Une plateforme digitale pour les avocats et un logiciel relatif aux faillites, la justice 2.0. © BELGAIMAGE

Comment certaines données judiciaires sont gérées par le privé: zoom sur un système qui fait grincer les dents des avocats et magistrats

Clément Boileau
Clément Boileau Journaliste

La digitalisation du secteur, notamment du côté des avocats, va bon train, engrangeant de solides succès qui dépassent les frontières belges. Le problème? Cette forme de privatisation de la justice crispe juges, magistrats, mais aussi avocats, inquiets de voir l’Etat déléguer la gestion de données sensibles par mesure d’économie budgétaire.

«Au début, on a fonctionné comme une start-up», lance fièrement David Donkers à propos de Diplad, l’entreprise informatique qu’il a présidée pendant dix ans et à qui les ordres des barreaux des avocats (OBFG et OBV) doivent aujourd’hui une série de logiciels destinés à faciliter les procédures judiciaires par voie électronique. Cet entrepreneur à succès, spécialiste des fusions-acquisitions, également actif dans les cessions et rachats d’entreprises, est pourtant assez étranger au monde de la justice. Même si son carnet d’adresses, acquiesce-t-il, compte bien quelques avocats. Mais seulement pour «rédiger les contrats» qui régissent ses affaires, précise-t-il.

Pour le reste, lui-même, contrairement aux utilisateurs quotidiens des logiciels conçus par Diplad, n’a pas accès à l’écosystème propulsé par l’entreprise rebaptisée depuis peu DPA, pour «Digital Plateform for Attorneys» (Plateforme digitale pour les avocats), gérée paritairement par les deux ordres.

Si David Donkers fut choisi comme patron de Diplad, devenue DPA, c’est parce qu’il était un interlocuteur de choix pour financer le projet. © CAPITALIZE

Bonne santé financière

Si des avocats sont venus chercher David Donkers, voilà dix ans, pour présider cette société qu’il s’apprête à quitter, c’est, dit-il, pour son savoir-faire informatique acquis chez Fujitsu, SAP ou DHL, et parce qu’il faisait office d’interlocuteur de choix pour financer le projet. «J’étais en contact avec les banques, qui ont fourni pas mal de fonds pour nos investissements dans les logiciels. Il s’agissait aussi de nous calibrer sur le marché comme une société informatique à même d’attirer des informaticiens à des conditions attractives.»

Il fallait bien ça. Dix ans plus tard, après un protocole d’accord conclu entre le ministre de la Justice de l’époque, Koen Geens (CD&V), et les professions juridiques, Diplad, devenue DPA, affiche une excellente santé financière, forte d’une offre comprenant une dizaine d’applications. Un succès matérialisé récemment par la montée au capital de l’OBFG, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, déjà gestionnaire de la plateforme et désormais pleinement associé, au sein de l’entreprise, à leurs confrères néerlandophones, à l’origine du projet.

«La plateforme DPA a réussi à convaincre un nombre croissant d’avocats», s’est félicité, mi-juin, Olivier Haenecour, administrateur en charge de la commission informatique au sein d’avocats.be, par voie de communiqué, louant une société en «pleine croissance». Et pour cause. Boostées par le Covid, deux applications en particulier ont contribué à la réussite de la plateforme. DPA-deposit, qui sert aux avocats à charger en ligne tous les documents concernant une affaire, mais aussi le Registre central de solvabilité (intitulé RegSol), un logiciel qui «permet aux tribunaux, curateurs, débiteurs et créanciers de créer en ligne les documents d’un dossier d’insolvabilité, les enregistrer, les signer et les échanger», dixit Olivier Haenecour.

De quoi enchanter les sociétés de recouvrement, qui louent à ce point Regsol que leurs clients pensent qu’elles sont propriétaires du logiciel. «Attention, beaucoup de personnes nous contactent pour des questions de connexion, de déclaration ou de paiement avec Regsol. Nous ne sommes pas Regsol. Merci de les contacter directement pour toute question pratique ou technique», avertit sur son site TCM Belgium, l’une des plus grosses sociétés de recouvrement du pays, décrivant le logiciel comme «une base de données informatisée au sein de laquelle toutes les données relatives aux faillites prononcées en Belgique sont rassemblées.»

Si le système fonctionne, son mode de financement fait grincer quelques dents.

Gain de temps

«Regsol a énormément facilité tout le processus des faillites», accorde David Donkers, qui confirme que le logiciel est le produit numérique qui rapporte le plus à DPA (juste devant DPA-Deposit). Comment? Préfinancé par les Ordres, et donc par les avocats, le coût du logiciel est répercuté sur les créanciers de sociétés en faillite soucieux de récupérer ce qui peut l’être. Mais il finance aussi les autres logiciels et rémunère certains utilisateurs. «On a conclu, avec l’approbation de l’Etat, une sorte de système de récompense pour chaque dossier de faillite. Il est normal que plus le dossier est lourd, plus le curateur (NDLR : l’avocat chargé, entre autres, de redistribuer les actifs de la société aux créanciers) soit bien rémunéré.» Pour le reste, «les profits (NDLR: de DPA) sont réinvestis dans le développement du ou des logiciels. On doit toujours réinvestir, se mettre à jour, aussi en fonction de la législation. Bref, si DPA a un certain coût, il est couvert par les profits générés par les logiciels», assure l’homme d’affaires sur le départ.

Les avocats rompus à l’utilisation de Regsol sont, eux, plutôt satisfaits du système. En particulier les curateurs. Tel Me François Frederick, du barreau de Verviers, qui intervient à la fois comme conseil auprès d’entreprises que comme curateur. «Je vois Regsol des deux côtés. C’est un outil remarquable qui fait gagner un temps précieux et permet d’avoir une plus grande visibilité sur les dossiers. En matière de transparence aussi, c’est beaucoup mieux. Regsol comporte une partie publique et une partie privée. Selon qu’on intervient avec telle ou telle casquette, on est soit du côté privé, soit du côté public. Par exemple, je peux intervenir comme conseil d’une société et constater, pour celle-ci, qu’il y a cessation de paiement et peut donc faire aveux de faillite via Regsol. Il suffit de compiler les documents, le tribunal examine ma demande et rendra un jugement ou convoquera mon client pour des infos complémentaires.»

Si, côté opérationnel, le système fonctionne indéniablement, son mode de financement et ce qu’il implique en matière de privatisation de la justice fait toutefois grincer quelques dents. Y compris chez les avocats. «Notre cotisation annuelle au barreau a beaucoup augmentée car le développement de cette plateforme revient aux ordres», lance un avocat bruxellois, pointant le sous-financement chronique dont souffre la justice. Il est vrai que comme les cotisations ont augmenté, nous répercutons sur nos tarifs et ça, c’est un peu difficile à expliquer au client», reconnaissant toutefois que cette numérisation du secteur, assez inévitable, «[nous] aide beaucoup. Enfin, surtout les curateurs…»

L’avocat fait par ailleurs remarquer que certains services payants proposés par la plateforme sont aussi disponibles gratuitement via le SPF Justice. Le ministère public est pourtant loin d’être un concurrent, c’est même tout le contraire. «Il existe deux types de clients pour DPA, décrit David Donkers. Les avocats, pour digitaliser leur profession, mais aussi l’Etat qui nous demande, de temps en temps, par l’intermédiaire du SPF, de développer ou harmoniser une solution déjà existante (avec les notaires, huissiers, etc.). Donc, l’Etat nous paie pour ça.»

«Disposer de budget suffisant pour gérer et développer nous-mêmes ces applications est indispensable.»

Les magistrats crispés

L’Etat à l’origine de la privatisation de sa propre justice? Oui, quitte à être désavoué par le Conseil d’Etat. «Koen Geens nous avait demandé de développer DPA-Deposit pour déposer les conclusions aux greffes numériques. A un moment, il a souhaité que ce soit obligatoire pour chaque avocat, mais on ne pouvait pas les forcer à utiliser ça sans alternative. La décision a donc été partiellement annulée. Pour le reste, il existe toujours d’autres solutions: personne n’est pas obligé d’utiliser Regsol», souligne David Donkers.

D’autant qu’il n’y a pas que devant le Conseil d’Etat que cette forme de sous-traitance en matière de numérisation dérange. Du côté du Collège des cours et tribunaux, qui veille au bon fonctionnement des institutions rendant la justice, les magistrats goûtent peu la montée en puissance de DPA. Interrogé sur le sujet, l’instance «réaffirme sa volonté de gérer, en interne à la justice, toutes les applications. Pouvoir disposer de budget suffisant pour gérer et développer ces applications est absolument indispensable», ajoute le collège, alors même que le SPF Justice peine à honorer ses frais de fonctionnement les plus basiques et réclame, pour la prochaine législature, une augmentation budgétaire de 250 millions d’euros annuels.

En attendant, les applications développées par Diplad et DPA font parler d’elles au-delà même des frontières belges. «C’est vrai, Regsol est un produit à succès. Même à l’international, il est reconnu comme un logiciel qui fonctionne très bien. Le Maroc s’est montré intéressé. Toutefois, ce n’était pas le but de Diplad de vendre les droits de nos solutions. Mais cela démontre une forme de réussite», se réjouit David Donkers. Olivier Haenecourt, lui, s’est rendu au barreau du Grand-Duché de Luxembourg, «car le bâtonnier voulait voir ce que nous avions fait. J’ai présenté nos réalisations pour le compte de l’Etat, et ils étaient intéressés de suivre la même voie…»

Etonnamment, l’administrateur informatique d’avocats.be connaît à peine David Donkers, insistant sur le fait que ce sont bien les Ordres qui gèrent l’entreprise… et ses données sensibles. «Chaque Ordre communautaire a son DPO (data protection officer) et la plateforme a aussi son propre DPO. Toutes les applications sont passées au crible de ce point de vue là.» Y compris avec des prestataires externes. «Il est évidemment hors de question que Regsol communique à des banques des données qui relèvent de la partie privée de Regsol, ou des données sur des personnes qui seraient en situation d’insolvabilité, de réorganisation judiciaire, etc.», conclut-il.

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