Les lieux de socialisation, comme les cafés, se font plus rares. Pour se faire ou se refaire des amis et lutter contre la solitude, diverses initiatives sont lancées. © Getty Images

Comment se (re)faire des amis?

L’essentiel

• En Belgique, la solitude est de plus en plus présente en raison de la fermeture de nombreux lieux de socialisation et des conséquences de la pandémie.

• 32% des Belges se sentent «très seuls» et la solitude peut avoir des conséquences néfastes sur la santé mentale et physique.


• Certains acteurs proposent des solutions pour lutter contre la solitude, comme des activités à vocation sociale, des projets visant à créer du lien ou des rencontres via Internet ou des applis.

• Les réseaux sociaux et les jeux en ligne peuvent également permettre de créer des connexions, mais il est important de ne pas seulement se limiter à des relations virtuelles.

Pour lutter contre une solitude de plus en plus présente, certains acteurs proposent de lier contact autour d’objectifs sociaux, d’activités d’un nouveau genre ou parfois même sur Internet ou via des applis. Pour que l’amitié continue de se réinventer.

Françoise Hardy les imagine venus des nuages, Yves Montand les trouve au hasard des rues, quand Miossec espère toujours les croiser au bar des sports. Se (re)faire des amis peut pourtant sembler délicat alors que beaucoup de lieux de socialisation sont en inexorable voie d’extinction. Un café wallon sur cinq a fermé ses portes entre 2013 et 2022, le télétravail est devenu la norme pour 32% des salariés belges, la vie festive et les entreprises fédératrices abandonnent les milieux ruraux… A cela s’ajoutent les conséquences de la pandémie, responsable d’une forme de repli, voire de phobie sociale, notamment pour les jeunes générations alors en plein apprentissage des codes de la sociabilité au moment du confinement. Derrière, la solitude guette… En 2022, une étude menée par l’UGent et les assurances NN rapportait que 32% des Belges (sur un panel de 1.602 personnes) disaient se sentir «très seuls». Et l’isolement aurait non seulement pour effet de fragiliser la santé mentale, d’augmenter les risques de dépression, mais aussi d’affecter le système immunitaire et de favoriser les crises cardiaques. Le sujet préoccupe, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a d’ailleurs mis en place une commission sur le lien social pour envisager la solitude comme une menace urgente. Ce n’est pas un scoop: les amitiés sont indispensables à la (sur)vie. Reste à trouver comment les entretenir… ou les faire naître.

L’objectif commun

Journaliste au Monde et spécialiste des jeunesses, Alice Raybaud est l’autrice de l’ouvrage Nos puissantes amitiés, dans lequel elle questionne la place secondaire, «voire complètement d’arrière-plan», réservée à l’amitié en société. «Elle est assez peu explorée dans la fiction ou les sciences sociales et elle arrive derrière le couple ou la famille dans l’idée cliché d’une vie réussie, déplore-t-elle. A l’heure actuelle, les emplois du temps extrêmement contraignants, les politiques fiscales et de logement ne protègent pas les liens amicaux.»

En étudiant dans le détail ces relations à la fois importantes, structurantes et déterminantes, la journaliste a notamment pu observer une envie de plus en plus affirmée de bousculer la hiérarchie des connexions sociales inculquée depuis l’enfance et de repenser la manière de vivre les contacts intimes. «J’ai notamment rencontré plusieurs groupes féministes aux membres d’origine sociale et d’âge différents, où les connexions étaient devenues si fortes que leur émancipation passait autant par des moments de partage et de joie que par les instants d’action et de lutte

«L’amitié arrive derrière le couple ou la famille dans l’idée cliché d’une vie réussie.»

Cette amitié «à visée sociale», articulée autour de l’idée de faire le bien, est l’un des ciments d’Interra, une asbl installée dans une jolie maison de maître du boulevard d’Avroy, en plein centre de Liège. En ce début d’après-midi, dans le lumineux salon du rez-de-chaussée, l’heure est encore à l’inhibition. Deux habitués sont silencieusement attablés, café sur l’assiette, pendant qu’une jeune Ukrainienne rougie par sa première apparition est accueillie par Maher, pourtant en pleine partie de baby-foot. Réfugiés ou expatriés, tous sont nouveaux dans la Cité ardente et comptent, grâce aux activités organisées par Interra, s’intégrer en créant du lien avec des Liégeois bien établis. C’est le cas de Nancy. Cette quadra au gilet en jean et aux grosses lunettes a eu vent de la marche méditative de ce jeudi grâce à une amie, alors elle y a invité une autre. L’objectif? «Soigner mes maux, puis rencontrer des gens», lance la blonde plutôt extravertie.

Une fois le petit groupe d’une dizaine au complet, il se dirige vers la gare des Guillemins, saute dans un train pour Chaudfontaine où il enchaîne bains de forêt et séances de yoga parmi les arbres. La plupart des exercices se font dans le silence, mais entre les coups, «il est très facile de briser la glace, d’autant que je ressens de bonnes énergies», assure Nancy, qui se rapproche rapidement de Pamela, une autre participante. «On s’est rendu compte que l’on partageait les mêmes problèmes d’angoisse, reprend la Liégeoise. Ça m’a fait du bien de discuter avec quelqu’un qui me comprend.»

Créée en 2019, Interra mène plusieurs projets de création de liens dans différentes catégories d’âge et propose même une formule en duo. «Ce n’est pas forcément courant de faire conversation avec un inconnu, glisse Benita Umuhire, chargée de projet. Interra permet de réduire les craintes et les éventuelles méfiances en offrant un cadre où les gens peuvent se sentir libres. Souvent, les liens se font alors naturellement et le but est qu’ils se renforcent ensuite à l’extérieur.» Nancy ne sait pas encore si elle approfondira sa relation avec Pamela. «Mais je sais que notre courte discussion n’aurait déjà pas été possible dans ma salle de sport, où chacun fait sa séance puis s’en va.»

«Ça m’a fait du bien de discuter avec quelqu’un qui me comprend.»

Ami par écrit

D’autres associations promeuvent l’établissement de contacts autour de projets aux thématiques variées. A Ottignies, L’arbre qui pousse met en location des habitats partagés pour un maximum de 25 citoyens, qu’ils soient woofers (travailleurs bénévoles en échange du gîte), en itinérance ou encore de passage. L’asbl incite ainsi ses habitants à envisager la colocation au-delà du rêve de jeunesse, plutôt comme un véritable choix de vie pour adultes conscients, prêts à vivre –même temporairement– entre amis.

De son côté, l’asbl Intercambio entend favoriser les interactions en envoyant des francophones et néerlandophones de 18 à 35 ans participer à des projets internationaux axés sur la défense des droits fondamentaux de jeunes défavorisés. «Nous pensons que l’échange des cultures, des langues et de compétences à un jeune âge est précieux pour le développement personnel ainsi que pour la construction de l’identité», précise Alexander Deceuninck, le président d’Intercambio.

«Le développement de relations sociales reste essentiellement lié aux activités, commente Vincent Lorant, professeur de sociologie de la santé à l’UCLouvain. Si la littérature scientifique ne constate pas d’émergence particulière de difficultés pour lier contact, il est clair que les façons de fréquenter évoluent. Les relations intergénérationnelles ont la cote, les communautés et comités de quartier se regroupent de plus en plus autour de projets de loisirs ou d’enjeux sociaux, de nombreux mouvements alternatifs se créent et offrent de nouveaux cercles aux individus. Tout cela peut en partie pallier la disparition de cafés et d’autres lieux de socialisation.»

Quid toutefois des gens pour qui le contact physique direct constitue à lui seul une barrière? «Ce n’est pas instinctif pour tous de dépasser la limite de l’intimité, de faire ou de recevoir des confidences. On n’apprend pas vraiment à dire ou à écouter, à trouver des sujets de conversation…» Caroline Ducenne est assistante sociale. Avec deux anciennes collègues, elle a créé, en 2020, l’asbl Senrj, qui contribue au développement d’initiatives de création de lien social dans la région de Braine-l’Alleud. Yuugi, leur projet principal, est un service de correspondance par lettre, e-mail ou téléphone. Toute personne intéressée s’inscrit, complète un petit questionnaire sur lequel les trois bénévoles de Senrj se basent ensuite pour mettre les participants en relation. En mettant l’accent sur l’ouverture et la diversité. «En favorisant des rencontres improbables dans la société actuelle.»

© Getty Images/Maskot
«On peut être fort entouré, mais par des proches qui ne nous nourrissent pas, ce qui augmente le sentiment de solitude.»

Assurant un suivi à distance des échanges, le trio se mue ainsi en intermédiaire humain et rassurant que Caroline Ducenne pensait au départ uniquement destiné à accompagner un public senior. «Très vite, des jeunes ont voulu participer, nuance l’assistante sociale. Certains par curiosité, d’autres parce qu’ils se sentaient seuls, d’autres encore pour bâtir un lien fort. Beaucoup nous ont confié que malgré un entourage fourni, ils manquaient d’amis qui prennent vraiment le temps de s’intéresser à eux. C’est un fait: on peut être fort entouré mais par des proches qui ne nous nourrissent pas, ce qui augmente le sentiment de solitude.»

Pour faciliter la tâche des participants, les bénévoles assurent donc un suivi individuel. «On aide les gens à prendre conscience des initiatives existantes autour d’eux, on imagine avec eux leurs premiers pas dans la rencontre physique. On leur donne confiance en eux.» Et parfois naissent de belles surprises. Comme ces participants au départ effrayés par le face-à-face et devenus férus de marches Adeps pour créer du lien.

L’option numérique

Sur le Web aussi, ça bouge. A travers les jeux de survie, de tir ou les MMORPG (jeux de rôle en ligne massivement multijoueur), beaucoup d’utilisateurs créent et entretiennent des connexions avec des inconnus. «Avant tout, il y a ce point commun qui facilite le contact, mais, comme dans la vraie vie, on rencontre aussi bien des cons que de futurs amis», engage Nicola, ancien adepte de Last Shelter: Survival, un jeu où la progression des utilisateurs passe par la communication. «Nos rapports évoluent au fil du temps: on parle d’abord du jeu, puis on élargit si on sent des affinités. Lorsqu’on passe à un autre canal de conversation ou qu’on branche la vidéo, une véritable confiance peut s’installer.» Sans qu’il y ait nécessairement besoin de contact visuel.

«Cette « amitié numérique » a quelque chose d’intéressant, estime le sociologue Vincent Lorant. Elle contient une réciprocité de l’échange, indispensable à toute relation, mais risque de se réduire à une plateforme: il n’est pas certain que ces bonnes interactions se perpétuent dans la vie réelle.» Selon le chercheur, l’omniprésence des réseaux sociaux aurait par ailleurs peu d’impact sur la façon de vivre l’amitié, mais surtout pour effet d’augmenter le marché de référence et l’ininterruption des liens. Cette facilité d’accès à l’autre n’a toutefois pas que des avantages. En 2019, une étude de l’université Stanford évoquait déjà les risques de désinvolture dans les interactions, de «consommation rapide» des relations et d’accentuation des malentendus, vu l’absence de nuances généralement portées par le langage corporel ou le ton de la voix.

Un message pour le moins passé auprès des concepteurs de Timeleft. Cette application utilise des algorithmes pour rassembler chaque semaine au restaurant des petits groupes d’inconnus qui partagent les mêmes centres d’intérêt. En quatre ans d’existence, Timeleft a déjà attablé plus de 50.000 personnes à travers l’Europe, en leur suggérant des sujets de conversation en direct via l’app au cas où ça coincerait

«La monétisation de l’amitié doit nous alerter sur l’importance de créer du lien par nous-mêmes.»

Un concept certes un peu trop numérique pour Myriam, qui lui préfère la franchise et le hasard promis par On va sortir (OVS), sorte d’agenda numérique qui recense les excursions proposées par les utilisateurs de la plateforme. Ce mardi midi, la température est encore estivale lorsqu’elle passe les portes du cinéma UGC De Brouckère, en plein centre de Bruxelles. Elle sait pertinemment ce qu’elle vient voir, Jamais plus, mais pas encore avec qui: les inscriptions sur OVS sont libres. «Avec le temps, on finit par recroiser des gens, mais des nouveaux visages apparaissent à chaque fois», confie la retraitée. Son cercle d’amis étant plutôt restreint, elle apprécie pouvoir facilement «lier contact lors d’activités ou autour de centres d’intérêt communs.» Aujourd’hui, elles ne seront que deux face à l’écran noir. Peu importe: après la séance, elles participeront à un autre rassemblement OVS dans un café des Galeries royales Saint-Hubert. «Cinéma, visite culturelle, conférence musicale, balade… je suis constamment à la recherche de moments à partager», glisse Myriam, qui paie en retour un abonnement mensuel au site Internet. Une monétisation de l’amitié qui est aussi le cœur d’applications comme Bumble, Unblnd ou encore Boo… et qui effraie Alice Raybaud. «Ces initiatives capitalistiques comblent en réalité le vide laissé par un tissu associatif moins vaste parce que moins financé, regrette la journaliste. Que des entreprises tournées vers le profit se chargent de nous mettre en relation doit nous alerter sur l’importance de créer du lien par nous-même.»

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