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«Contents d’y avoir travaillé… et d’en être partis» : enquête sur McKinsey, ce rouleau compresseur de la consultance

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Arc-bouté sur un esprit de famille peu commun, le bureau de conseil cajole ses recrues pour en tirer le meilleur. Mises sous pression par des évaluations régulières, elles doivent suivre le rythme. Ou partir. La réussite de ce modèle économique particulier est à ce prix.

Ses bureaux sont voisins du palais royal, au centre de Bruxelles. Les lieux de pouvoir, le cabinet de conseil McKinsey en a fait son terrain de jeu, même si ses consultants ne peuvent en faire étalage – question de discrétion professionnelle. Est-ce ce côté secret qui l’expose, plus que ses rivaux Bain & Company ou Boston Consulting Group? Ou son âge vénérable? Créée en 1926 aux Etats-Unis, cette agence est la plus ancienne du genre. C’est aussi la plus imposante et la plus internationale. «Nous sommes l’une des dix grandes sociétés que le Wall Street Journal suit de très près, souligne un salarié de McKinsey Belgique. Alors, on ne nous passe rien.»

« Cette adhésion quasi inconditionnelle à l’esprit maison fait parfois perdre tout sens critique. »

Un banquier d’affaires

De fait. A peine évoquée, la marque McKinsey convoque une série de clichés: des consultants en costume noir, parlant tous anglais et jonglant tant avec les acronymes qu’avec des présentations PowerPoint. Des intelligences brillantes. Des plans de restructuration froidement décidés, au nom de la défense des actionnaires et de la prospérité de leurs affaires. Des honoraires à donner le tournis. Une proximité parfois dérangeante avec les grands de ce monde, les dirigeants de multinationales, les gouvernements de tous bords. Quelques scandales majeurs, qui ont ébranlé la maison. En Belgique, à la fin de 2021, le senior partner de McKinsey Jacques Bughin était inculpé, soupçonné d’avoir sous-valorisé certains actifs de l’intercommunale Nethys. Il y a encore cette indéfectible fidélité à celle que l’on appelle «La Firme», même parmi ceux qui l’ont quittée depuis dix ans. Et un brin d’arrogance, peut-être, chez certains associés à tout le moins? Qui d’autre oserait le slogan «Only McKinsey can do», sous-entendant qu’il est le seul de taille à réussir une mission?

La force du clan

Aujourd’hui, c’est recrutement. Dans les bureaux feutrés de McKinsey, les candidats sont reçus successivement par plusieurs consultants et interrogés sur leurs compétences, leur capacité à travailler en collaboration et à diriger une équipe, leurs motivations, leur personnalité. «Je leur ai avoué que je ne savais pas qui ils étaient, se souvient un ancien. Ça ne les a pas empêchés de m’engager, ni moi d’y rester plusieurs années. Mon but était d’engranger de l’expérience dans une entreprise prestigieuse et d’ainsi m’ouvrir des portes pour plus tard.» Aujourd’hui, la maison n’embauche plus uniquement des ingénieurs de gestion. «Nous recherchons des personnes exceptionnelles, passionnées et curieuses, quel que soit leur parcours. Nous donnons la priorité au potentiel plutôt qu’à une formation académique spécifique», précise un porte-parole. Figurent ainsi parmi les recrues des médecins, des spécialistes de l’intelligence artificielle ou des architectes. Pour ne pas les rater, le bureau de conseil fait son marché dans les grandes écoles et universités, repérant ceux qui y ont décroché les meilleurs résultats.

Une fois adoubé, le nouveau venu – dont l’âge moyen avoisine les 26 ans – fait partie de la famille. «Cette adhésion quasi inconditionnelle à l’esprit maison fait parfois perdre tout sens critique», glisse un homme d’affaires. Il y a chez McKinsey quelque chose de l’ordre du clan. D’abord parce qu’ils sont rares à y entrer alors qu’ils sont nombreux à le souhaiter (2). Ensuite, parce qu’ils sont – théoriquement du moins – liés à une charte de valeurs communes. «C’est un peu surprenant au début parce que c’est comme une religion, témoigne un ex-consultant. Mais c’est un élément de cohésion entre tous les bureaux du monde.» Quelles sont ces valeurs? L’intérêt du client, d’abord. L’obsession d’avoir de l’impact, sans que la notion ne soit davantage précisée. «C’est un terme souvent utilisé dans le narratif de McKinsey, relève un ancien. En début d’année, on ne nous demande pas quel chiffre d’affaires on compte réaliser — c’est d’ailleurs un mot tabou. Mais on nous questionnera en fin de projet sur notre impact.» Enfin, il s’agit pour McKinsey d’attirer, de garder et de motiver des gens exceptionnels. «Ils ont cette faculté rare de distinguer très vite l’essentiel de l’accessoire, confirme un financier. Ils dégrossissent rapidement un problème et ont toujours des ordres de grandeur en tête.» Alors forcément, en être rend fier…

Intégrés dans l’équipe – à Bruxelles, le bureau, qui couvre également le Luxembourg, compte quelque cinq cents membres, dont trente partenaires, soit le rang le plus élevé – les collaborateurs sont chouchoutés. Leurs salaires sont supérieurs à ceux du marché, de l’ordre de plusieurs milliers d’euros par jour, selon le statut et l’expérience du consultant (2). Leurs conditions de travail sont idéales: consommation illimitée pour leurs connexions Internet et téléphone, voiture de fonction, frais de mission payés, hôtels de standing lors des déplacements à l’étranger. «C’est une équipe de Formule 1», s’enthousiasme un responsable. «Il m’est arrivé de rencontrer un problème informatique dans mon travail, se souvient un ex-employé. A l’autre bout du monde, quelqu’un a pris le contrôle de mon ordinateur et a tout résolu en quelques minutes. Ce service fonctionne 24h/24. Tout est fait pour que nous puissions nous concentrer sur notre tâche principale.»

Les consultants de McKinsey ont accès à des banques de données colossales et précieuses. Ils peuvent faire appel à tout moment aux experts de la maison, dans n’importe quel domaine. De nombreuses formations, cours de langue et coachings leur sont proposés, sur tel type d’industrie, sur l’art de la communication, sur la gestion d’équipe. Ce tourbillon d’apprentissage est un bonheur et un défi permanent pour ces esprits curieux. «On apprend sans cesse, témoigne l’une d’entre eux. Chaque dossier est différent et on en change tous les trois mois.» «Cela revient, pour ces jeunes, à suivre un MBA, tout en travaillant», résume un responsable. Même le développement personnel de chacun est pris en charge. «Nous sommes tous formés de la même manière, dans le but de pouvoir résoudre de façon efficace un problème que nous aurons correctement formulé, résume un consultant. On se reconnaît entre nous.» Si l’un rencontre un collègue inconnu à Buenos Aires, tous deux se comprennent d’emblée. «Forcément: on a les mêmes cicatrices», embraie un ancien.

Cicatrices? Les conditions de travail ont beau être intéressantes, le prix à payer pour rester dans la maison est élevé. Le travail est intensif. On parle de minimum soixante heures de travail par semaine. Et de nuits blanches. «Parfois, je bosse “normalement”, glisse une consultante toujours en poste. Le reste du temps, c’est plus que la moyenne, même si nous avons beaucoup de congés.» Après deux ou trois semaines de formation, les nouveaux engagés sont envoyés chez le client. Ainsi commence l’aventure. Sous l’œil de leur mentor et de leur chef de projet, il leur faut, après analyse, délivrer un message clair, résumé et convaincant à leur client. Chiffré. Et dépourvu de toute dimension philosophique ou personnelle.

Grimper ou partir

Ce travail s’accompagne d’évaluations permanentes, parfois en quinze minutes avec le chef de projet mais au moins deux fois par an de façon plus officielle. «Il s’agit de ne jamais faire du surplace, commente un consultant. On ne vous laisse jamais tranquille. Ceux qui ne veulent pas de ce rythme quittent la maison de leur propre chef ou sont débauchés par des firmes extérieures.» Aucun reproche n’est formulé à l’égard de celui qui annonce son intention de partir et il n’est généralement pas retenu: la maison tient à ce que son personnel soit motivé à 110%. Le taux de rotation du personnel est élevé, dit-on (2): en moyenne, en Belgique, la majorité des gens ne resteraient en poste que trois à quatre ans.

Au-dessus des têtes plane en effet cette injonction: «up or out», c’est-à-dire progresser ou partir. «Lors des évaluations, détaille une consultante, on me dit sur quels points je suis à niveau et ceux que je devrai améliorer avant l’évaluation suivante.» Ce système, que la maison dit d’émulation et non de compétition, vise à faire grimper rapidement les nouveaux engagés dans la hiérarchie: en sept ou huit ans, un jeune peut passer de consultant junior à chef de projet puis à partenaire, avec quelques degrés intermédiaires. Tous les 18 mois, il est donc possible d’être promu et de bénéficier d’un salaire revu à la hausse. «Entre autres à cause de ces évaluations, qui ne sont pas toujours sereines, la machine McKinsey agit comme un rouleau compresseur, observe un ancien: certains s’y perdent, d’autres y laissent leur humanité, tous ne gardent pas le recul nécessaire.»

« Nous sommes tous formés de la même manière. On se reconnaît entre nous. »

Un consultant McKinsey

Nombre de consultants avouent ressentir le syndrome de l’imposteur, se demandant, au milieu de cette élite, s’ils y ont bien leur place. On les appelle les «insecure overarchievers». Ces «surperformants peu sûrs d’eux» n’en travaillent que davantage, ce qui n’est pas fait pour déplaire à la grande maison. Quant à ceux qui ne donnent pas satisfaction, ce sont les CTL («counseled to leave»), c’est-à-dire invités à partir. Beaucoup quittent le navire d’eux-mêmes, non désireux de grimper dans la hiérarchie: ils ont acquis l’expérience voulue et une marque prestigieuse à imprimer sur leur CV. Il ne leur en fallait pas plus. «J’ai beaucoup donné et beaucoup reçu, abonde un ancien. Je suis parti parce que cela devenait trop lourd, notamment pour la vie de famille et les déplacements à l’étranger.»

Diaspora

Le lien ne se rompt pas pour autant. Les anciens de McKinsey forment un réseau soigneusement entretenu. «Notre bible, c’est LinkedIn», sourit l’un d’entre eux. Comme tout réseau, il permet de se retrouver lors de l’un ou l’autre événement et de ne pas se perdre de vue, par la magie des communications multiformes. «Il m’est arrivé, lorsque j’ai fondé ma boîte, de faire appel à l’équipe pour résoudre un problème et ces conseils gratuits m’ont bien aidé», témoigne un chef d’entreprise passé par McKinsey. Comme partout, les relations interpersonnelles jouent. Quiconque cherche une recrue pour sa société sait vers où se tourner: le vivier est riche et la communication facilitée par l’expérience et la formation communes. La pratique est d’ailleurs encouragée sur le site des alumni.

Quant à la maison mère, elle ne peut que se réjouir de voir ses ouailles s’éparpiller dans le monde et augmenter ses chances d’obtenir de nouvelles missions. «Nous célébrons les succès de nos alumni, assure le porte-parole. Quelque 90% des anciens interagissent entre eux et avec notre firme chaque année.» Ainsi, la croissance de McKinsey s’autogénère. Tous les cinq ans, la structure du bureau de conseil est revue pour s’adapter à cette montée ininterrompue. La firme n’est pas cotée en Bourse et ne dispose ni d’un administrateur délégué ni d’un conseil d’administration. Les partenaires, qui sont aussi les actionnaires, élisent l’un d’entre eux pour tenir les rênes de la maison durant un mandat limité.

McKinsey effectue parfois des missions à titre gratuit, ou à prix réduit, dans le secteur social, associatif ou, plus rarement, dans le secteur public. En se plongeant dans ces matières et ces milieux, les consultants en apprennent beaucoup et seront d’autant mieux préparés le jour où une mission rémunérée se présentera. «Tout consultant peut travailler sur ce type de cause à titre personnel, assure-t-on au sein de la maison. Mais sans dire qu’il s’agit de McKinsey.» Ainsi s’explique, notamment, l’investissement d’un ancien partenaire du bureau dans la préparation du Pacte pour un enseignement d’excellence en Fédération Wallonie-Bruxelles, évalué à 1,2 million d’euros mais facturé 120 000 euros.

Fâcheries

Plus qu’avant, les jeunes de McKinsey osent manifester leur désaccord avec certaines des missions que le bureau se voit confier. «Chacun a le droit de s’exprimer et de poser des questions, confirme un associé. Cela arrive d’ailleurs de plus en plus souvent que des consultants se disent en désaccord. Parmi les jeunes recrues, 70% sont dans une logique durable, 30% ne le sont pas parce qu’elles proviennent d’un milieu peu favorisé et veulent leur part du gâteau. Globalement, les jeunes sont plus conscients des enjeux climatiques.» Tout consultant peut refuser de travailler pour un secteur – agroalimentaire, pétrolier ou pharmaceutique, par exemple – et son souhait est respecté. Parmi les témoins interrogés, une majorité dit n’avoir jamais été confrontée à des cas de conscience.

Les dérapages qui ont eu lieu au sein de McKinsey ces vingt dernières années ont laissé des traces. Les errances de quelques-uns ont terni la réputation de tous. «Longtemps, éclaire un ancien, c’est la culture du “tant que c’est légal, pourquoi ne pas le faire?” ou du “si je ne le fais pas, un autre consultant le fera” qui a prévalu.» A quoi McKinsey réplique: «Nous accueillons volontiers les critiques de bonne foi ou les conseils sur la manière dont nous pouvons nous améliorer. En tant que leader dans notre secteur, nous acceptons qu’une attention particulière nous soit portée. Mais nous ne laisserons pas la peur de la critique nous empêcher de travailler sur des projets porteurs.»

Désormais, La Firme ne prend plus de nouveau client sans procéder à un audit complet et tout projet passe par le filtre d’un comité de risques. Ce qui ne constitue pas une garantie absolue. La structure géographiquement très décentralisée de McKinsey laisse beaucoup de latitude à chaque bureau local. Le fait de travailler depuis longtemps avec le même client fait parfois perdre tout recul, aussi. «On dit qu’il y a une méthode McKinsey, mais tout dépend des gens et de leurs standards éthiques, insiste un ancien. Il y a dans cette maison quelque chose qui est hors du réel, avec une toute petite minorité de gens qui vivent dans de très hautes sphères.» Avec tous les risques de déconnexion que cela suppose. Ce qui explique peut-être que parmi ceux qui ont quitté le nid, plusieurs se disent «contents d’y avoir travaillé. Et contents d’en être partis.»

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