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Comment l’intelligence artificielle menace les métiers intellectuels

L’intelligence artificielle révolutionne le monde du travail, y compris intellectuel. Avocats, médecins, traducteurs seront-ils bientôt obsolètes? Pas sûr.

«Beaucoup de mes confrères ont très peur de l’intelligence artificielle. On en parle sans cesse, je vois souvent passer des messages à ce sujet, notamment sur des groupes WhatsApp», confie Eléonore Tavares de Pinho, avocate franco-belge au barreau de la Seine-Saint-Denis. «Je pense que mes jours sont comptés, renchérit dans un sourire à moitié ironique Frédéric, pigiste dans une agence de presse. Les dépêches, c’est la base élémentaire de l’information. Je suis en train de voir comment me reconvertir dans un métier tout aussi “intello”, mais épargné par le maudit ChatGPT ou ce genre d’IA.» Longtemps considérés comme l’apanage de l’humain, les jobs des «cols blancs» subissent désormais les assauts de l’intelligence artificielle. Ce qui avançait jadis à la vitesse d’un cheval au galop progresse désormais à celle d’un typhon. Hier les caissiers, les manutentionnaires, les comptables, les employés du secteur bancaire et de l’assurance ; aujourd’hui les avocats, les médecins, les journalistes, les traducteurs…

Je délègue des tâches administratives à l’IA, ça me permet de me concentrer sur les aspects où j’apporte une plus-value.

Les études récentes donnant de solides raisons de s’inquiéter sont légion. Le 22 mars, les chercheurs d’OpenAI, en collaboration avec Open Research, confirmaient que l’IA type ChatGPT menace prioritairement les métiers intellectuels. Sont concernés les emplois liés à l’écriture et au droit: les traducteurs, bien sûr, mais aussi les écrivains, les journalistes, les correcteurs, les paroliers, les assistants juridiques… Cinq jours plus tard, quatre chercheurs de l’université de Pennsylvanie, aux Etats-Unis, révélaient qu’une intelligence artificielle pourrait s’acquitter de près de 10% des tâches quotidiennes de 80% des salariés américains. Et pour 20% d’entre eux, c’est la moitié de leur travail qui pourrait être accompli de la sorte. Et 350 chercheurs, principalement des universités de Yale et d’Oxford, estiment à 50% la probabilité que tous les métiers soient automatisables au cours des cent ans à venir. Enfin, rappelons que le 15 mars, ChatGPT-4 a réussi le très sélectif examen d’entrée au barreau américain, arrivant même à se hisser aux premières places. De quoi donner des frissons à toute une corporation.

Complémentarité entre humain et intelligence artificielle

«Dans l’ensemble, il est extrêmement difficile, voire impossible, de prédire l’avenir, surtout cent ans à l’avance, nuance Katleen Gabriels, chercheuse en éthique numérique à l’université de Maastricht. L’intelligence humaine est beaucoup plus complexe. L’IA peut-elle remplacer un enseignant? Eduquer nos enfants? Je ne le crois pas. Ce sont des missions incroyablement difficiles à accomplir, il n’est pas concevable de construire une machine capable de les assumer. Par exemple, élever un enfant nécessite beaucoup d’informations contextuelles: pleure-t-il parce qu’il ne veut pas manger de légumes ou parce qu’il souffre vraiment? L’IA ne peut pas “ressentir” les émotions, elle n’a pas d’empathie.»

La nature du lien entre intelligence artificielle et intelligence humaine représente, en effet, l’enjeu le plus décisif pour l’avenir des métiers intellectuels. Plutôt que de les opposer, Antoinette Rouvroy, spécialiste d’éthique numérique et maître de conférences à l’UNamur, propose une conception basée sur la complémentarité: «L’intelligence humaine et ce qu’on appelle l’intelligence artificielle ne doivent certainement pas être vues comme étant “en concurrence”, explique-t-elle. Il s’agit plutôt d’envisager, pour chaque métier, à quelles conditions elles peuvent être complémentaires, dans quelle mesure on peut envisager des pratiques articulant les deux de manière à augmenter non pas nécessairement la productivité, mais plutôt la qualité de la réponse aux problèmes.»

L’avocate Eléonore Tavares semble adopter le même point de vue. «J’ai déjà essayé de demander à ChatGPT de rédiger des courriels simples pour mes clients. Ça fonctionne très bien. Ce qui représente un gain considérable de temps, s’enthousiasme-t-elle. Il faut voir cela comme un cercle vertueux. On tire la société vers le haut. Le fait de pouvoir trouver de cette manière des informations disponibles pour tout le monde, j’y vois une avancée démocratique considérable. En effet, aujourd’hui, certains confrères facturent 500 euros la consultation pour donner un conseil facilement trouvable. L’IA démocratise l’accès à ce genre d’informations.» Et de préciser: «Une grande partie de mon travail est de nature administrative. Je délègue ce type de tâches à l’IA, ce qui me permet de me concentrer sur les aspects où j’apporte une plus-value, notamment dans la relation avec les clients, la défense, etc. Un robot ne pourra jamais remplir ce genre d’activités.»

L’humain incontournable

S’appuyer sur l’IA pour libérer du temps à des compétences proprement humaines, c’est aussi ce que préconise Hugues Bersini, auteur du récent Algocratie (éd. De Boeck Supérieur) et directeur du laboratoire d’intelligence artificielle Iridia à l’ULB: «Il est évident que l’IA peut constituer un excellent point de départ pour une traduction, pour la production d’un texte juridique ou d’un article de journal. Mais il reste indispensable qu’un humain expert de l’une ou l’autre discipline repasse derrière, afin d’en vérifier le contenu et la véracité. Le temps gagné pourrait être, pourquoi pas, la génération automatique des expressions toutes faites, des textes dont le contenu n’est pas des plus stratégiques ou, en musique, de phrases musicales hyperconnues, hyperjouées, hypersamplées, etc.» Ce caractère incontournable de la compétence humaine a été soulevé par tous les chercheurs et experts en IA que nous avons rencontrés, dont Antoinette Rouvroy, qui souligne que «les IA sont incapables de toute réticence, de toute espèce de doute mais elles sont aussi incapables de comprendre la différence entre erreur et vérité».

Douter, vérifier les faits, soigner, créer du lien, se prêter à l’écoute, autant de qualités qui restent hors d’atteinte des IA, si parfaites soient-elles. Jusqu’à preuve du contraire…

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