Comment le MR a torpillé le plan alcool
Défenseur d’un Etat qui «ne doit pas devenir liberticide», le MR s’est largement opposé aux mesures encadrant la publicité pour l’alcool. Détricotant ainsi un plan aujourd’hui vide.
Dans le programme concocté par le MR à la veille des dernières élections fédérales, en 2019, un point porte sur la consommation de drogues et sur les actions à entreprendre pour en juguler la consommation. Idem pour lutter contre les ravages du tabac: «Notre ambition est de soutenir la mise en place de politiques visant à protéger les enfants et les adolescents des conséquences néfastes du tabac. Pour ce faire, nous voulons élargir l’interdiction de vente de tabac aux mineurs de moins de 18 ans, introduire les paquets neutres et diminuer la visibilité des produits du tabac en mettant fin à leur publicité dans les points de vente», peut-on lire.
Et sur l’alcool? Rien. Pas une ligne. En page 45 du programme que le parti libéral a présenté en 2018, cette fois avant le dernier scrutin communal, il écrit pourtant ceci: «Le tabagisme et la consommation excessive d’alcool restent d’importants problèmes de santé publique à l’origine d’une morbidité et d’une mortalité importante.»
Effectivement. Quelque 9 300 personnes meurent chaque année en Belgique du fait de leur consommation d’alcool, ce qui en fait la deuxième cause de décès évitables après le tabac. Selon Sciensano, 14% de la population belge boit de l’alcool en excès, soit plus de dix unités d’alcool par semaine. Enfin, en 2012, on chiffrait à 1,29 milliard d’euros les coûts directs de la consommation d’alcool et à 778 millions ses coûts indirects. D’où l’impérieuse nécessité pour le gouvernement fédéral de mettre au point un plan d’action 2023-2028 dans le cadre de sa stratégie de lutte contre l’usage nocif d’alcool. Porté par le ministre de la Santé publique Frank Vandenbroucke (Vooruit), ce texte fut achevé et présenté le 29 mars dernier.
« Nous ne sommes pas favorables à ce que l’Etat interdise autoritairement tout ce qui est mauvais pour les consommateurs. »
(Le MR)
Pas de marge de manœuvre
Son contenu a laissé pantois les médecins et les experts en alcoologie qui l’ont trouvé tiède, vide, insuffisant. Côté libéral, on se réjouit en revanche d’un plan «solide et robuste». Les premières versions du document qui compte, dans sa dernière mouture, une vingtaine de pages, ne manquaient pas d’ambitions. Mais au fil des négociations entre les partis du gouvernement fédéral, les propositions les plus marquantes en matière de marketing et de publicité pour les produits alcoolisés ont valsé aux oubliettes. Les interlocuteurs réunis autour de la table y ont renoncé: selon les informations récoltées par Le Vif, le MR a lourdement fait pression, durant les discussions, pour limiter la réglementation et le contrôle en matière de publicité sur l’alcool, quand il ne s’opposait pas frontalement aux suggestions avancées. A la lecture des ébauches successives de ce document, annotées, retravaillées, précisées, c’est bien sur ces points – marketing et publicité – que les libéraux francophones, parfois rejoints par ceux de l’Open VLD, ont le plus systématiquement calé. «Nous ne sommes pas favorables à ce que l’Etat interdise autoritairement tout ce qui est mauvais pour les consommateurs», argumentent-ils.
«Le représentant du MR, Nicolas Ledent, nous a dit plusieurs fois qu’il n’avait pas de marge de manœuvre sur telle ou telle proposition, confie une participante à ces réunions. Cela voulait dire, très clairement, qu’il avait reçu des ordres de sa direction et que sa position ne bougerait pas d’un iota.» «Pas ok», «pas favorable», «à discuter», peut-on lire en marge du texte alors en cours d’élaboration, sous la plume de Nicolas Ledent, ajoutant oralement: «Ce point n’a pas été validé par mon président.» Quels sont ces points de rupture?
Dans la version du plan datée du 7 juillet 2022, il était ainsi suggéré, par exemple, d’interdire tout marketing en faveur de l’alcool à la télévision et à la radio entre 6 heures et 20 heures. Tant l’Open VLD que le MR s’y sont opposés. Motif avancé dans les annotations glissées en regard de cette proposition: «Cela vise une approche globale alors que le plan devrait viser l’utilisation abusive et nocive de l’alcool.» Dans la version finale du texte, huit mois plus tard, la publicité pour une boisson contenant de l’alcool n’est plus interdite que durant les cinq minutes qui précèdent et les cinq minutes qui suivent les émissions consacrées à un public mineur d’âge. Elle l’est aussi dans les périodiques, les films de cinéma et les supports digitaux orientés vers les plus jeunes. Le projet évoquant une nouvelle réglementation «tous publics» en vue de diminuer la publicité pour l’alcool sur les réseaux sociaux, sur Internet et dans les médias digitaux a donc été recalée.
Les deux partis libéraux se sont également opposés à l’idée d’interdire toute boisson alcoolisée sur les panneaux publicitaires. «Cette mesure n’est pas proportionnée», a indiqué le représentant du MR. Même refus par rapport au parrainage, par les alcooliers, d’événements ou de lieux susceptibles d’être fréquentés par les mineurs. «Cette notion, floue, est susceptible d’englober toute la société», justifie le parti. Les libéraux n’ont pas été favorables non plus à l’interdiction des «happy hours», ces opérations de promotion de boissons alcoolisées à certains moments de la journée, ni au refus d’intégrer l’industrie de l’alcool dans les campagnes de prévention, à l’exception de la campagne Bob de fin d’année.
« Les experts ne se battent pas contre l’alcool. Ils veulent juste éviter que l’Etat soit complice de ce qui pousse à la surconsommation. »
Martin de Duve, alcoologue
«Durant ces négociations, j’ai été contacté par certains participants qui étaient inquiets de la tournure des événements, raconte Martin de Duve, alcoologue et directeur de l’asbl Univers santé. En bloquant sur toutes les mesures intéressantes envisagées par ce plan, le MR a adopté une position peu courageuse par rapport aux alcooliers et aux brasseurs mais surtout décalée des intérêts de santé publique. Or, les mesures sur la table n’auraient eu que peu d’impact sur le chiffre d’affaires des professionnels de ce secteur. C’est comme si, pour les libéraux, on ne pouvait pas toucher à la culture de la surconsommation d’alcool. Nous aurions trouvé pertinent, par exemple, d’indiquer les unités d’alcool présentes dans chaque contenant afin de permettre au consommateur d’être informé sur les quantités qu’il ingurgite. L’idée est passée à la trappe. Pour tous les produits alimentaires, l’Union européenne impose le droit du consommateur de savoir précisément ce qu’il consomme. Sauf pour les boissons alcoolisées.»
La carafe d’eau recalée
Retoquées encore la suggestion visant à simplifier la législation actuelle en autorisant ou non la vente de boissons aux 16-18 ans en fonction du pourcentage d’alcool contenu et non plus en fonction du procédé de fabrication, et celle qui proposait d’étudier la faisabilité d’une mesure faisant fluctuer le prix des boissons alcoolisées en fonction de la quantité d’alcool présente. «Les experts ne se battent pas contre l’alcool, rappelle Martin de Duve. Ils veulent juste éviter que l’Etat soit complice de ce qui pousse à la surconsommation. Or, aujourd’hui, c’est ce qu’il fait.»
Du bout des lèvres, le MR a accepté que les autorités s’engagent à «stimuler la mise à disposition de carafes d’eau gratuite dans l’Horeca et les clubs sportifs», «après concertation avec le secteur et seulement s’il ne s’agit que de stimulation». En Wallonie, ce projet n’a d’ailleurs pas passé la rampe: en mars dernier – soit au même moment que la sortie officielle du plan alcool –, le gouvernement régional et son ministre de l’Economie, Willy Borsus (MR), ont renoncé à concrétiser la promesse, pourtant inscrite depuis 2019 dans sa déclaration de politique générale, de rendre cette pratique obligatoire.
Le plus souvent isolé dans ses positions côté francophone – constat qu’il réfute –, le MR est ainsi parvenu à vider ce plan alcool d’une partie importante de sa substance. «Nous n’avions pas le choix si nous voulions que ce plan voie le jour, justifie un des négociateurs. N’oubliez pas que le plan précédent, tenté sous la houlette de l’ancienne ministre de la Santé Open VLD Maggie De Block, avait échoué en 2017.»
On ne dit pas autre chose au cabinet de Frank Vandenbroucke, ministre de la Santé publique: «Les discussions autour du plan alcool ont été intenses, reconnaît pudiquement sa porte-parole. Dans la Cellule générale de politique en matière de drogues, qui regroupe 24 ministres, il n’a naturellement pas été facile de trouver un consensus. Il y a également eu des discussions au sein du gouvernement fédéral. Le ministre Vandenbroucke avait en tête un plan plus ambitieux et l’a pleinement défendu, mais en tant que président de la Réunion thématique sur les drogues, il a essayé de travailler à un plan réalisable. Nous sommes arrivés à un consensus et c’est un premier pas dans la bonne direction: aucun consensus n’avait été trouvé jusqu’alors.»
L’influence d’Axel Miller ?
Le MR a certes fait quelques concessions, acceptant, par exemple, l’interdiction de distribuer des boissons alcoolisées gratuites à l’achat d’un autre bien de consommation, «sauf lorsque le consommateur achète un produit alcoolisé et dans le cadre de dégustations», précise le texte final. Idem pour un message de santé public systématiquement associé à la publicité pour les produits alcoolisés et pour l’amélioration du contrôle de la publicité par un organe indépendant, qui devra néanmoins consulter le secteur. On ne trouvera plus de boissons alcoolisées dans les distributeurs automatiques, ni dans les stations-service le long des voies rapides, entre 22 heures et 7 heures. Dans les cafétérias des hôpitaux, en revanche, la consommation d’alcool restera autorisée, afin, justifie le MR, de «ne pas remettre en cause leur viabilité économique».
« Le MR a adopté une position peu courageuse par rapport aux alcooliers et aux brasseurs. »
Martin de Duve
Nul doute que les brasseurs et alcooliers ont validé, même à reculons, les concessions libérales. Car selon plusieurs participants aux négociations, ceux-ci étaient tenus au courant de l’évolution des discussions quasi en direct. Juste après les réunions, certains des négociateurs ont reçu des SMS ou des courriels de producteurs ou vendeurs d’alcool rebondissant sur les sujets qui venaient d’être discutés, pour tenter d’infléchir le cours des débats. «Il avait pourtant été décidé dès le début de nos travaux que rien ne devait filtrer à l’extérieur tant que nous n’étions pas d’accord sur un projet de texte», déplore un témoin.
Un point de ce plan, figurant encore dans la version du 16 février 2023, suggérait enfin la «mise en place d’un mécanisme de contrôle des collaborateurs des cellules politiques et des administrations publiques sur la base d’une autodéclaration en vue de prévenir les éventuels conflits d’intérêts avec le secteur économique». Soutenu cette fois par le CD&V et l’Open VLD, le MR s’y est opposé. Axel Miller, chef de cabinet du président du MR, Georges-Louis Bouchez, et par ailleurs administrateur au sein du groupe brassicole Duvel Moortgat – depuis le 1er juin 2011 – et de Spadel – depuis le 12 juin 2010 – ne serait sans doute pas tombé sous le coup de cette autodéclaration: il travaille en effet pour le MR, une structure privée, et ne pourrait être considéré comme un collaborateur de cellules politiques attachées à l’exécutif. Il ne serait pas davantage concerné par la loi du 21 décembre 2013, qui «vise à renforcer la transparence, l’indépendance et la crédibilité des décisions prises et avis rendus dans le domaine de la santé publique» car il ne siège pas en personne dans les comités liés à ce secteur ni, singulièrement, dans celui qui a préparé le plan alcool. D’autant que les arrêtés d’exécution de cette loi n’ont pas encore été pris.
Cette loi, toujours théorique, pose que «chaque personne associée à l’émission d’avis, de propositions, de recommandations ou de décisions établit, lors de sa prise de fonction, une déclaration générale d’intérêts». Quoi qu’il en soit, «l’influence d’Axel Miller dans ce dossier a été nulle, assure le MR. Ou infinitésimale.»
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