«Ce groupe, je ne pouvais plus le voir»: comment WhatsApp provoque des «désunions de famille»
Pour se rassembler et se donner des nouvelles, les groupes familiaux virtuels de discussion ont la cote, notamment sur WhatsApp. Créés pour souder, ces espaces finissent parfois par abîmer les liens humains.
17h12: «Aurélie a quitté le groupe». 17h16: «Quoi, on n’aime plus sa famille?»
C’était d’abord pour organiser Noël, ou les 60 ans d’une tante. Ainsi était né ce groupe «Family», qui a finalement survécu à la fête. Depuis, les sujets de discussion y partent dans tous les sens, chacun y intervenant dans son style et répondant avec sa propre assiduité. Aujourd’hui, rares sont les familles qui ne partagent pas au moins un espace collectif numérique de messagerie. WhatsApp, troisième réseau social le plus utilisé dans le monde, constitue le premier choix. De quoi se donner des nouvelles, organiser des entrevues. Mais aussi lasser ou crisper plus d’un de ses membres: devant la profusion de messages, d’images anodines et de clips vocaux à rallonge, beaucoup balaient les notifications et laissent les messages s’amonceler. Avec le risque de vexer ceux qui attendent une réponse, un pouce levé ou un cœur, et de causer du tort d’un genre récent au tissu familial.
« Ça me laisse un sentiment de vide et je peux ressasser ça toute une journée, en fixant les mêmes messages et les mêmes silences sur mon écran.»
Christine
«Ce qui m’attriste, c’est que les réactions viennent toujours des mêmes, de ceux qu’on voit le plus. Ceux qu’on aimerait avoir plus souvent près de nous voient sans répondre ou ne semblent même plus ouvrir la conversation. Ça me laisse un sentiment de vide et je peux ressasser ça toute une journée, en fixant les mêmes messages et les mêmes silences sur mon écran.» Christine D. est la plus active du groupe qu’elle partage avec ses enfants et petits-enfants. L’un d’eux, qui a fini par s’en retirer, réagit: «Ce groupe, je ne pouvais plus le voir. C’est comme si tout ce qui pouvait être irritant lors d’une réunion de famille s’amplifiait, s’insinuait dans chaque instant dans ma vie privée sans jamais pouvoir faire de pause. Le plus crispant, c’est cette intrusion que génère le “vu”, qui alimente l’impatience de ceux qui réclament une réaction rapide. Je n’ai pas besoin qu’une réponse que je donne soit systématiquement exposée à une dizaine de personnes. Tout le monde a mon numéro de téléphone, c’est bien mieux quand on s’appelle. Pour moi, ce genre de discussion fonctionne seulement entre amis pas trop nombreux. En famille, ça donne l’illusion qu’on se parle davantage alors qu’on a juste détérioré nos échanges.»
L’alibi du groupe famille sur WhatsApp
Si l’impact des discussions familiales virtuelles dépend toujours de l’utilisation qui en est faite, Nadia Ramsis, psychologue systémique, formatrice à l’ULB et spécialiste des questions familiales, confirme que ces espaces peuvent causer beaucoup de tort aux familles. «Des tensions apparaissent ou s’aggravent et les gens se voient moins. Comme le temps s’accélère, WhatsApp est l’alibi tout trouvé pour faire l’économie d’une visite chez l’un ou chez l’autre, tout en se déculpabilisant avec l’envoi d’un “Comment ça va?” doublé d’une photo. Ce qui est à l’œuvre, c’est une hausse artificielle de la quantité de contenus échangés, rarement utiles et profonds, au détriment de la qualité des relations.»
Pour la spécialiste, l’épreuve du temps se révèle la plus critique. Plus un groupe dure, moins de membres y interviennent, plus l’étiolement des relations menace le tissu familial. «Ponctuellement, c’est souvent bénéfique, mais la lassitude et les frustrations arrivent vite.» Nadia Ramsis décrit un pic de création de groupes familiaux lors de la pandémie de Covid. L’intention, souvent initiée par les plus jeunes, était alors de rassembler et de ritualiser une vie de famille. «Depuis lors, on assiste dans ces conversations à des mises en scène de la vie de chacun. Mais très vite, un fossé se creuse entre ceux qui sont prompts à montrer leur vie et qui se sentent ainsi engagés dans la famille, et ceux que ces pratiques repoussent ou gênent, donnant aux autres et à eux-mêmes un sentiment de désengagement familial. L’espoir de rapprocher la famille se traduit ainsi souvent en détérioration des relations, parfois jusqu’à des éloignements durables.»
«Je sais que notre groupe WhatsApp famille captive ma mère, elle aimerait qu’on y discute tout le temps. Mais pour d’autres, dont je fais partie, c’est un énième groupe un peu impersonnel qui est venu s’ajouter à une longue liste. Je n’ai pas envie de passer mon temps à ça», s’énerve le fils de Christine. Céline Liétard, psychologue clinicienne et thérapeute familiale, souligne le risque de frustration lié à des attentes trop élevées que certains membres placent en ces espaces virtuels. «L’erreur classique consiste à croire qu’ils remplaceront les autres formes de communication, que tout ce que l’on veut se dire en famille pourra y trouver un canal unique. Mais en raison du nombre de membres et des différences de codes entre les générations, tout message ne trouve pas forcément sa place. Il vaut mieux que la messagerie en groupe ne fasse pas disparaître les appels ou les échanges plus restreints», avise-t-elle.
Nadia Ramsis parle d’un phénomène sociétal d’ampleur, où le virtuel gomme progressivement les spécificités de la structure familiale en la fragilisant. «Je vois beaucoup de rivalités exacerbées, d’isolement et de malentendus qui donnent lieu à des conflits durables et latents.»
Un groupe WhatsApp « famille » peut aussi amplifier des sentiments de rejet. «J’ai rencontré une famille nombreuse au sein de laquelle des tensions étaient survenues quand une personne s’est rendu compte qu’un groupe existait sans qu’elle y soit incluse, se souvient Céline Liétard. Et il ne s’agissait pas d’un anniversaire surprise, simplement d’un événement auquel elle n’avait pas été invitée. »
Pour les deux spécialistes, la meilleure parade consiste à ne pas ralentir la fréquence de rassemblements physiques. Céline Liétard invite de son côté les adeptes des conversations groupées à assigner des objectifs clairs lors de la création d’une discussion, en convenant de la nature de ce qui s’y relaiera.
Gaëtan Spinhayer
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici