Elle n’a pas 10 ans. Cet été, elle était la reine d’une plage d’Occitanie, dans le sud de la France. Une petite crique, séparée d’autres, toutes en forme de anses, par des avancées de rochers. Un endroit plutôt prisé par les familles, avec des maisons basses juste derrière et un monsieur courageux qui pousse sur le rivage une charrette – 70 kilos – chargée de boissons fraîches, de glaces et de beignets (nature, aux pommes ou au chocolat).
Comme toujours, les mamans s’affairent et leurs compagnons les regardent, comme dépassés, bras ballants, ou alors ils gonflent un canot, préparent le paddle ou retournent à la voiture parce qu’on y a oublié le seau et la pelle du gamin. Comme toujours, des dames lisent, se baignent, discutent pendant que, sous le parasol, des maris ont l’air de beaucoup s’emmerder. Comme toujours, des garçons éclaboussent des filles, des petits ont une peur panique de la mer, d’autres tellement pas qu’il faut les en sortir de force sinon «ils partiraient jusqu’en Espagne tout seuls, regarde-moi ça». Il y a des un peu plus grands qui creusent et envoient plein de sable sur les serviettes et les sacs avec les trucs à manger, derrière eux, mais personne ne s’en est encore rendu compte. Il y a des jeunes avec un smartphone et un ballon, un papa qui fait un château incroyable, des dos où on n’a pas bien mis la crème solaire et des beignets qui tombent et ça fait un drame.
Elle n’a pas 10 ans. Cet été, elle était la reine d’une plage d’Occitanie.
Elle, elle arrive en fin de matinée. Ses parents étendent trois draps de plage, à peu près au milieu de la crique, puis vont jusqu’au bord des vagues, actionnent leur montre connectée, marchent jusqu’à l’un des fins brise-lames de roc, repartent jusqu’à l’autre – 114 pas plus loin – et puis pareil en sens inverse. Le va-et-vient dure des heures, parfois entrecoupé d’un bref plongeon suivi de quelques minutes sur le drap. Ils marchent côte à côte, parfois en discutant, sinon en silence. Et sur un bon rythme, on dirait un entraînement ou un programme d’entraînement. Peut-être une partie de programme d’entraînement, parce que, lui, c’est une bête, la fonte, il connaît, c’est dessiné sur son corps, où il y a aussi «no fear» tatoué sur un bras large comme nos deux cuisses, et sa compagne est toute élancée, pas un gramme de gras, que du muscle.
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Pendant ces 114 pas aller et 114 retour, et puis encore, et encore, et encore, et encore, pendant ces heures de marche soutenue, le long de l’eau, la petite barbote. Seule. Enfin, elle a sa bouée, un grand cygne blanc, avec le cou qui se dresse fièrement. Elle ne le quitte pas une seconde. Elle s’en sert comme d’un rebord pour scruter le fond, tête immergée, avec son masque et son tuba. Ou elle s’y cramponne, flots jusqu’à la taille, pour se laisser dériver un peu plus vers l’horizon. Ou pour s’imaginer et créer une scène, une histoire, des univers, parce qu’on voit qu’elle se parle, ou qu’elle lui parle, à ce cygne blanc, qu’elle chantonne, qu’elle fait comme si elle chevauchait, ou dansait, ou affrontait des ennemis, ou rencontrait quelqu’un de sympa.
Elle n’est en fait pas seule du tout. Elle a mille mondes avec elle, dont le vrai, puisque, parfois, elle échange quelques mots avec une madame, ou avec deux autres gosses, mais eux ne restent pas aussi longtemps qu’elle dans la mer. Son royaume.
Thierry Fiorilli est journaliste et chroniqueur.
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