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«C’est dans le couple ou la famille que le risque de violence est le plus grand»

Le 25 novembre, c’est la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. L’occasion de rappeler que si le nombre de plaintes pour violence conjugale n’a pas augmenté ces dernières années, il n’a pas baissé non plus. Reportage.  

«L’actualité nous a rattrapés», regrette Wim Van de Voorde, coordinateur flamand du 1712, le service d’assistance téléphonique professionnel pour les questions relatives à la violence, aux abus et à la maltraitance infantile. Le matin même, un double homicide a été commis à Denderhoutem, en Flandre-Occidentale.

Malgré une ordonnance restrictive de contact, un homme s’est introduit au domicile de son ex-femme et du fils de celle-ci et les a tués, à coups de couteau. La veille, elle avait porté plainte contre son mari, pour harcèlement.

Du harcèlement à la violence

«En Belgique, plus de vingt mille plaintes pour harcèlement sont déposées chaque année. Mais la majorité des victimes ne portent pas plainte, poursuit Wim Van de Voorde. On sait que le harcèlement peut durer très longtemps, 22 mois en moyenne. Dans un cas sur quatre, il débouche sur des violences physiques. Le harcèlement est souvent minimisé, surtout dans le contexte d’une relation amoureuse. Cette affaire prouve, une fois de plus, que toute plainte pour harcèlement doit alerter la police et la justice.»

En soi, les membres de l’antenne limbourgeoise du 1712 que nous rencontrons ce jour-là le savent, une ordonnance restrictive de contact après une première plainte, comme dans l’affaire en question, est déjà tout à fait exceptionnelle. Mais l’exécution d’une telle ordonnance est difficile.

«Une personne qui fait ses courses dans le même magasin que vous ne commet pas d’infraction pénale. Mais s’agit-il d’une coïncidence ? Probablement pas. Cela affecte-t-il la victime ? Certainement, affirme Patricia Martens, cheffe de l’équipe en charge de la lutte contre la violence familiale. Et même si quelqu’un viole clairement l’interdiction de contact et que vous appelez la police, bien souvent, il ne sera plus là à son arrivée.»

Il ne s’agit plus d’amour ni de lien émotionnel, mais uniquement de pouvoir.

« Tu m’appartiens ! »

«Certains harceleurs veulent à tout prix contrôler ou dominer leur conjoint, même lorsque la relation est terminée. Dans le jargon, on parle de “terrorisme intime”. En tant que travailleurs sociaux, nous apprenons à nous tenir à l’écart, à ne pas essayer de résoudre les problèmes de la relation ou de l’ex-relation et à déployer un maximum d’efforts pour assurer la sécurité de la victime, poursuit Patricia Martens. Il ne s’agit plus d’amour ni de lien émotionnel, mais uniquement de pouvoir. “Tu m’appartiens et tu n’appartiens à personne d’autre.” En d’autres termes, il ne s’agit même pas de vous en tant que personne, il aurait tout aussi bien pu s’agir de votre voisin ou de votre nièce.»

L’abus de pouvoir sexuel

Les cas très médiatisés de violence conjugale avec décès ne sont que la partie émergée de l’iceberg. La violence entre partenaires est très répandue, mais reste largement dissimulée et invisible. Une femme sur sept et un homme sur dix ont subi une forme ou l’autre de la violence de la part de leur partenaire au cours de l’année écoulée, indique une étude de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. Il peut s’agir de violences physiques, émotionnelles, financières ou sexuelles.

«La violence sexuelle dans une relation ne se limite pas au viol. Souvent, les gens utilisent le sexe – le fait d’imposer ou de priver de relations sexuelles – comme un moyen de manipuler l’autre. Les travailleurs sociaux ont parfois peur de poser des questions sur les abus de pouvoir sexuels parce que le sujet est intime», précise Evelien Mathijs, une des assistantes sociales qui travaille depuis six ans pour le 1712.

Pas plus mais pas moins…

En Belgique, le nombre de signalements à la police pour violence entre conjoints, en particulier pour violence physique et psychologique, avoisinait les quarante mille en 2022. Celui des cas non enregistrés, est plus énorme encore. Car la grande majorité des victimes ne s’adressent jamais à la police ou aux services de conseil.

Le nombre de plaintes déposées auprès de la police n’a pas augmenté ces dernières années mais il n’a pas baissé non plus, même si la question de la violence conjugale figure en bonne place dans l’agenda politique. «C’est une vérité qui met mal à l’aise, mais c’est dans le couple ou la famille qu’on risque le plus d’être battu, violé ou humilié», déclare Wim Van de Voorde.

Dans tous les milieux

Divers facteurs tels qu’une dépendance à la drogue ou à l’alcool, des problèmes de santé mentale, des difficultés financières ou des antécédents peuvent déclencher la violence entre partenaires. Mais elle peut arriver à n’importe qui: jeune ou vieux, riche ou pauvre, éduqué ou pas, hétérosexuel et non.

Dans les cas de violence au sein de couples hétérosexuels, c’est généralement la femme qui est la victime. «Quatre-vingt-trois pour cent des appels que nous recevons les concernent, 17%, soit un appel sur six, se rapportent à un homme. Le nombre d’hommes victimes qui contactent le 1712 ou pour lesquels nous recevons un appel n’est donc pas négligeable. Et il est en augmentation», précise Patricia Martens.

40 000 signalements pour violence entre conjoints, en particulier pour violence physique et psychologique, ont été enregistrés par la police en 2022.

Le cycle de la violence

La plupart des personnes qui contactent le 1712 veulent rester anonymes. Cela en dit long sur le tabou qui entoure encore la violence conjugale. Afin de ne pas trahir la confiance et de respecter la vie privée des appelants, Le Vif n’a pas assisté à une conversation. Wim Van de Voorde nous a cependant décrit quelques cas typiques, enregistrés par l’équipe du 1712 et pour lesquels les noms et les détails permettant d’identifier les victimes ont été modifiés.

«Marc et Sarah sont mariés depuis quatre ans et ont deux enfants, expose-t-il. Sarah a contacté le 1712 parce que les tensions dans leur couple se sont accrues. Les disputes ont déjà dégénéré à plusieurs reprises. Les crises de colère et la violence semblent liées à des situations spécifiques, lorsque Marc a bu ou est frustré par son travail. Au cours de la conversation, Sarah décrit Marc comme un conjoint aimant la plupart du temps. Mais il se défoule sur elle, et parfois sur les enfants. On ne lui a jamais appris à gérer son stress de manière “saine” ; il évacue ses émotions en recourant à la violence. Sarah aime son compagnon et veut éviter que la violence dans leur relation ne devienne une habitude.»

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En venir aux mains

Autre situation relatée par le coordinateur du 1712 à titre d’exemple, celui de Cindy, 35 ans, qui partage sa vie avec Tom depuis sept ans. Ils ont trois jeunes enfants.

«Cindy appelle en raison de l’augmentation des conflits et de la violence dans leur relation. Les problèmes ont commencé lorsque l’entreprise de Tom a fait faillite. La famille a dû adapter son niveau de vie. La faillite a également affecté l’estime de soi de Tom, qui se décharge de plus en plus de ses frustrations sur Cindy. Il la critique, l’insulte et l’humilie, parfois devant les enfants. Mais Cindy se met, elle aussi, à le critiquer et parfois à l’ignorer radicalement, comme s’il n’existait pas. Au fil du temps, les querelles se sont intensifiées, Tom et Cindy en viennent parfois aux mains. Bien qu’ils soient sincèrement désolés après chaque bagarre, ils retombent dans les mêmes travers. Cindy nous demande comment elle peut rompre ce cycle de violences.»

Grandir dans la violence

Il n’est pas rare que des personnes qui contactent le 1712 racontent leur vécu pour la première fois. «Souvent, des gens nous disent: “Je ne sais pas si je suis au bon endroit ni si je suis vraiment dans une relation abusive.” Au fil de l’histoire, nous nous disons: comment pouvez-vous en douter? commente Joke De Haes, conseillère en communication conjugale. Mais certaines personnes n’ont tout simplement pas de cadre de référence. Je parle à des femmes qui ont grandi dans la violence et qui ont déjà vécu plusieurs relations avec des partenaires agressifs. L’autre jour, une dame m’a appelée pour me demander pourquoi elle tombait toujours amoureuse d’hommes violents, et où trouver de l’aide.»

Il n’est pas rare que le désir profond d’amour et de reconnaissance amènent une personne à préférer subir la violence de son compagnon plutôt que de ne faire l’objet d’aucune attention de sa part.

Sur la corde raide

«Certaines personnes sont très émotives au téléphone, ajoute Patricia Martens, la cheffe d’équipe. Il est important qu’elles puissent se laisser aller. Il m’est déjà arrivé d’inspirer et d’expirer profondément avec quelqu’un à l’autre bout du fil.»

Wim, Patricia, Joke et Evelien sont unanimes, la violence conjugale est une problématique complexe, où rien n’est tout noir ou tout blanc. On la réduit souvent à l’agression physique d’une femme par un homme «mais la grande majorité des cas implique une violence réciproque, appelée “violence de couple situationnelle”, qui résulte de la manière dont deux personnes interagissent au sein d’une relation», développe Patricia Martens.

Les conseillers du 1712 sont donc sur la corde raide: d’une part, ils doivent reconnaître pleinement le statut de victime de l’appelant en l’écoutant sans préjugés et en évitant d’ouvrir des brèches inutiles dans son récit forcément unilatéral et, d’autre part, s’il y a lieu, poser des questions sur son propre rôle dans la violence au sein du couple.

«Il est narcissique»

«Beaucoup de femmes nous disent que leur partenaire ou ex-partenaire est “un narcissique ou un psychopathe”. Les gens ont généralement tendance à minimiser leur propre contribution. C’est l’autre qui est le problème, pas soi-même. Mais en examinant la situation, on peut souvent conclure, après une seule conversation, que le problème réside dans une dynamique« , analyse Patricia Martens.

« C’est une question d’action et de réaction. La violence est souvent la toute dernière réaction. Elle a habituellement été précédée de beaucoup de choses, comme de l’humiliation – et les femmes peuvent, elles aussi, dépasser les bornes: “Tu n’es pas un vrai homme, tu ne vaux rien, tu n’as rien à m’apporter”, etc. Les mots peuvent être très violents. Mais bien sûr, la police ne peut pas diagnostiquer cela de manière aussi évidente qu’un œil au beurre noir.»

Dans un cas sur quatre, le harcèlement débouche sur des violences physiques.

La pression des clichés

Les conseillers du 1712 ne diront jamais à une femme ou à un homme qu’il doit quitter l’autre. En revanche, ils chercheront parfois à savoir ce que les gens peuvent faire eux-mêmes pour briser le cycle de la violence, ou pour se mettre en sécurité avec les enfants si nécessaire.

«Nous laissons de côté l’issue de la relation. Ce qui nous importe, c’est que la violence cesse», affirme Joke De Haes. L’assistante sociale, qui dispense par ailleurs des formations comportementales aux auteurs de violences conjugales, constate que l’éducation et les normes culturelles exercent encore une pression non seulement sur les femmes, mais aussi sur les hommes.

«Nous insistons auprès d’eux sur le fait qu’il faut parler de ses sentiments, de ses besoins et de ce qu’il y a sous l’armure, à l’intérieur. Beaucoup nous disent alors: “Je n’ai jamais appris ça”. Les clichés selon lesquels ils doivent être forts, n’ont pas le droit de pleurer ni de se montrer vulnérables sont tenaces.»

La honte d’en parler

«Parler de la violence entre partenaires est une étape importante pour y mettre fin. Mais en général, les victimes éprouvent une honte énorme à l’idée de l’évoquer. Ce n’est pas un sujet que l’on aborde au cours d’un dîner entre amis ou en famille», résume Wim Van de Voorde.

Un autre problème est que les proches de la victime, inquiets, ont tendance à l’inciter à mettre fin à la relation immédiatement. C’est ne pas tenir compte du fait que son couple vit encore des moments agréables et a construit des choses ensemble.

«Si quelqu’un se confie à vous, il est très important de ne pas juger – sinon les gens se taisent – mais seulement d’écouter et de demander ce dont cette personne a besoin, analyse Evelien Mathijs. Il peut s’agir d’une simple écoute, mais aussi d’un soutien en matière de garde d’enfants, d’hébergement temporaire, d’aide professionnelle…»

Les enfants trinquent aussi

L’assistante sociale travaille également au Child Abuse Trust Centre et rapporte que, malheureusement, on ne peut jamais dissocier la violence relationnelle de la maltraitance infantile. «Parfois, les gens nous disent qu’ils ne se disputent que lorsque les enfants sont à l’école ou au lit. Mais les enfants sont très sensibles. De plus, nous savons que le fait d’entendre la violence à distance est tout aussi traumatisant pour eux que d’y assister physiquement. C’est parfois pire, parce que leur imagination s’emballe.»

Quand ils grandissent dans une famille violente, poursuit-elle, «les enfants s’inquiètent de ce qui se passe en leur absence. Ils ont des problèmes de concentration à l’école, parfois ils abandonnent leur scolarité. Ces enfants sont aussi davantage susceptibles d’être victimes de moqueries ou de bagarres en primaire.»

Un lourd fardeau

«Etre confronté jour après jour à la façon dont les gens se démolissent les uns les autres est parfois un lourd fardeau pour les travailleurs sociaux. Cela modifie votre vision du monde», assure Patricia Martens. Heureusement, son équipe est très soudée. Et si, au cours d’une matinée particulièrement chargée, quelqu’un n’en peut plus après le huitième appel – «parfois, la réserve d’empathie est tout simplement vide» – les autres viennent à son secours.

Le 1712 en chiffres et en maux

Le 1712 a reçu des appels concernant 1 140 victimes de violences conjugales en 2019 ; 2 110 en 2020 ; 2 150 en 2021 et 1 929 en 2022. La forte augmentation globale de ces dernières années peut être attribuée à la plus grande attention portée au problème, à une meilleure connaissance du service d’assistance téléphonique, à des campagnes de prévention de la violence familiale et conjugale, ainsi qu’à l’extension des heures d’ouverture du 1712 et de son offre d’assistance.

«La plupart des appels concernent des faits de violence physique et émotionnelle, détaille Wim Van de Voorde. Plus précisément, des gifles, des coups de pied, des morsures, des brûlures de cigarette, des tentatives d’étranglement… La violence émotionnelle, elle, peut consister à insulter, rabaisser, isoler socialement, menacer et exercer une emprise sur un conjoint ou un ex-conjoint. Nous enregistrons également des cas de négligence émotionnelle et physique, de violence sexuelle ou économique.»

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