Comment peut-on réinventer notre rapport au vivant ?
Le militant écologiste Clément Osé, à travers le récit de vie de Noémie Calais convertie à l’élevage, et l’auteur de romans graphiques Alessandro Pignocchi, dans un dialogue avec l’anthropologue Philippe Descola, montrent la voie pour sortir de l’opposition entre nature et culture.
Après avoir travaillé dans des cabinets de fonds d’investissement social et environnemental à Hong Kong et à Londres, Noémie Calais, diagnostiquée électrosensible, change de vie et devient éleveuse de porcs dans le Gers, dans le sud-ouest de la France. Coopérateur dans une ferme collective et auteur, Clément Osé, qui l’a connue dans les amphithéâtres de Sciences Po, veut comprendre cet étonnant parcours. Il en résulte un attachant récit, Plutôt nourrir (1), sur la quête d’un nouveau regard sur le vivant. Une démarche que promeuvent aussi, dans une dimension plus analytique, l’auteur de romans graphiques Alessandro Pignocchi et l’anthropologue Philippe Descola à travers leur ouvrage illustré Ethnographies des mondes à venir (2).
Le naturalisme a été le terreau sur lequel s’est épanoui le pillage des ressources de la planète.
Plutôt nourrir décrit avec sensibilité la découverte par Noémie Calais d’un nouveau monde, celui du petit élevage: un travail ardu malgré le soutien des agriculteurs voisins, avec des porcs noirs qui ont failli disparaître de France parce qu’ils ne correspondaient pas aux critères de rentabilité de l’industrie, à partir de l’engraissement jusqu’à la transformation en viande de ses propres mains à l’abattoir de la coopérative… L’intérêt du livre est encore accentué par les interrogations que pose cet élevage destiné au commerce, fût-il de circuit court, au militant radical Clément Osé qui, lui, en est à se demander si «la production de viande est un luxe que l’on peut encore se permettre». Au moins, la profession de foi de Noémie Calais – «apporter […] une alternative exigeante à la tendance générale qui est de bouffer de la merde» – et le respect que l’éleveuse développe envers ses animaux – «elle relie la vie et la mort avec tout ce qu’elle a d’humanité» – convaincront Clément Osé que le débat ne se réduit pas au «discours manichéen qui rangerait les éleveurs du côté des méchants, des tueurs, des sans-cœur, et les urbains véganes du côté des gentils qui respectent la vie». Car Noémie Calais réinvente un rapport privilégié au vivant.
Le cheminement n’est pas nécessairement simple dans une société qui, comme le rappellent Alessandro Pignocchi et Philippe Descola dans Ethnographies des mondes à venir, a baigné dans la pensée du naturalisme. Pour l’anthropologue, il s’est agi pendant des siècles de «traiter la nature comme une réalité extérieure aux humains, une ressource corvéable à merci, engendrant des conséquences dramatiques». Le naturalisme fut, selon Philippe Descola, le terreau sur lequel s’est épanoui le pillage des ressources de la planète et la domination des humains sur les vivants non humains. De surcroît, «en présumant d’une distribution universelle des humains et des non-humains dans deux domaines d’existence bien séparés, la culture et la nature, la pensée moderne s’est trouvée mal armée pour comprendre toutes ces manières de composer des mondes dans lesquels une telle distinction est absente».
Pour sortir de cet engrenage mortifère, Alessandro Pignocchi et Philippe Descola avancent plusieurs pistes: donner une personnalité juridique à des milieux de vie, développer des territoires autonomes pour désapprendre l’individualisme et privilégier la diversité, «la valeur normative universalisable qui correspond le mieux à la situation actuelle», à l’universalisme des Lumières qui pâtit d’avoir été instrumentalisé à des fins de domination.
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