Comment expliquer le grand écart d’âge dans le couple? «La mauvaise, c’est toujours la femme: c’est soit une prédatrice, soit une profiteuse»
Très marginal dans les statistiques, récurrent dans l’histoire, avec presque toujours l’homme comme partenaire le plus vieux, un grand écart d’âge dans le couple fait volontiers jaser ou s’indigner. A raison? Décryptage, entre remontée du temps, codes sexistes et romances vécues.
Elle dit qu’il y a «seulement de bonnes et de mauvaises histoires d’amour, des sans intérêt et d’autres qui s’imposent. Ne divisons donc pas l’amour en catégories, genre ados, homos, seniors; l’amour, c’est l’amour, basta». Elle, c’est Aurélie. Artiste, 31 ans, dont huit mariée à Adrien, parti ensuite retrouver un premier flirt. Divorcée, elle est devenue maman d’un petit Sam, qu’elle élève sans Régis, le papa, parce qu’il n’a finalement pas quitté sa femme et ses premiers enfants. Après la naissance de Sam, Aurélie s’est installée avec Romain, 33 ans. Mais quand elle passe en revue son casting affectif, elle l’admet: « Il est majoritairement beaucoup plus âgé que moi.» «Beaucoup»? Elle avait 17 ans quand elle a épousé Adrien, qui en avait 44, et Régis, le papa de Sam, va sur ses 62. Soit respectivement 27 et 31 ans d’écart. Ce qui place la jeune femme bien loin des différences d’âge moyennes au sein du couple homme-femme: 2,3 ans en Belgique, selon Statbel (chiffres 2021), et 2,5 ans en France, selon l’Insee (chiffres 2022).
«C’est toujours la personne que je recherchais, jamais l’âge.»
Alors que, éclaire Jean-Claude Bologne, auteur d’Histoire du couple (éd. Perrin, 2016), «l’écart moyen était de 2 ans entre la restauration et la Révolution française, de 1790 à 1820, et autour de 4,5 ans dans la deuxième moitié du XIXe siècle». Alors, une anomalie, Aurélie ? Pas à ses yeux: «C’est toujours la personne que je recherchais, jamais l’âge. Pareil pour mes amis et amies, pour la plupart plus âgés que moi. Je crois que c’est une question de milieu, d’intelligence, d’affinités, d’aspirations, de choses à partager et à se dire.» D’ailleurs, avec Romain, «je sens une grosse différence, sur des choses essentielles. Je ne sais pas si c’est spécifique à lui ou parce que j’ai trop fréquenté des hommes plus âgés ou si c’est juste une généralité des « jeunes » mais il y a plus d’égoïsme, de centrage sur soi».
Les cases à cocher et celles déjà cochées
A l’inverse, chez les hommes plus âgés, ce qui rassure ou rassurait Aurélie, «c’est qu’ils avaient déjà coché les cases que moi je devais encore cocher: des études à faire, un travail à trouver, des défis à relever. Le fait d’être avec quelqu’un qui a déjà passé tout ça et est juste dans le plaisir de la vie, c’était beaucoup plus léger et très rassurant. Célibataire, vu que j’avais claqué la porte de chez mes parents, j’aurais eu plein de problèmes, d’un coup: trouver un toit, travailler à temps complet pour le payer… Pas sûr que j’aurais pu faire des études aussi longues. Adrien m’a apporté une stabilité, aussi bien matérielle qu’affective ou amoureuse. Il y avait un cadre qui se rapprochait un peu du cadre parental. »
Dehors, j’étais moins à l’aise. J’imaginais bien que les gens pensaient que j’étais “avec un vieux”.»
Analyse que partage Audrey Van Ouytsel, sociologue à l’UCLouvain: «Parmi les femmes qui tombent en amour d’hommes beaucoup plus âgés, il y a la constante de la recherche de figure paternelle, de sécurité, et pas forcément matérielle, et le besoin de se révéler, de se construire avec le regard d’un homme d’expérience, qui a déjà tracé son chemin de vie, qui a beaucoup de choses à leur apporter, qui va les nourrir, les aider à grandir. C’est l’effet Pygmalion.» Pour l’experte en sociologie du couple et de la famille, ces femmes «ont souvent un grand déficit d’estime d’elles-mêmes, parce qu’elles ont des histoires singulières, avec parfois des fractures familiales, des relations avec le père compliquées – trop fusionnelles, disparues trop tôt, etc – ou des parents beaucoup plus âgés. Un homme d’âge plus avancé peut les conforter dans les normes et valeurs dans lesquelles elles ont été éduquée .»
De quoi laisser de marbre Aurélie, qui exhorte à «ne pas chercher un diagnostic, comme si la différence d’âge était une pathologie dont il faudrait trouver la cause. Durant les huit ans avec Adrien, je n’ai jamais eu l’impression qu’il y avait un tel écart. J’étais dans une vraie relation, sur la même longueur d’ondes, avec quelqu’un qui m’aimait et me comprenait, et que j’aimais et comprenais. On avait des discussions magnifiques, profondes, sincères. L’âge n’avait aucune importance. C’était dehors que j’étais moins à l’aise, quand on marchait main dans la main dans la rue; j’imaginais bien que les gens pensaient que j’étais « avec un vieux’.’»
L’écart d’âge dans le couple selon les époques
C’est que, comme l’indiquent les chiffres français, si l’homme est le plus âgé des conjoints dans 65% des mariages hétéros, «la grande différence» d’âge fait jaser. Comme lorsque se révèlent les idylles ou les unions entre Al Pacino (83 ans) et Noor Alfallah (29 ans), Vincent Cassel (57 ans) et Narah Baptista (27 ans), Brigitte et Emmanuel Macron (25 ans d’écart) ou même Virginie Effira (46 ans) et Niels Schneider (36 ans). On imagine donc les réactions à l’histoire de Luce: à 44 ans, après plusieurs années passées avec Bertrand (72 ans), elle confie à ses amies qu’elle envisage très sérieusement de le quitter, «parce que le gap d’âge commence à trop se sentir, au quotidien»; sauf que c’est Bertrand qui la quitte, sans crier gare et pour une fille de 28 ans. Après six mois de liaison, ces deux-là ont annoncé leur mariage. Mais à partir de quand donc la différence d’années est-elle «trop importante» ? «Aucune idée, réplique Aurélie. Je ne sais même pas s’il y en a une qui est idéale ni si la différence d’âge est idéale. Je pense juste que c’est une question de personne. D’instinct.»
«Juger l’écart d’âge dans le couple excessif, ça reste très relatif. Et puis ça dépend des époques.»
Jean-Claude Bologne, lui, considère que «juger l’écart d’âge dans le couple excessif, ça reste très relatif. Et puis ça dépend des époques: avant la Révolution française, un aristocrate qui donnait sa fille ou son fils à marier au fils ou à la fille beaucoup plus âgé d’un financier très riche, pour «redorer son blason» comme on disait, c’était bien plus scandaleux que la même situation à niveau social équivalent.» Et au milieu du XIXe siècle, quand la société de Saint-François-Régis, qui luttait contre le concubinage pour imposer le mariage dans les milieux populaires, publie ses statistiques des 30 années écoulées, on recense des milliers de noces dont seulement trois refusées: pour raisons morales, la formule étant «une monstrueuse disproportion dans les âges des époux», sans qu’elle soit quantifiée pour autant.
«Déjà, faire son coming out, c’est tout un bouleversement, alors, l’aspect “âge” passe au second plan.»
De son côté, Audrey Van Ouytsel confesse avoir en consultation «très peu de couples avec différence d’âge notable. Elle concerne en tout cas toujours l’homme et ne dépasse jamais les huit ans.» Et constitue parfois un souci pour les conjoints ? «Seulement si elle est vécue de façon compliquée, d’un point de vue subjectif, par les partenaires: quand une femme de 20 ans est avec un homme de 28 ans, la différence ne se fait pas vraiment sentir; quand elle en a 60 et l’homme 68, il y a parfois des décalages qui se font ressentir. Sur le plan de la santé, des visions du monde et des projets.» Pareil dans les couples homos ? «Non. Déjà, faire son coming out, c’est tout un bouleversement, alors, l’aspect âge passe au second plan et est beaucoup plus accepté que dans des milieux hétérosexuels.»
L’intérêt de l’homme plus vieux
Où c’est donc très souvent l’homme qui est le plus âgé. Pourquoi? Selon Jean-Claude Bologne «la principale raison, intemporelle, c’est la limite de fécondité pour la femme, qui n’existe pas pour l’homme, qui reste donc sur le marché matrimonial beaucoup plus longtemps. Autre explication: de l’Antiquité jusqu’à la Révolution française, la femme dépend toujours de son père, puis de son mari. Se marier jeune avec un homme beaucoup plus âgé peut être une façon de se libérer de cette tutelle.» Pour passer à celle de l’époux? «Oui, parce qu’épouser quelqu’un de beaucoup plus âgé, qui peut offrir une situation sociale et qui la laissera rapidement veuve, est une idée à laquelle une jeune fille peut être sensible. C’est un peu cynique mais c’est une réalité. Ainsi, au XVIIe siècle, Françoise d’Aubigné, 16 ans, épouse le poète Paul Scarron, qui en a 26 de plus, et elle devient veuve peu après. Pour l’époque, ce n’était pas nécessairement indigne: Scarron l’a sauvée de la misère .»
A côté, résume l’écrivain belge, «il y a des explications beaucoup plus ponctuelles. Au XIXe siècle, lorsque les régimes de pension s’établissent dans certains métiers, les veuves perçoivent une allocation mensuelle correspondant à un pourcentage de la pension que leur mari percevait ou aurait perçue. La différence d’âge peut donc jouer pour beaucoup. Il y a aussi des nuances entre régions: dans les pays de droit romain, dans le sud de la France, les différences d’âge étaient beaucoup plus importantes que dans les pays coutumiers, comme la Bretagne ou la Normandie, dans le nord, parce que la gestion des dots n’était pas la même.» En tout cas, au XIXe, en France, «on remarque que dans les mariages des moins de 20 ans, l’époux est plutôt le plus jeune; dans ceux des 20 à 25 ans, il est un peu plus âgé; et puis, plus on monte en âge, plus l’écart est grand et en faveur du mari, allant jusqu’à atteindre une dizaine d’années à sa quarantaine et une vingtaine d’années à sa soixantaine».
«Plus on monte en âge, plus l’écart est grand et en faveur du mari.»
Avec donc pas ou peu de blâme? «On ne peut pas vraiment dire qu’il y a une condamnation à partir de telle différence d’âge, répond Jean-Claude Bologne. On trouve bien des écrits de madame de Sévigné où elle reproche à un jeune homme d’avoir épousé une jeune fille d’à peine 12 ans, disant qu’il a « pris une petite poupée ». Mais ça reste bien gentil… Comme si c’était dans l’ordre des choses. D’ailleurs, la duchesse de Bouillon, qui a donné son fils à la toute jeune fille d’un financier, n’appelait jamais sa belle-fille autrement que « mon petit lingot d’or ». Et si Molière a passé sa vie à critiquer les vieux barbons qui prenaient des femmes plus jeunes, il a épousé Madeleine Béjart, qui avait seize ans de moins que lui!»
«Alors qu’elles sont indépendantes financièrement, on les réduit à des chasseuses de petits jeunes.»
Ecart d’âge dans le couple: la prédatrice et la profiteuse
Audrey Van Ouytsel voit, elle, de la réprobation, «mais toujours lorsque c’est la femme qui est plus âgée. Et c’est encore un héritage du sexisme et de la domination masculine: une femme beaucoup plus jeune que son compagnon est perçue comme une petite chose fragile, à protéger et forcément plus belle et mieux conservée qu’une femme de l’âge qu’a l’homme». Et le côté protecteur mis en avant a bon dos: «Les hommes ont souvent plus de moyens financiers, ce qui est aussi une conséquence du patriarcat. En revanche, une femme beaucoup plus âgée que son compagnon, ça passe mal parce que la vision ancrée, encore aujourd’hui, ne considère la femme que par sa fonction reproductrice ou son côté sexuellement attractif.» La thérapeute cite l’exemple d’une patiente de 50 ans qui sort avec un homme de 38 ans: «Elle cache cette relation parce qu’elle s’en sent honteuse. Dans la plupart des situations analogues, ce ne sont pas des couples officiels: chacun vit chez soi et les femmes n’osent même pas en parler à leurs proches.»
Ce qui revient à dire que la médiatisation, début des années 2000, des «cougars», ces femmes quadras ou quinquas s’affichant avec des hommes beaucoup plus jeunes, a fait long feu? «Le show-biz, les séries télé – comme Sex in the City, à l’époque – et les médias diffusent de nouvelles normes, mais, après, les gens les appliquent ou pas. Et puis, rien que ce surnom… Alors qu’elles sont souvent indépendantes financièrement, on les réduit à des chasseuses de petits jeunes, ayant des besoins sexuels insatiables, qui auraient rarement une relation sentimentale stable. C’est une forme de sexisme intériorisé puisqu’on n’évoque jamais l’idée qu’une femme de 50 ans va se mettre en couple avec un homme de 28 et vivre avec lui jusqu’à la fin de ses jours. Comme si l’histoire d’amour romantique est impossible pour elle. En fait, la mauvaise, c’est toujours la femme: plus âgée, c’est une prédatrice; plus jeune, c’est une profiteuse, qui se fait entretenir, qui choisit un vieux qui a de l’argent en échange de sa beauté.»
De quoi pousser Aurélie aussi hors des clichés chers aux commérages. «Quand j’ai connu Adrien, il gagnait 1.230 euros… On était donc un peu ric-rac mais on s’en foutait. Du moment qu’on mangeait et qu’on s’aimait.» Ce qui vaut en somme à tous les âges.
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