Ces nouveaux cafés qui créent du lien (reportage)
Associatifs, multifonction et même itinérants, des cafés modernes émergent en ville comme à la campagne. Avec un objectif commun: créer du lien.
Derrière le comptoir, il y a un étal pour la restauration, un frigo à boissons et produits locaux et le sourire de Gégé. Elle attend une commande et un prénom. «C’est notre nouveau système de service au bar, informe la serveuse. C’est comme chez Starbucks, mais en mieux: ici, on discute réellement avec le client.» Chez Bibi, dans le village namurois de Faulx-les-Tombes, on entre par le jardin. La salle à manger fait office de réception, le salon d’espace de jeux pour les enfants. Cette impression d’être «chez quelqu’un» intrigue et rassure à la fois. Le bistrot, situé en plein centre du patelin, existe depuis 1928. «Les premiers propriétaires ont assez vite développé d’autres projets autour du café: lotto, pompe à essence, réparation de vélo, poste… C’était déjà un établissement multifonctionnel comme on essaie de l’être aujourd’hui.» Ancienne responsable d’asbl «avec un engagement assez fort dans le secteur socioculturel», Colienne Lemaître est la coordinatrice du café depuis sa reprise en 2019. Ici, il n’est pas uniquement question de boire un coup ou de manger un bout. Cercle maman-bébé, cycle “alimentation consciente “, atelier do it yourself de crème pour le visage, dépôt de pain et de fleurs locales… Chez Bibi est un lieu collectif où les activités prospèrent.
Ce n’est plus un café “comme avant”, c’est vrai, mais il faut y venir pour se faire une idée.
Bar et cætera
Selon les chiffres les plus récents de Statbel, l’Office belge de statistique, 20% des bistrots wallons auraient fermé leurs portes entre 2008 et 2017. En avril dernier, le secteur Horeca a même connu 11% de faillites supplémentaires que le mois précédent et les conséquences de la crise du Covid n’ont pas fini de se faire sentir. «En milieu rural, le seul débit de boissons ne suffit plus, estime Colienne Lemaître. D’abord, parce que je ne vois pas comment il est encore possible d’être rentable. Ensuite, parce que dans un bistrot classique, les gens restent entre eux. A l’inverse, lors d’une soirée jeux de société ou un karaoké, les groupes interagissent et, bien souvent, finissent pas s’offrir des tournées. Quand je vois ça, je me sens vraiment utile.» La Falsitombienne a toujours cultivé ce besoin de rassembler. Plus jeune dans les mouvements de jeunesse, plus tard dans les associations qu’elle renforçait «pour aller vers un monde un peu plus respectueux du vivant». Les affichettes vantant les bienfaits des activités en groupe qui colorent le mur du hall de Chez Bibi abondent dans ce sens. Le mantra «Lieu de vie, lieu de lien» revient d’ailleurs à plusieurs reprises. Dehors, dans le jardin, on trouve des tables de brasseur, une balançoire, des guirlandes. C’est simple et joyeux. Et ça plaît à ce client en short et attaché-case. Un habitué de la maison.
«Ce projet est né en même temps que mes jumeaux, mes premiers enfants, raconte la coordinatrice. Tout à coup, je suis devenue une cible marketing en tant que maman et ça m’a convaincue de m’engager davantage socialement et écologiquement. J’ai voulu créer un lieu où l’on pourrait expérimenter des manières de vivre, de consommer, de travailler, de se retrouver en adéquation avec des valeurs d’économie circulaire et de développement durable.» De son propre aveu, Colienne a toutefois un peu sous-estimé le travail de sensibilisation des citoyens: «Face à ce concept novateur, certains se sont montrés méfiants. Ils pensaient que Chez Bibi était pour les bobos. Alors oui, ce n’est plus un café “comme avant”, c’est vrai, mais il faut y venir pour se faire une idée.»
En deux ans d’existence, l’hyperactivité du troquet a vraisemblablement convaincu son petit monde dans le coin… et la Région wallonne, qui a reconnu son statut de lieu essentiel en ruralité, va lui octroyer un subside de 250 000 euros. Un joli coup de pouce pour Colienne, qui s’efforce encore et toujours de trouver l’équilibre entre son bistrot et sa vie privée. «Je fais plus qu’un temps plein sur un projet multidimensionnel: la charge mentale est donc très élevée. Je tiens à faire cohabiter les mondes économique et social, mais je dois aussi veiller à ne pas m’oublier ou m’épuiser.»
Bar en groupe
Du social, il en est également question au P’tit Rustique. Implanté au centre du village de Matagne-la-Petite, dans la commune de Doische, dans le Namurois, cet authentique bistrot de patelin aurait dû disparaître en 2014, faute de repreneurs. D’abord officieusement maintenu sous perfusion par une poignée de potes pour diffuser les matchs des Diables Rouges, il est rapidement passé entre les mains de l’asbl Ça manque pas d’air et sa vingtaine de bénévoles. Du jeudi au lundi, ils se succèdent derrière le zinc à coups de shifts de trois heures pour faire tourner la maison. «L’avantage du volontariat, c’est de multiplier les forces vives et les personnalités différentes, entre les taiseux qui s’occupent des problèmes techniques et ceux qui adorent être dans le rush au comptoir, loue Marie Martinez, secrétaire de l’asbl. Ce n’est pas toujours évident financièrement, mais fonctionner en groupe permet d’organiser plus facilement des journées nettoyage ou bricolage pour remettre le café en ordre quand on a un peu d’argent.» Même en épisode de chaleur, il fait toujours frais au P’tit Rustique grâce aux murs épais de cette ancienne étable. Sur un tabouret, un retraité à queue de cheval demeure implacable, les yeux rivés sur la télé qui diffuse du cyclisme. Tel un automate, il s’anime brusquement à l’arrivée d’un comparse. «Tu pédales par ce temps-là?», envoie-t-il à Roger, un client prolixe et assidu depuis un demi-siècle. «L’ambiance n’a pas changé, affirme ce dernier. Je m’entends avec tout le monde, mais je ne serais pas très utile en tant que bénévole: ça ne sert à rien de boire le bénéfice!»
Sur le poêle vidé, une carte fleurie, un stylo et un mot qui incite à noircir des vœux de rétablissement à destination de “K-100 “, un habitué hospitalisé. Cet après-midi, on prend de ses nouvelles, on parle de chiens aussi, de faits divers locaux ou nationaux. De ceux qui ne sont pas ou plus là. «La première chose, c’est de garder un lieu de vie accueillant, où les gens du coin peuvent venir après le boulot boire une petite bière, décompresser, reprend Marie Martinez. Tout qui rentre au P’tit Rustique ne reste pas longtemps seul. Il y a de la convivialité, de l’écoute, des rires et des pleurs. Les villageois viennent parce qu’ils ont besoin d’avoir du contact et quand on partage ces vies en tant que bénévole, on devient un peu des confidents.»
Le café vit au rythme de sa population – il ouvre parfois à la suite d’un événement impromptu – mais aussi à celui des concerts, organisés toutes les deux semaines sans exception. Une sacrée gageure pour un bled d’environ deux cents habitants, d’autant que les artistes sont uniquement rémunérés au chapeau. «La programmation est bouclée jusqu’en janvier 2024 et j’ai des musiciens sur liste d’attente, se rengorge pourtant la secrétaire. On accepte tout le monde et tous les styles. A côté des habitués, le public change donc à chaque fois selon que c’est du rock ou du punk celtique.» Il arrive même que le P’tit Rustique affrète un minibus pour véhiculer la clientèle sans permis ou moyen de transport. Pour que tout le monde s’y retrouve. «On n’a peut-être pas un concept novateur, mais on apporte du dynamisme, une étincelle de joie, du vivant. On en a besoin en zone rurale.»
Bar à roulettes
Chemise fleurie sur les épaules, chapeau sur la tête et barbe blanche au menton, Fred Dumont récupère des cadavres de bières sur une table ronde. Le quinqua a longtemps été réalisateur. Des documentaires, des fictions, des moyens et longs métrages. Puis il en a eu marre. Il s’est d’abord offert douze ânes pour organiser des randonnées avec des jeunes mandatés par le juge. Aujourd’hui établi à Mormont, en province de Luxembourg, il est cerné par une obsession: «Créer des lieux où l’on peut rencontrer des gens différents qui ne correspondent pas à ce que l’on est», balance-t-il, un couteau à la main pour trancher du fromage local. Depuis un an, Fred s’installe chaque samedi sur la place du village, au milieu d’un marché d’artisans, avec le P’tit Mont, son bar itinérant: une roulotte montée sur un vieux châssis de caravane avec porte et planches de récup’. «C’est un endroit qui permet tout, sans aucune préparation: une jam, une discussion, une rencontre.» Ce samedi matin, l’ancien Diable Rouge Philippe Vande Walle trinque d’ailleurs avec des voisins à peine rencontrés. «Il y a une vraie énergie», sourit Fred, qui compte tracter le P’tit Mont cet été dans tous les villages de la commune d’Erezée qui ne comptent plus de café. «Certains bleds sont encore terriblement isolés, en cul-de-sac ou sans route qui les traverse. Ils sont très peu visités, presque pas desservis et encore moins investis par la culture.» Lui compte dérouler un écran pour projeter des films. «Ce n’est pas la rentabilité qui m’obsède, mais l’envie qu’il se passe des choses. Je crois en l’humanité, en ces liens qui se font tout à coup entre jeunes et vieux, hommes et femmes. Il y a parfois des échecs, des jours où je me demande à quoi sert ce truc à la con. Puis le lendemain, des clients me proposent de les accompagner en vacances.» L’année prochaine, Fred compte léguer son P’tit Mont à trois amis de Mormont. Pour se lancer dans un projet de musée contemporain ambulant. Puis une école de devoirs sur roulettes…
Bar au frais
En ville aussi, certains cafés se réinventent loin des établissements classiques à pils et sous-bocks. A Evere, Plouf propose un service de laverie au milieu de ses tables de brasserie. L’initiative émane de l’asbl Communa pour faciliter l’accès à l’hygiène des personnes précarisées et rendre aux laveries sociales leur rôle de créatrices de liens. Quelques kilomètres plus au sud, à Woluwe-Saint-Lambert, Slot divise son espace entre un bar et un marché. «On y met en avant les producteurs avec une super éthique de travail tout en laissant la possibilité aux clients de goûter les produits frais grâce à notre service de petite restauration.» Laurie Deboelpaep vient du monde de la com. Il y a quelques années, jeune maman, elle s’est mise à la recherche d’un lieu où passer du temps avec son enfant. En vain. «Les cafés bio, c’était sympa, mais ça restait difficile d’engager la conversation avec la table d’à côté.» L’idée d’épicerie-café germe probablement dans son esprit lorsqu’elle se rend sur les marchés où travaille Kevin, son partenaire depuis ses quinze ans. «Je le voyais donner des idées de recettes, parler nourriture, créer tout simplement du lien, s’émerveille la jeune trentenaire. Après avoir fait chacun notre petit bout de chemin professionnel, on a eu envie de se retrouver sur ce point-là aussi.» L’appel à projets de la commune de Woluwe pour une ancienne demeure seigneuriale du XVIe siècle ne leur échappe pas. Leur initiative est retenue, ils passent une année de journées et parfois de nuits à tout rénover, entre une deuxième grossesse puis un bébé. Ils ouvrent Slot fin avril 2023.
D’un côté, fruits et légumes reposent sur des étalages de palettes. De l’autre, cappuccino et eaux aromatisées défilent sur des tables en bois. Le bar/comptoir relie ces deux mondes qu’une cliente, armée de deux artichauts, demande à découvrir «juste» le temps d’un café. Entraîné dans une discussion sur les troubles alimentaires avec une chalande, Kevin coupe ensuite des morceaux de pastèque qu’il fait déguster en terrasse. Comme au marché. «Le Covid a montré la fragilité de l’Horeca, glisse Laurie. Ça a joué dans l’idée de ne pas lancer uniquement un bar. On ne met pas tous les œufs dans le même panier, mais on est ultra investi dans ce que l’on fait: ça ne sert à rien d’ouvrir une petite épicerie juste pour dire.» Dans un futur proche, le couple envisage de lancer un espace «atelier» pour proposer conférences, séances de yoga, soirées d’aromathérapie, etc. D’ici là, il aura certainement recruté de nouveaux employés pour assurer son service du mardi au dimanche. «On est une équipe de onze, mais Kevin et moi avons toujours un rythme effréné: il ne voit plus les enfants pour le moment. C’est un énorme sacrifice. Parce que c’est le début, mais aussi parce qu’on aime ce projet et que l’on croit en son utilité.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici