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Comment expliquer le boom des mariages tardifs: «On avait besoin de se protéger»
Fut une époque où la bonne société les aurait blâmés. Aujourd’hui, les quadragénaires et plus n’ont plus honte de se marier sur le tard. Que ce soit par amour, pour prendre un nouveau tournant et parfois aussi pour se protéger mutuellement.
Pendant longtemps, ça ne leur a pas semblé nécessaire. Le mariage ne représentait pas grand-chose pour Anne et Patrick (1), sa portée religieuse encore moins. «Ce n’est pas une formule magique qui peut susciter en moi le désir de passer le reste de ma vie avec l’homme que j’aime. Ça ne concerne que moi, c’est une envie intérieure.» De son appartement du sud de Bruxelles, un café dans une main, l’autre harponnant une tartine de Gouda, Anne se souvient de ses premiers pas avec Patrick, la vingtaine à peine entamée, comme de la seule période où leurs proches les ont un peu titillés sur le mariage et les enfants. «Ils ont rapidement compris que ce n’était pas pour nous. On n’avait pas besoin de ça pour légitimer notre amour.» Ils se sentaient également indifférents à l’idée d’organiser une cérémonie, de fixer une date, trouver une salle, faire le tri parmi les potentiels invités. «En fait, il n’y avait que des trucs qui risquaient de me prendre la tête», sourit la jeune sexagénaire. Pourtant, au fil des années, la discussion est revenue sur la table. Une fois, deux fois, une dizaine. «On a vu autour de nous des gens qui mouraient et on a eu envie de se protéger financièrement. On s’est décidé un jour, comme ça, et on a pris l’agenda.» Plus par intérêt que par romantisme, donc. Les quinquas d’alors ont d’ailleurs pensé à se pacser, mais ce statut limitait l’accès aux droits de succession en cas de décès. «On a donc pris l’option du mariage.»
Le risque de la «fête de malade»
Selon les chiffres les plus récents de l’office belge de statistique Statbel, près de 37% des mariages célébrés en 2023 concernaient des époux âgés d’au moins 40 ans, pour un peu moins de 33% dix ans plus jeunes. Aujourd’hui, l’âge moyen des mariés atteint 35,4 ans pour le «premier conjoint» (l’homme pour les couples hétérosexuels, le plus âgé des deux pour les homosexuels) et 33,2 ans pour le deuxième, contre respectivement 33 et 30,1 ans en l’an 2000. L’augmentation de l’espérance de vie et l’évolution de la société contribuent à expliquer ce boom des mariages «tardifs»: un couple de quadragénaires peut plus facilement se projeter et bâtir un projet sur plusieurs décennies que ses aïeuls du même âge, qui plus est sans pression sociale. Quand un certain nombre d’amoureux trouvent à travers le mariage une façon de se mettre plus à l’abri qu’en tant que cohabitants légaux, d’autres se laissent finalement séduire par la symbolique de cet événement qui acte au grand jour leur relation.
«La peur de se séparer après s’être engagé contrarie parfois des intentions pourtant présentes, analyse Véronique Kohn, psychologue française spécialisée dans les relations amoureuses. Quand on n’est pas uni officiellement, on peut effectivement rompre sans rien payer ni repasser devant le bourgmestre: tout est beaucoup plus léger. Passer le cap du mariage après un certain âge est donc la preuve que l’on est prêt à prendre un risque.» Quant à l’idée que l’accumulation d’expériences et de maturité permet de cibler d’autant mieux ses attentes pour trouver l’âme sœur, la psychologue se montre plus nuancée: «Je parlerais plutôt de capacité à trouver quelqu’un avec qui on se sent en phase: cette personne n’est pas parfaite, mais on peut faire avec. Il y a de l’amour, de la tendresse, de l’amitié et pourquoi pas de la sexualité, mais surtout du réalisme: on est prêt à accepter les défauts de l’autre.»
«C’est fini le temps où l’équilibre, notamment budgétaire, reposait sur une seule personne, bien souvent l’homme.»
Véronique Kohn
Psychologue.
Entre deux tentatives de connexion de sa montre à son téléphone, Marc (1) confirme qu’à 60 ans passés, son épouse Isabelle et lui parviennent beaucoup plus facilement à mettre de l’eau dans leur vin qu’à leurs débuts. «Ça fonctionne super bien entre nous, s’enthousiasme-t-il. On est tous les deux retraités, mais on a une vie très active, aussi bien chacun de son côté qu’ensemble: on fait beaucoup de sport, on est capables de partir en vacances sur un coup de tête… Jamais je n’aurais pu imaginer cela lors de notre première union.» Parce qu’Isabelle et Marc ont déjà été mariés. C’était en 1982, après «la plus laide soirée» de la vie de cet ancien prof d’éducation physique, qui se souvient que leurs parents avaient voulu tout gérer, au point d’inviter surtout leurs proches au détriment d’amis des futurs époux. Leur union a donné naissance à trois filles, puis ils ont divorcé au bout de treize ans et sont restés séparés le même laps de temps. Jusqu’à ces inévitables retrouvailles. «Notre deuxième mariage, il y a près de dix ans, c’était en partie un challenge pour faire taire ceux qui ne croyaient pas à l’authenticité de notre amour, reconnaît Marc. C’était aussi une envie commune et simultanée. On a donc réuni nos amis et nos filles –les parents d’Isabelle désapprouvaient ces noces et ne sont pas venus– et on a fait une fête de malade.» Surtout, cette deuxième alliance a scellé le début d’une nouvelle connexion, marquée par une communication de tous les instants pour éviter les non-dits qui ont contribué à mener à la première rupture. «Notre relation est beaucoup plus fluide grâce à cela.»
Equité aux yeux de la loi
Au terme d’une décennie de spécialisation dans la relation amoureuse, Véronique Kohn affirme n’avoir jamais rencontré de cas où les unions tardives s’avéraient néfastes pour le couple. «Je trouve que ça apporte de la fraîcheur, s’enthousiasme-t-elle. On fait fi de l’âge, qui n’a pas d’importance par rapport au cœur intérieur, on se moque de l’apparence, du vieillissement.» La psychologue rappelle d’ailleurs que l’époque n’est plus vraiment au mariage jeune. Echaudés par les nombreuses et douloureuses expériences de divorce de leurs parents, les descendants des boomers prennent plus le temps pour sentir s’ils sont capables de concilier leurs besoins avec ceux du conjoint. «Le mariage constitue ensuite un cap considéré par certains comme un soulagement, poursuit Véronique Kohn. Tout à coup, on se dit que l’on n’est plus à droite ou à gauche, mais on est « là ». C’est une forme de sagesse qui peut permettre de se sentir cohérent, aligné.» Ce besoin d’être ensemble et de s’épauler dans les moments difficiles n’empêche toutefois pas le développement de modèles de couples plus individualistes qu’auparavant. «Cela devient rare de tout mettre en commun, compte en banque compris, glisse Véronique Kohn. C’est fini le temps où l’équilibre, notamment budgétaire, reposait sur une seule personne, à savoir bien souvent l’homme: les femmes travaillent, chacun est aussi responsable de soi. C’est plutôt sain.»
«Avant, si Guillaume tombait gravement malade, je n’avais même pas le droit de le visiter aux soins intensifs. On avait besoin de se protéger s’il arrivait malheur à l’autre.»
Laura
C’est –entre autres– justement pour atteindre une équité aux yeux de la loi que Laura (1) a fini par proposer à Guillaume (1) de se marier. «Jusque-là, selon l’état civil, mon compagnon était le chef de ménage, notre fils n’était officiellement que le sien et j’étais mentionnée comme « non apparentée », ça me rendait folle, s’emporte encore celle qui avait alors refusé trois demandes d’épousailles de son partenaire de bientôt 30 ans. J’ai toujours su qu’il était l’homme de ma vie, mais je ne voyais pas l’intérêt pour l’un comme pour l’autre de se jurer un amour éternel sans être certain de pouvoir l’assumer jusqu’au bout.» Puis il y a eu les déclics, essentiellement trois. Laura a d’abord constaté la nécessité d’être mariée pour prendre certaines grandes décisions. «Avant, si Guillaume tombait gravement malade, je n’avais même pas le droit de le visiter aux soins intensifs. On avait donc besoin de se protéger s’il arrivait malheur à l’autre.» Le meilleur ami de Guillaume, ensuite, a reçu un diagnostic de cancer. Or, «on voulait absolument qu’il soit son témoin en cas d’union». Enfin, après avoir assisté au troisième mariage de certaines connaissances, Laura a voulu rendre toute sa symbolique à cet événement qu’elle juge unique. Inutile de préciser qu’il était donc inévitable que ses épousailles de l’automne dernier soient inoubliables. «Pour être honnête, je me suis seulement chargée de faire les bouteilles avec les noms des invités pour les tables, mais c’était déjà assez, rigole la mariée. On a décidé de beaucoup déléguer pour diminuer notre charge mentale, mais sans jamais répondre aux injonctions venues de l’extérieur. On a passé une magnifique journée.»
Une petite chose à rencontrer
Anne, elle, n’a pas vécu «le plus beau jour de sa vie» quand elle s’est mariée. «Attention, nuance cette artiste de profession. On s’est pris au jeu des préparatifs et c’était sympa, mais il n’y a pas vraiment eu de romantisme. En fait, c’est une formalité qui s’est transformée en une super journée.» Peut-être parce qu’elle s’était mise d’accord avec Patrick en amont pour organiser la célébration en petit comité. C’est comme ça: Anne n’aime pas le monde, sauf quand il s’agit d’un public installé devant elle, sur scène. «Les grosses fêtes ne signifient rien pour moi. D’abord parce que j’aime profiter des gens et que c’est impossible quand il y a trop de monde. Ensuite parce que je n’ai pas envie que quiconque ressente l’obligation de devoir s’amuser, typiquement comme au Nouvel An.» Peu enclins à faire des coupes dans les cartons d’invitation pour écrémer famille proche, moins proche et complètement éloignée, Anne et Patrick ont alors opté pour la formule radicale, soit avec témoins, point. Pour être sûrs de ne croiser personne, ils ont même réservé un restaurant et un hôtel dans un coin isolé du pays où, ironie du sort, la mariée s’est fait servir les zakouskis par une ancienne collaboratrice. C’était il y a huit ans. «Depuis, le mariage n’a rien changé à notre excellente dynamique de couple», affirme la Bruxelloise. En même temps, ces deux-là étaient probablement destinés à finir ensemble quoi qu’il arrive, eux qui sont nés dans le même hôpital à deux jours d’intervalle, sans aucun lien entre leurs familles et sans se rencontrer avant leurs 24 ans. «Patrick n’avait que six mois quand il a vu le jour. Il a sûrement dû sentir qu’il y avait une petite chose à voir à l’extérieur.»
L’influence individualiste
Au bout du compte, qu’est-ce que l’augmentation des mariages dits tardifs peut bien dire de la société actuelle? Pour la psychologue Véronique Kohn, c’est la victoire du concept de «serial monogame». «En 2025, l’être humain n’est plus fait pour vivre toute une vie avec la même personne, théorise-t-elle. C’est désormais intégré dans les normes: on sait que l’on aura plusieurs partenaires au cours de son existence. Partant de ce constat, c’est normal que l’on ne s’unisse plus avec le premier venu.» D’autant qu’au jeu des priorités, le mariage ne ferait plus le poids par rapport à d’autres projets. «Les hommes comme les femmes font plus carrière donc, de façon plus pragmatique, ils pensent d’abord aux études puis à leur parcours professionnel, estime la docteure en sociologie Audrey Van Ouytsel. La société individualiste place par ailleurs chacun au centre de ses propres préoccupations et l’amène d’abord à en savoir plus sur soi, à se connaître pleinement, à faire ses propres expériences. Ce n’est qu’une fois qu’il a acquis une meilleure compréhension de lui-même, une connaissance de ses émotions et une capacité de décryptage de l’autre qu’il dispose de bases plus solides pour s’engager que des papillons dans le ventre.» Et pour ceux qui patientent –en couple– avant de se passer la bague au doigt, la sociologue y voit de nouveau l’influence de l’individualisme et son rejet de ce qui est lié à l’institution. «Avant, le sacro-saint mariage était intouchable: le couple ne subsistait qu’à travers ces liens. Aujourd’hui, il peut exister de façon tout à fait indépendante.» Sans souci du qu’en-dira-t-on. Sans que les jeunes femmes de 25 ans craignent de devoir, comme dans le temps, coiffer Sainte-Catherine chaque 25 novembre pour symboliser –et étaler– leur célibat sur la place publique.
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