexualité régulière est bien l’une des trois sphères qui constitue un couple, avec celles de l’intimité, l’impression d’être connecté à l’autre et l’engagement, c’est-à-dire se sentir en couple. Mais c’est à chaque couple de trouver son propre rythme. La seule question qui compte, c’est: êtes-vous satisfaits l’un de l’autre? Ou êtes-vous frustrés l’un et l’autre? Ou l’un et pas l’autre?»

«Dans une société de la performance, la sexualité est un indicateur de réussite au même titre que la réussite sociale ou professionnelle.»

Des mots apaisants, sauf quand la régularité de l’un ne rencontre pas celle de l’autre. Un écart de désir peut être source de tension, voire de souffrance. Françoise Adam, psychologue et sexologue à l’ULiège, entend souvent parler de désirs asymétriques. Elle reçoit des couples ou des personnes seules, de plus en plus jeunes, qui la consultent pour une libido dans les choux. Elle considère elle aussi que les études peuvent comporter un taux de surdéclarations. «La question de la fréquence est un motif de plus en plus courant de consultation. Le cas le plus fréquent est une sexualité hyperépisodique ou qui a été abandonnée depuis deux à trois ans.»

En tout cas, la question de la régularité obsède. «Le sujet revient quasi systématiquement dans les séances. Ils veulent savoir s’ils sont normaux. Cette quantification est vue comme un repère rassurant. C’est à la fois éducatif et culturel. On peut avoir l’impression que c’est mieux chez les autres qui feraient davantage l’amour. Pourtant, ce n’est qu’une représentation, on n’est jamais dans l’intimité des autres», poursuit Françoise Adam. Dans son cabinet, elle constate une pression sociale puissante, particulièrement à l’égard des hommes. «Il s’agit d’un enjeu très fort pour eux. Ils doivent être forts, performants, faire l’amour souvent, car ils y voient un signe de bonne santé masculine.» «Dans une société de la performance, la sexualité épanouissante est encensée comme un indicateur de réussite au même titre que la réussite sociale ou professionnelle», ajoute Sarah Galdiolo.

6 ans

La durée qui s’écoule entre le moment où les rapports sexuels cessent dans un couple et le moment où il décide de consulter.

«La baisse de l’énergie libidinale reste donc un sujet dont on parle peu, note Patrick De Neuter, psychologue et professeur à l’UCLouvain, par ailleurs auteur de Les Hommes, leurs amours et leurs sexualités (Eres, 2021). Si on parle de sexualité, on ne parle pas de sa sexualité.» Moins chez les jeunes adultes, qui semblent mieux l’assumer et à la revendiquer plus facilement. Sans se détourner de la sexualité pour autant –le «multipartenariat», soit avoir eu plusieurs partenaires sexuels au cours de l’année écoulée, augmente–, la fréquence des rapports sexuels diminue également chez les moins de 30 ans. Selon l’Inserm, en 2023, les 18-29 ans étaient 79% à avoir eu un rapport sexuel au cours des douze derniers mois, contre près de 84% en 2006. Cette baisse de régime les embarrasse peu. «Les femmes qui n’ont pas eu de rapports sexuels dans l’année écoulée déclarent majoritairement que cette situation leur convient, en particulier les plus jeunes», note l’équipe de recherche. En chiffres, cela représente 87,3% des jeunes femmes et 59,3% des jeunes hommes qui disent vivre plutôt sereinement le fait ne pas en avoir eu. Concrètement, les jeunes femmes sont en première ligne. Ce qui se joue dans la jeune génération pourrait donc être perçu comme la libération sexuelle des femmes qui advient, peut-être, enfin. Quand elles sont hétérosexuelles, elles affirment aujourd’hui souhaiter des rapports agréables pour les deux et pas juste pour leur partenaire. Bref, une sexualité davantage en leur faveur et une prise de distance avec ce que les sociologues américains John Gagnon et William Simon ont nommé, dès les années 1960, le «script classique» qui commence avec un jeu de séduction, des préliminaires et l’éjaculation.

Pour Françoise Adam, la baisse de la fréquence des rapports sexuels va de pair avec l’évolution de l’autostimulation, c’est-à-dire la masturbation. Longtemps honteuse, sous le joug d’une culture judéo-chrétienne blâmant les pratiques non reproductives, elle est aujourd’hui moins taboue, surtout chez les femmes. Selon la dernière enquête de l’Inserm et de l’ARNS, 92,6% des hommes (89,9% en 2006) et 72,9% des femmes se masturbent. Pour ces dernières, il s’agit d’une hausse notable par rapport aux éditions précédentes: le pourcentage de femmes déclarant s’être déjà masturbées était de 42,4% en 1992, de 56,5% en 2006. Françoise Adam constate ce changement dans son cabinet. Elle y reçoit des couples de vingtenaires où «le plaisir solitaire prend une certaine place» et où «ils ont moins envie d’une sexualité à deux.» «Pour les jeunes adultes, l’autostimulation engage moins. Elle ne mobilise pas les mêmes enjeux, les mêmes codes, la complexité d’entrer en relation, le consentement évidemment», analyse la sexologue, qui rappelle que «la sexualité peut être source de souffrance et exposée à des échecs, des refus».

 

 

 

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