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Ces jeunes qui rejettent l’alcool : « Je suis parfois vue comme la rabat-joie » (enquête)

Portée par une génération Z alertée par les dangers des assuétudes et décidée à savourer autrement, la tendance zéro alcool fait des émules.

L’idée de boire en quantité, jusqu’à se rendre malade, pour planer juste l’espace d’un moment, très peu pour elle. Odile est abstinente. Elle n’a jamais bu une goutte d’alcool. Une décision prise durant l’enfance, tandis que sa maman souffrait d’éthylisme.

«Elle a failli en mourir, précise la jeune fille. L’alcool est exactement comme une drogue, sauf qu’on peut le trouver partout, ce qui rend difficile de s’en débarrasser. Alors autant ne pas commencer.» Lors des réunions de son mouvement de jeunesse ou en sortie avec ses potes, Odile est donc abonnée à l’eau pétillante. Sans regret.

Moins d’alcool en secondaire

«Les bières 0% ont le même goût que les autres, je ne veux pas être tentée», assure cette photographe de soirée qui préfère «garder le contrôle» et dit «ne pas avoir besoin de modifier [son] état pour [s]’amuser.» Odile, 17 ans, fait partie de la Génération Z, celle-là même qui surfe sur la vague des sober curious, les «curieux de la sobriété», qui privilégient la consommation raisonnée d’alcool au détriment du binge drinking, l’alcoolisation ponctuelle importante dans un délai très court.

Un comportement en vogue puisque, selon une enquête récente menée par l’Ecole de santé publique de l’ULB, «seuls» 14,4% des élèves du secondaire en Fédération Wallonie-Bruxelles disent consommer de l’alcool au moins une fois par semaine… contre 23,3% en 2010 et même 46,8% en 1986.

Le marché du sans alcool est sorti de la bulle des sportifs, femmes enceintes et diabétiques. Il est devenu grand public.

Questionner, pas culpabiliser

Peut-être plus encore que ses prédécesseures, la Génération Z semble consciente des dangers liés à l’alcool et est préoccupée par des concepts tels que l’hygiène de vie, la santé mentale et publique et l’addiction. La masse d’informations à ce sujet reste cependant floue aux yeux de Sarah de Jong. En mai 2023, cette psychologue a ouvert le compte Instagram «S comme Sobriété» pour partager des histoires vraies de relations délicates entre des jeunes et l’alcool avant d’apporter des éléments d’information ou d’action.

«Bien souvent, ce que l’on reçoit est difficilement compréhensible, accessible ou est culpabilisant, estime la trentenaire. Ce compte ne s’inscrit pas forcément dans une dynamique de sobriété ferme, mais il permet d’interroger la relation à la boisson, de remettre en question le statut de l’alcool dans la société.»

Xavier Mottin est le propriétaire du Losmoz, à Liège, qui serait à ce jour le seul troquet de Wallonie à ne pas vendre une seule goutte d’alcool.
Xavier Mottin est le propriétaire du Losmoz, à Liège, qui serait à ce jour le seul troquet de Wallonie à ne pas vendre une seule goutte d’alcool. © emilien hofman

« L’alcool est toujours valorisé »

Sarah de Jong sait de quoi elle parle. Etudiante en psycho à l’ULB dans les années 2010, elle succombe à une habitude de consommation quotidienne qui la poursuit une fois diplômée, lorsqu’elle continue à se mettre dans des situations dangereuses en soirée puis à accumuler les gueules de bois au boulot.

Lorsqu’elle prend conscience de sa dépendance à la boisson, elle décide de s’imposer une année d’abstinence. «Je me suis sentie très seule, j’avais l’impression que personne ne s’intéressait à la thématique, je voyais l’alcool accessible partout et toujours valorisé. Heureusement, quand j’ai lancé S comme Sobriété, je me suis rendu compte que d’autres se questionnaient. On a partagé nos expériences.»

Des alternatives aux AA

Outre son job actuel dans la recherche scientifique et sa formation en alcoologie, Sarah envisage aujourd’hui de créer des espaces de discussion «en présentiel» où elle se muerait en interlocutrice privilégiée pour susciter des introspections.

«J’aimerais m’inspirer du Sober Club, un projet canadien destiné aux jeunes, qui propose à la fois des moments de conversation et des activités qui n’ont rien à voir avec la consommation. Cela permet de recréer du lien, une réflexion commune et de sortir un peu des rassemblements type Alcooliques anonymes où l’on reste en cercle, et dans une attitude plutôt passive.»

Le seul bar sans alcool

En amont de la discrète rue Souverain Pont, dans le centre de Liège, Losmoz annonce d’emblée la couleur sur un panneau à lettres amovibles: «Bar sans alcool». En ce début d’après-midi pluvieux, Xavier Mottin décapsule un soda pour son premier client.

«Je suis alcoolique et j’ai lancé ce projet à l’époque où je commençais à arrêter de boire, confie d’emblée le taciturne propriétaire du bar, tatouage d’une bouteille brisée sur le front. Je n’ai pas mis d’alcool à la carte avant tout pour éviter d’y regoûter, mais je ne voulais pas d’un bar à jus ou un salon de thé: j’avais envie de garder des saveurs qui rappellent le gin, le rhum ou le whisky.»

Le Liégeois propose donc, entre autres, du Botaniets, un spiritueux composé de plantes made in Belgium. Passionné de trail, le Bruxellois Alexandre Hauben a créé ce gin sans alcool en 2018 alors qu’il cherchait à réduire sa consommation d’alcool en vue des compétitions. Il s’est même inspiré des recherches d’un aïeul botaniste pour développer son processus de triple distillation.

Ouvrir le marché

Aujourd’hui, son entreprise Niets revendique dix mille clients parmi lesquels des établissements recommandés par le Gault&Millau. «Tous les six mois, on ressent dans les chiffres une évolution de l’envie de moins boire, de “switcher”, de déguster quelque chose de sympa mais sans alcool, confirme Alexandre Hauben. Le marché du sans alcool est complètement sorti de la bulle des sportifs professionnels, femmes enceintes et diabétiques et est devenu grand public.»

La tendance à la sobriété est toutefois freinée par l’accessibilité au produit. Comme tout va très vite, les distributeurs et restaurateurs n’ont pas encore forcément adapté leur carte. Losmoz serait d’ailleurs, à ce jour, le seul troquet de Wallonie à ne pas commercialiser une seule goutte d’éthanol.

« Pas encore prêts »

«La clientèle est constituée de pas mal d’alcooliques abstinents, mais surtout de gens qui ne boivent simplement pas ou apprécient un environnement sobre», analyse le tenancier, passablement surpris que son concept ne connaisse pas de réussite plus tangible.

«Beaucoup ne sont pas encore prêts, pense-t-il. Depuis tout petit, on voit tout le monde “crucher” autour de soi et on est regardé bizarrement dès que l’on refuse un verre.» Si les mésaventures sont rares, Xavier Mottin a pourtant vu un couple – déjà chargé – quitter les lieux sans délai face à l’absence d’alcool sur sa carte, ou un type borné au point de se persuader que ce choix ne pouvait résulter que d’un problème judiciaire…

Pour le propriétaire, c’est pourtant clair: «Ce genre d’endroit peut aider certains à constater qu’ils ont un problème avec l’alcool et plus généralement à le sortir définitivement des sujets tabou

La psychologue Sarah de Jong a initié le compte Instagram «S comme Sobriété».
La psychologue Sarah de Jong a initié le compte Instagram «S comme Sobriété». © National

Pression sociale en berne

A Louvain-la-Neuve, entre le centre-ville et le lac, l’Adèle occupe une place stratégique. Le Cercle de droit est une sorte de lieu de fête incontournable où Margaux a l’habitude de se rendre deux à trois fois par semaine.

«Il y a deux ans, j’y buvais beaucoup, se souvient l’actuelle étudiante en logopédie. Avec le temps, j’ai pris conscience de plusieurs effets désagréables du lendemain comme l’absence de souvenirs ou le manque d’attention en cours. J’ai décidé de réduire.»

Aujourd’hui, elle est même «déléguée guindaille», soit cette source sûre qui veille sur les autres en soirée pour les inviter à réduire la cadence ou à rentrer se coucher quand la limite est dépassée. «Je suis parfois vue comme la rabat-joie quand j’essaie d’apporter des idées comme l’installation d’un camelbak rempli d’eau à la sortie du cercle, mais les résultats sont positifs. J’ai l’impression que la plupart des étudiants adoptent les bons réflexes. La consommation d’eau, il y a quelques années, ç’aurait été impossible à faire accepter!»

« L’alcool a un statut culturel »

Quand elle se penche sur les raisons qui mènent la Gen Z à modérer sa consommation d’alcool, la psychologue Sarah de Jong ôte un temps sa casquette scientifique. «Là où les millennials profitaient plutôt de leur jeunesse dorée et insouciante, ces jeunes sont engagés fort tôt dans les questions de politique, de société ou d’écologie. La consommation a peut-être moins d’intérêt quand on cherche à changer le monde.»

La société de demain pourrait-elle faire vaciller le sacro-saint pilier de l’alcool et lui faire prendre le même chemin que le tabac, passé du statut de star à celui de pestiféré? Damien Favresse en doute. «L’alcool a un statut culturel, il est partagé au sein même des familles dans une sorte de rite alors que le tabac reste caché», glisse le sociologue et coordinateur du CBPS, le Centre bruxellois de la promotion de la santé.

La Gen Z plus que les quinquas

Si le spécialiste précise que les évolutions statistiques du sans alcool doivent être prises avec des pincettes – «Il peut y avoir des écarts individuels très importants: on n’a par exemple jamais à la fois aussi bien et mal mangé qu’à l’heure actuelle» –, il sent tout de même que l’incitation sociale à la consommation est en train de faiblir.

«Les plus jeunes s’inscrivent dans une logique de réduction des risques, reprend Damien Favresse. Les campagnes Bob leur parlent plus qu’aux quinquas, par exemple, qui conservent leurs habitudes de boisson.» Quant à ce besoin humain de se détendre, ou même d’atteindre un état second, le sociologue estime que la Gen Z l’entretient grâce à d’autres activités liées au bien-être comme le yoga et la méditation. Ou la photo de soirée.

14,4%

des élèves du secondaire en Fédération Wallonie- Bruxelles disent consommer de l’alcool au moins une fois par semaine. Ils étaient 46,8% en 1986.

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