Comment le nudge oriente les comportements «dans le bon sens»
Sans carotte ni bâton, le nudge incite à adopter des comportements «vertueux», à l’insu de la personne visée. Coup de pouce subtil ou manipulation sournoise? Nudgés ou grugés, faut-il se méfier de Big Mother?
Une mention indiquant que 95% des lecteurs ont dévoré cet article lui donnera davantage de chances d’être lu. Et pour cause, les individus ont tendance à suivre le groupe. Un besoin d’appartenance expliqué, entre autres, par les biais cognitifs: ici, le biais de conformité ou «effet mouton». Cette première phrase illustre le nudge: une opération d’influence pour inciter tout un chacun à prendre une «bonne» décision, en douceur et sans contrainte, en exploitant les biais cognitifs. Ceux qui ont des enfants le savent: la suggestion fonctionne parfois mieux que la méthode coercitive.
Le cerveau est ainsi fait. Les décisions prises sont gouvernées par une foule de biais cognitifs, qui façonnent le rapport au réel. Des raccourcis mentaux, faits de croyances, d’émotions, d’injonctions, de contextes, etc. distordent la manière de percevoir les informations. Autant de failles dans lesquelles se glissent les nudges pour orienter les comportements dans le «bon» sens. Ces dernières années, ces tapes dans le dos vertueuses se sont imposées dans la sphère publique. Au point de se demander si tous les nudges sont permis. Quelle frontière entre l’incitation bienveillante d’une aimable Big Mother et une perfide manipulation d’un Big Brother orwellien, à visée idéologique ou mercantile?
Avec le nudge, chacun est libre de choisir ce que d’autres choisissent pour lui.
Une efficacité à faible coût
Les stratégies d’influence n’ont pas attendu le nudge pour exister, mais le développement des sciences comportementales a donné corps au concept. Après les travaux de Charles A. Kiesler (1971), la théorie des perspectives de Daniel Kahneman et Amos Tversky (1979) ou encore le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois (PUG, 1987), Richard H. Thaler (Nobel d’économie en 2017) et Cass Sunstein théorisent le sujet avec Nudge: la méthode douce pour inspirer la bonne décision (Vuibert, 2010). Séduits par son efficacité à faible coût, les gouvernements, après les publicitaires, s’en saisissent pour concevoir des politiques publiques dans les domaines de la santé, de la sécurité routière, de l’écologie, etc. Alors que la loi contraint à adopter ou à éviter certains comportements, le nudge incarne un habile instrument pour inciter à faire A plutôt que B quand B est la meilleure décision pour l’individu, la collectivité, la planète, etc. Avec le nudge, chacun est libre de choisir ce que d’autres choisissent pour lui. Sacré paradoxe. Et pour cause, la thèse de Thaler et Sunstein repose sur le paternalisme libertarien, une idéologie parfaitement antinomique estimant qu’il est à la fois possible et légitime pour les institutions d’influer sur le comportement tout en respectant la liberté de choix.
Les donuts d’Homer
La cigarette nuit à la santé, mais on fume. Les réseaux sociaux volent du temps, mais on scrolle. Les fruits sont plus sains, mais on cède aux sucreries. La vitesse au volant tue, mais on accélère. Embourbés dans les habitudes, les routines et les croyances, l’être humain dévie sans cesse du droit chemin, celui de la rationalité… Responsables? Les biais cognitifs! Celui du «temps présent», qui pousse à privilégier les récompenses immédiates aux bénéfices futurs; le biais de confirmation, qui souligne la tendance à chercher les infos validant les croyances; le biais d’ancrage, qui explique la propension à s’appuyer sur la première information reçue; ou encore l’aversion à la perte, même devant la possibilité d’acquérir des gains équivalents. Bref, malgré les bonnes intentions, les décisions humaines sont loin d’être optimales. L’être humain est plus proches de Homer Simpson que de l’homo economicus, comme l’écrit le journaliste Damien Dubuc dans Usbek et Rica. D’où le nudge, ce coup de pouce indolore et vertueux, au bénéfice de l’intérêt individuel ou collectif. Sa vocation? Transformer une intention –déjà présente– en action. Une pichenette.
«Nudgés», partout, tout le temps
Parmi les nudges fondateurs, la mouche collée au fond des urinoirs pour inciter ces messieurs à viser juste, la marelle devant la poubelle pour encourager le tri des déchets ou les touches de piano en guise d’escalier pour motiver l’activité physique. «Force est de constater que cela fonctionne, même si les effets se dissipent parfois dans le temps, décrypte Albert Moukheiber, docteur en neurosciences cognitives et psychologue clinicien. A Chicago, la ville a diminué le nombre d’accidents dans un virage notoirement dangereux grâce à des lignes peintes perpendiculairement pour donner une illusion de vitesse. Mais il existe plein d’autres exemples.» Jeux, images, illusions, infos, designs, l’enjeu est de capter l’attention.
Des toilettes aux factures, des poubelles à l’alimentation saine, du métro au supermarché, de Netflix à Booking.com, des compagnies d’assurances aux gouvernements, les nudges sont partout, au travers de trois catégories: celle qui fait appel aux normes sociales, incitant à agir comme la majorité; celle du choix par défaut, qui rend les «bons» comportements plus faciles, évidents et accessibles; le retour d’information, par exemple, un autocollant «déforestation» placardé sur un distributeur de serviettes en papier, afin de rappeler au citoyen de l’économiser.
«Cette idéologie paternaliste peut être une menace pour la démocratie, car elle touche à notre architecture de choix.»
Ni contraignant ni culpabilisant, le nudge est donc une tactique d’influence, douce et vertueuse, qui agit en silence, tout en préservant le libre arbitre. Il ne supprime aucune option, il rend les «bonnes» plus attractives. Ce qui fait surgir les questions éthiques: «Peut-on parler de liberté de choix quand ils sont guidés, orientés? Par ailleurs, l’infantilisation induite par le nudge est-elle souhaitable? Enfin, qui décide du caractère « vertueux » d’un comportement? Dans certaines situations, cela peut sembler évident, par exemple en matière de sécurité routière, mais les mesures prises pendant la pandémie de Covid ont montré que ce n’est pas toujours le cas, souligne Albert Moukheiber. En réalité, c’est l’idéologie à l’œuvre qui interroge. D’abord, affirmer, comme le fait Thaler, que le paternalisme peut être libertarien, cela fait aussi peu sens que de songer à un capitalisme communiste. Mais, au-delà du paradoxe, cette idéologie paternaliste peut être une menace pour la démocratie, dans la mesure où elle touche à notre architecture de choix, avec un impact direct sur notre prise de décision individuelle.»
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La guerre des cerveaux
La frontière entre «influence» et «manipulation» est ténue, fragile, d’autant que le nudge repose sur une dose d’opacité. Quid du consentement éclairé? Comment opposer une quelconque résistance, lorsqu’on n’a même pas conscience d’être influencé? «En réalité, nous nous influençons constamment les uns les autres, mais quand il s’agit d’un gouvernement, d’une grande entreprise, d’un média, le combat ne se fait plus à armes égales, les rapports de force sont différents.» Or, à l’ère des algorithmes, de l’IA et des réseaux sociaux, les gouvernements et les Gafam en savent plus sur nous que nous-mêmes. Les géants de la tech, capables de prédire les comportements, de faire plier des Etats, de peser sur des élections (ou de réduire au silence des voix dissidentes) ont d’ailleurs bien compris que l’attention et les données valent de l’or.
«Dans un monde hyperconnecté, où nous sommes constamment traqués, le nudge reste un simple gadget, un instrument de plus dans la boîte à outils des stratèges de l’influence, que les visées soient mercantiles ou idéologiques», poursuit le neuroscientifique. Dans ce champ de bataille que sont devenus nos cerveaux, estiment la spécialiste des enjeux géopolitiques de la tech Asma Mhalla ou David Colon, professeur d’histoire de la communication et de la propagande à Science Po Paris, le nudge a le mérite d’alerter sur le pouvoir silencieux d’une Big Mother qui nous veut du «bien», sur le devenir de notre libre arbitre ou sur la définition du «bien». Reste une question: jusqu’où accepter d’être influencé pour son bien?
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