L’affaire de «la Manada», un viol collectif qui avait eu lieu à Pampelune en 2016, avait soulevé une vague d’indignation dans la société espagnole et fait évoluer la loi. © GETTY

Mieux définir le viol? «Si la contrainte sexuelle prévaut toujours, le consentement ne change rien»

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Plusieurs Etats européens ont intégré le consentement affirmatif dans la définition du viol mais la notion fait toujours débat, y compris dans certains cercles féministes qui craignent qu’en fin de compte, elle desserve la victime.

Rien, ni dans les analyses toxicologiques, ni sur les images prises par les caméras, ni dans les témoignages recueillis, n’indiquait qu’elle n’était pas en mesure de consentir. Et si elle était «clairement ivre», l’absence de consentement n’était pas (ou pas assez) flagrante, pas plus que l’usage de la force, de la menace ou de la ruse. C’est donc l’acquittement pour l’ancien serveur du Waff, poursuivi pour le viol d’une jeune femme en août 2021. Ce soir-là, elle avait poussé la porte du bar pour y passer la soirée avec des proches. Au petit matin, elle s’était réveillée dans le lit du prévenu, sans le moindre souvenir de la veille.

Intimement persuadée d’avoir été droguée et abusée, elle avait eu le courage de se confier à ses proches, puis à la police. Trois autres étudiantes avaient déposé plainte contre le même serveur mais les dossiers avaient tous été classés sans suite.

Au cours d’une confrontation, le serveur avait fini par reconnaître que la jeune femme n’était pas en état de donner son consentement ce soir-là et avait présenté ses excuses. Estimant qu’il avait été victime d’un lynchage suite au «déballage médiatique» de l’affaire, le parquet avait requis une suspension simple du prononcé, soit une déclaration de culpabilité sans peine de prison.

Trois ans et demi plus tard, devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, le couperet tombe. Le serveur n’a pas violé. La plaignante a donc menti? Ce n’est pas non plus ce que dit le jugement. Dans son verdict, rendu le 29 janvier, le président souligne que sa décision n’est pas «un blanc-seing pour le viol». Elle ne fait que rappeler que le doute raisonnable profite au prévenu, que la charge de la culpabilité n’a pas pu être établie.

Plus de clarté, c’est pourtant ce qu’est censée apporter la nouvelle législation sur le consentement. La réforme du code pénal sexuel, entrée en vigueur en juin 2022, indique que celui-ci ne peut être déduit de la simple absence de résistance de la victime, qu’il peut être retiré à tout moment avant ou pendant l’acte à caractère sexuel. Il précise surtout qu’il ne peut y avoir de consentement si la personne se trouvait en situation de vulnérabilité, notamment si elle était sous l’influence de drogues ou de l’alcool, ce qui était le cas de la jeune femme au Waff. Ou si elle était inconsciente ou endormie.

Quelques jours après le verdict du tribunal correctionnel de Bruxelles débutait le procès de Luis Rubiales. L’ancien président de la Fédération espagnole de football est poursuivi pour avoir embrassé de force Jenni Hermoso, une joueuse de l’équipe nationale, après la victoire en finale de la Coupe du monde, en 2023. «Un geste mutuel totalement spontané», «un bisou entre amis», s’en était expliqué Luis Rubiales, balayant la version de la joueuse qui, elle, avait très mal vécu ce baiser volé. A nouveau, c’est le consentement qui est au cœur de cette affaire particulière.

Au cœur du procès de Luis Rubiales, ancien président de la Fédération espagnole de football ayant embrassé de force la joueuse Jenni Hermoso, la notion de consentement. A nouveau. © BELGA

Sólo sí es sí

Un an avant l’affaire Rubiales, l’Espagne s’était pourtant montrée audacieuse en adoptant la loi dite «Sólo sí es sí» («Seul un oui est un oui»), laquelle établit qu’un rapport sexuel sans consentement explicite constitue de facto un viol. Le texte avait été soumis au vote par la gauche radicale Podemos pour mettre fin à l’ambiguïté du consentement après l’affaire dite de «la Manada» ou de «la meute». Cinq hommes avaient comparu devant les tribunaux pour le viol collectif d’une jeune femme de 18 ans, en 2016 à Pampelune. Dans un premier temps, ils s’en étaient sortis avec une peine de neuf ans pour «abus sexuels répétés», avant que la Cour suprême ne les condamne finalement à quinze ans pour viol en réunion. L’affaire de «la meute» avait soulevé une vague d’indignation dans la société espagnole. Avant la réforme, le code pénal classait le délit sexuel sans consentement en deux catégories: les abus sexuels et les agressions sexuelles, en cas de violence ou d’intimidation. La charge de la preuve de cette violence et de cette intimidation revenait donc à la victime, sans quoi le viol était requalifié en abus sexuel.

«Il y a une ouverture pour pouvoir avancer sur la législation concernant le viol à l’échelon européen.»

Assita Kanko

Eurodéputée N-VA

La loi Sólo sí es sí ne fait pourtant pas l’unanimité. Dans les faits, son application serait paradoxalement favorable aux accusés et non aux victimes qu’elle est censée mieux protéger, comme l’explique la philosophe et militante féministe espagnole Clara Serra dans son ouvrage La Doctrine du consentement (éd. La Fabrique, 2024). «Nous pourrions dire que, face à l’aveuglement des préjugés machistes, le féminisme revendique une justice qui sache, tout simplement, bien juger. Cependant, le jugement de « la Manada » renferme un paradoxe qui pose des questions importantes.» L’affaire, retrace Clara Serra, avait suscité le débat jusqu’au Parlement européen, qui voyait dans cette affaire emblématique une preuve de la nécessité d’adapter les législations des différents Etats, de mettre le consentement au centre des débats et de redéfinir les délits sexuels uniquement sur la base de son absence. L’objectif étant de ne plus avoir à prouver le recours à la violence, à l’intimidation ou à la menace, «ce qui relèverait d’une doctrine désuète et patriarcale».

Le paradoxe réside dans le fait que la législation espagnole définissait déjà les deux types d’atteinte à la liberté sexuelle (l’abus et l’agression) par l’absence de consentement. Et que celui-ci était déjà clairement mentionné dans les lois. «En outre, la qualification pénale qui servait précisément à ce que l’absence de consentement n’implique pas nécessairement l’existence de violence –le délit d’abus sexuel– est précisément celle qui a disparu avec la réforme.»

Plus problématique encore, juge l’autrice: l’affaire espagnole a renforcé le discours «extrêmement simpliste qui considère que toute référence à la violence ou à l’intimidation dans le droit pénal sexuel nous éloigne de la prise en compte du consentement et implique d’obliger les femmes à la résistance physique». Or, dans l’affaire du viol de Pampelune, c’est précisément le facteur «intimidation» qui a conduit la Cour suprême à davantage tenir compte du contexte et à qualifier les faits de viol en réunion.

Le consentement de Gisèle Pelicot n’a jamais été obtenu, par aucun de ses violeurs. Certains, lors du procès, ont pourtant remis en question le fait qu’il s’agissait bel et bien d’un viol. © AFP

En 2018 déjà, un autre pays, la Suède, avait élargi la définition du viol, le qualifiant de «tout acte sexuel sans accord explicite». L’absence de preuve de l’expression verbale ou physique du consentement expose le prévenu à une peine minimale pour viol de trois à six ans de prison. En parallèle, la législation suédoise a introduit les notions de crimes de «viol par négligence» et «d’abus sexuel par négligence», pouvant s’appliquer aux situations dans lesquelles il est établi que l’auteur n’avait pas l’intention de commettre une agression. En 2020, le Conseil national suédois pour la prévention de la criminalité annonçait une augmentation de 75% du nombre de condamnations pour viol sur la base de la nouvelle législation.

La France, elle, se montre plus frileuse. Le débat sur le consentement vit énormément, d’autant plus depuis l’affaire Mazan, mais sans aboutir à un consensus. Le code pénal définit toujours le viol comme un «acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital, commis avec violence, contrainte, menace ou surprise». Dans l’Hexagone, comme dans d’autres pays, les victimes sont de plus en plus nombreuses à déposer plainte pour viol ou agression sexuelle. Or, 75% de ces plaintes restent classées sans suite. Pour autant, la notion de consentement fait toujours débat, y compris dans les cercles féministes.

«Le fait de démontrer qu’il n’y avait pas de consentement ne suffit pas à qualifier un viol aujourd’hui. C’est la brèche dans laquelle peuvent s’engouffrer les avocats de la défense et les accusés», considère à propos de l’affaire Mazan Mélanie Vogel, sénatrice Les Ecologistes et autrice d’une proposition de loi visant à introduire le consentement dans le code pénal. A contrario, la députée Clémentine Autain (ex-La France insoumise), elle-même victime d’un viol il y a quelques années, qualifie le consentement de «mot ambigu». Selon elle, il pourrait fragiliser les victimes, lors des procès, parfois au profit des violeurs.

«Si, dans un monde patriarcal, la contrainte sexuelle prévaut toujours, le consentement ne change rien.»

Clara Serra

Philosophe et militante féministe

Zone grise

La France, tout comme l’Allemagne, s’est opposée à l’élaboration d’une définition du viol commune aux Etats européens. Les deux nations estiment qu’il revient à chaque Etat, et non au législateur européen, d’établir sa propre définition du viol. C’est sur la base de cet argument purement technique que le projet de définition commune a été recalé. En février 2024, après de longs mois de discussions, une première directive européenne contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique dans l’ensemble de l’Union européenne a finalement abouti. Elle garantit aux victimes l’accès à la justice, le droit de demander réparation, ainsi que l’accès gratuit aux lignes d’assistance téléphonique et aux centres de crise contre le viol. Mais ne dit pas ce qu’est un viol.

Clap de fin au niveau européen? Interpellée lors de son audition pour le poste de Commissaire européenne en charge de l’Egalité, Hadja Lahbib est restée évasive sur le sujet, se limitant à qualifier le consentement de «zone grise qu’il faudra éclairer». Pour l’eurodéputée N-VA Assita Kanko, l’Europe peut, et doit, aller plus loin dans la protection des victimes d’abus sexuels. «Un nouveau dossier initié par le Parlement européen vient d’être lancé en commission Libe (libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures). Il a trait au consentement en matière de viol. Au moment où nous avons mené les travaux sur la directive européenne, il n’existait pas de définition technique du viol. Aujourd’hui, il en existe une mais uniquement dans le cadre de la lutte contre l’abus sexuel d’enfants. On ne peut donc plus prétendre que cette définition européenne est inexistante. Elle représente une ouverture pour pouvoir avancer sur la législation concernant le viol à l’échelon européen.»

En ce qui concerne le consentement, estime l’eurodéputée, il s’agira d’être très prudent pour éviter que la disposition ne rate son objectif en éludant le contexte dans lequel l’agression présumée s’est produite. Dans La doctrine du consentement, Clara Serra écrit qu’il est urgent de s’intéresser aux conditions sociales, économiques et culturelles, qui permettent aux unes et aux autres de pouvoir dire non plutôt que de laisser le soin aux tribunaux de délibérer sur leurs désirs. «Si, dans un monde patriarcal, la contrainte sexuelle prévaut toujours, le consentement ne change rien», met-elle en garde.

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