Emploi, alimentation, héritage: comment les «jeunes-vieux» bouleverseront nos sociétés
Si, comme le prédisent certains spécialistes, la vie humaine atteint un jour les 120 ans, l’équilibre de la société s’en trouvera bouleversé. Tant à titre individuel que sur le plan collectif.
«Il n’y a guère de fantasme insensé d’immortalité. Vivre 120 ans en bonne santé est quelque chose d’atteignable. Pourquoi est-ce si dur de s’en réjouir?», se demande Jean-Marc Lemaitre, directeur de recherche à l’Inserm et auteur de Décider de son âge (Allary Editions). Car la grande nouveauté, selon les scientifiques qui étudient la réversibilité de la vieillesse, c’est que cette longévité record se traduira par un gain d’espérance de vie en bonne santé. Selon les derniers chiffres publiés, elle n’est que de 64,6 ans en Belgique. Cela signifie, en moyenne, 20 années d’existence avec des béquilles chimiques. Plus de jeunesse, plus longtemps, cela ne fait ainsi guère de doute: sous réserve de rester alerte, l’idée ne peut que séduire. Alors qu’il est aujourd’hui trigénérationnel – enfants, parents, grands-parents – le monde serait demain pentagénérationnel. Quatre, voire cinq générations pourraient vivre simultanément au sein d’une même famille. Disputer une partie de football avec ses arrière-petits-enfants n’aura rien d’exceptionnel.
La fin du modèle formation-travail-retraite
A l’échelle individuelle, il faudra donc organiser sa vie comme un centenaire en puissance. Pour Andrew Scott, économiste à la London Business School et coauteur d’un ouvrage sur la longévité (The 100 Years Life, Ed. Bloomsbury, 2017, non traduit), «le modèle ternaire, formation-travail-retraite» est en train d’exploser. Même les quatre âges de la vie – enfance et âge adulte, auxquels se sont ajoutées plus récemment adolescence et retraite –, verront leurs frontières se diluer. On n’associera plus une activité (formation, travail) à un âge donné. Tout deviendra adaptable et ouvert. Encore faut-il assumer cette liberté. Cela suppose un accès flexible à des réserves si, par exemple, à 50 ans, on souhaite changer de travail, se lancer comme indépendant ou créer un business. «Le défi posé par l’allongement de la vie est le nombre d’identités qu’on peut envisager d’endosser», écrit Andrew Scott. Selon les périodes, l’individu se concentrera sur le capital, sur l’équilibre entre le professionnel et le privé, sur le besoin de souffler, sur l’envie de faire autre chose, etc. Salarié, indépendant, au bureau, chez soi, un job, une activité, à plein temps, à mi-temps, etc. Tout se déclinera différemment. Et par ricochet, un changement fondamental: l’identité liée au travail devrait disparaître. «Une vie centenaire nécessite plus d’épargne que de consommation, plus de temps de récréation consacré à la re-création et plus de bonne volonté pour discuter sérieusement et de répartition des rôles au sein du couple», observe l’auteur. Enfin, cela présume des carrières de 50 ans.
«Le défi posé par l’allongement de la vie est le nombre d’identités qu’on peut envisager d’endosser.»
Jeunes-vieux: justice intergénérationnelle
A l’échelon collectif, vivre dans une société composée de toujours plus de personnes très âgées est-il désirable? Les conséquences seraient vertigineuses. Un coup d’œil aux projections démographiques des Nations unies permet déjà de les esquisser. La part des plus de 80 ans représente l’effectif qui croît le plus vite. D’ici à 2050, ils seront 426 millions dans le monde. En Europe et en Amérique du Nord, leur poids pourrait grimper à 26%. En Belgique, leur nombre aura doublé (de 656.000 à 1.261.058). «Outre les bouleversements liés aux nouvelles technologies et au changement climatique, les sociétés seront également transformées par le vieillissement», résume Jean-Marc Lemaitre. Comment partagerons-nous espace, nourriture, emploi? Comment préparer l’avenir des plus jeunes lorsque les seniors domineront? De quelle façon les relations entre les générations se réécriront-elles?
Il y a d’abord de bonnes nouvelles. Parvenir à soigner la vieillesse ou, plutôt, éviter qu’elle ne survienne, c’est se préserver de tous ces maux liés à l’âge (diabète, insuffisance cardiaque, maladies rénales, etc.). Donc un coût moindre pour la sécurité sociale.
Parce que les «jeunes-vieux» souhaiteront continuer à vivre en étant actifs, ils ne cesseront pas de travailler. Quel sera l’impact sur la productivité? Ainsi de l’exemple du Japon, dont l’économie est au point mort depuis deux décennies: de nombreux économistes considèrent le basculement démographique comme l’un des grands coupables de la «stagnation séculaire», un mal dont souffre également l’Europe, caractérisé par un taux d’intérêt nul, un sous-emploi, une croissance faible et des gains de productivité très maigres. «Cette vision sous-estime que la population est de plus en plus diplômée. Ce qui peut contribuer à relancer la productivité», note Wolfgang Lutz dans un rapport sur le sujet pour la Commission européenne. A moins que l’équation plus d’actifs, plus longtemps et moins enclins à épargner pour leurs vieux jours n’aboutisse finalement à plus de croissance.
Mais des «jeunes-vieux» plus longtemps au boulot, c’est aussi des emplois privilégiés occupés plus longtemps. Or, les inégalités entre générations ont déjà tendance à se creuser: dans l’OCDE, les revenus des 60-64 ans ont augmenté de 13% de plus que ceux des 30-34 ans depuis 1980, tandis que les moins de 30 ans, arrivant aujourd’hui sur un marché du travail plus précaire, toucheront des retraites moindres que celles de leurs aînés. «On héritait de ses parents à 25 ans au début du XIXe siècle, à 30 ans au début du XXe et autour de 35 ans au sortir de la Secondaire Guerre, ajoute Andrew Scott. Aujourd’hui, l’âge moyen à l’héritage est supérieur à 50 ans (NDLR: 55 ans en Belgique) et il ne cesse de reculer. L’héritage ne représente plus un coup de pouce en début ou milieu de carrière, il intervient désormais sur la fin de la vie active. Les jeunes sont désormais coupés de la courroie de transmission patrimoniale.»
Ce n’est pas sans conséquences politiques non plus. Plus l’électeur moyen vieillit, plus il privilégie les mesures conservatrices. Ce qui risque d’alimenter des conflits intergénérationnels sur l’utilisation des ressources publiques. Ce n’est pas un hasard si les attaques contre les jeunes écologistes émanent d’une partie de la vieille garde politique…
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