Carol Gilligan: «Les femmes disent “Je ne sais pas” alors qu’elles savent très bien»

Après Une voix différente, ouvrage subversif devenu best-seller, Carol Gilligan revient un peu plus de 40 ans plus tard avec un nouvel essai, Une voix humaine. Les femmes, l’éthique du soin («care») et l’écoute y ont toujours autant leur place.

L’écoute est sa grande affaire. Dès 1982, Carol Gilligan s’est affirmée comme la psychologue et philosophe de l’écoute par excellence; celle des femmes en particulier. Quatre décennies avant MeToo –dont elle serait, selon ses plus enthousiastes lecteurs, l’initiatrice bien avant l’heure–, cette professeure à la prestigieuse université Harvard a cru les femmes et documenté leur parole. Dans Une voix différente, best-seller mondial, elle reprochait aux oligarques de la psychanalyse et de la psychologie –Sigmund Freud et Jean Piaget en particulier– d’ériger la morale des hommes comme la norme. Par opposition, Carol Gilligan y faisait vivre la parole des femmes et initiait l’éthique du «care». Captivant, l’ouvrage a introduit des générations entières au souci de l’autre, à l’empathie, à l’intelligence émotionnelle et à la sollicitude.

C’est avec bonheur qu’on se coule aujourd’hui dans Une voix humaine, prolongement d’Une voix différente, dans lequel Carol Gilligan n’a rien perdu de sa faculté à empêcher de penser en rond.

Dans ce nouveau livre, vous rappelez la réception compliquée et les écueils rencontrés lors de la publication de Une voix différente dans les années 1980. En quoi cet essai était-il, comme vous l’écrivez, un «élément perturbateur» à l’époque?

L’aspect le plus subversif de mes premiers travaux fut, je pense, de soutenir que les théories du développement psychologique et moral ont exclu les femmes. J’y proposais de savoir qui parle (et à qui) et qui ne parle pas, qui n’est pas écouté et entendu. Ma découverte –car c’en était une– fut que les femmes n’avaient pas été écoutées ou incluses dans les études sur le développement humain. Cette idée est aujourd’hui largement partagée, solidement documentée et donc admise. Mais à l’époque, il était subversif de l’affirmer. Cette découverte m’a amenée à m’interroger sur ce qu’on manquait en faisant taire la voix des femmes. Je me suis également demandé comment on pouvait remédier à cela en les écoutant. C’est en écoutant les femmes que j’ai entendu une façon de parler de soi, de la moralité et des relations qui différait de la voix de la théorie psychologique. Ce qui était subversif, c’est que cette voix a changé la voix de la psychologie en donnant la parole à des aspects de l’expérience humaine qui, pour la plupart, étaient restés inexprimés ou invisibles. Pour le dire simplement, mon travail a brisé un silence.

Au cœur d’Une voix humaine, on retrouve la désormais célèbre notion de «care». Celle-ci fait aujourd’hui l’objet de plusieurs acceptions et interprétations. Comment la définissez-vous?

Quand je pense au soin, au care, je pense à la différence entre être prudent et être négligent. Prendre soin, être prudent plutôt qu’insouciant, signifie faire attention, écouter, être curieux, connaître les gens et leur expérience afin de pouvoir discerner comment réagir avec prudence plutôt qu’avec négligence. Cela signifie être présent, en relation avec soi-même et avec les autres. La philosophe française Sandra Laugier qualifie l’éthique du care de «paradigme de l’attention». A mesure que nous en savons plus sur le traumatisme, nous sommes devenus plus conscients des coûts humains de l’insouciance. Il en va de même pour le réchauffement climatique et les armes nucléaires. L’absence d’attention est potentiellement catastrophique. La question devient alors de savoir ce qui interfère ou entrave notre capacité à nous soucier des autres.

D’aucuns estiment qu’il est anachronique, voire contre-productif, de promouvoir des affects du «care» tels que l’empathie ou l’intelligence émotionnelle dans un monde incertain, de plus en plus violent, brutalement concurrentiel…

Je pense, au contraire, que l’empathie et l’intelligence émotionnelle deviennent encore plus essentielles dans un tel monde. Car nous sommes des êtres réactifs et relationnels, nés avec une voix –avec la capacité de communiquer notre expérience– et avec le désir de vivre non pas seuls mais en relation avec les autres. Il existe aujourd’hui un consensus de plus en plus grand dans les sciences humaines sur le fait que l’empathie est une capacité humaine ancestrale et que la coopération fut la clé de notre survie en tant qu’espèce. Plutôt que de se demander comment nous devenons empathiques envers les autres et comment nous acquérons notre intelligence émotionnelle, la question devient: comment perdons-nous ces capacités humaines vitales? La voix est l’alternative à la violence. Et comme l’observe un enfant dans l’une des études de Piaget, la vengeance n’a pas de fin.

Dans la mesure où l’éthique du care promeut l’empathie et l’intelligence émotionnelle, on lui reproche de négliger la raison. Pensez-vous que l’opposition binaire classique entre raison et émotion est intelligible?

Plusieurs études en neurosciences ont clairement démontré que notre système nerveux est construit de telle façon qu’il relie la raison et l’émotion. Leur séparation, plutôt que de signifier la rationalité, est donc une manifestation d’une lésion cérébrale ou d’un traumatisme. Elle laisse intacte la capacité à résoudre des énigmes logiques, mais interfère avec notre capacité à explorer le monde social humain. Comme l’écrit le neuroscientifique António Damásio, c’est dans notre corps et nos émotions que nous enregistrons notre expérience d’instant en instant, captant la musique ou le «sentiment de ce qui se passe», qui joue ensuite dans notre esprit et nos pensées. Lorsque la raison est séparée de l’émotion, lorsque l’esprit est coupé du corps, nous pouvons nous perdre dans nos pensées. Nous perdons le contact avec la voix de l’expérience et pouvons devenir captifs de la voix d’une fausse autorité.

«La voix humaine est une voix de résistance. Et l’éthique du soin une éthique de libération.»

Qu’est-ce qui vous a amené à vouloir prolonger, 40 ans plus tard, votre best-seller Une voix différente?

Au cours des 40 années qui ont suivi la parution d’Une voix différente, mes recherches, comme celles d’autres, ont clairement montré que la «voix différente», à savoir la voix de l’éthique du soin, initialement entendue comme une voix exclusivement «féminine», est en fait une voix humaine. La caractéristique principale de cette voix est qu’elle diffère de la voix patriarcale qui établit des hiérarchies de genre. Là où le patriarcat est en vigueur, aujourd’hui encore, la voix humaine est une voix de résistance. Et l’éthique du soin une éthique de libération. J’ai écrit Une voix humaine pour éclairer et explorer cette interaction entre le politique et le psychologique. Pendant une dizaine d’années, j’ai étudié, d’une part, le développement des filles, et d’autre part celui des garçons; il m’est vite apparu comment nous nous retrouvons dans des situations délicates et difficiles associées au genre. Mais nous pouvons nous en sortir, c’est-à-dire que nous pouvons récupérer des aspects de notre humanité.

Pourquoi assimiler l’éthique du care et la «voix différente» à une «voix féminine» est-elle une interprétation erronée?

Le problème dans le fait d’entendre la voix de l’éthique du «care» comme une «voix féminine» est que le care et l’attention finissent par être compris comme un travail de femme, ou quelque chose que les femmes font ou devraient idéalement faire. Dans une société ou une culture patriarcale, où le masculin prime sur le féminin (la raison sur l’émotion), l’éthique du care devient un «devoir facultatif», c’est-à-dire non obligatoire (sauf pour les femmes). Limiter une voix du care à une voix «féminine» dans un contexte patriarcal, c’est à la fois idéaliser le care et l’attention, et voir l’attention comme le travail des anges, et le dévaloriser. Ainsi, le travail de care est généralement sous-payé et tenu pour acquis, et la plus grande partie de celui-ci est effectuée par des femmes –souvent des femmes de couleur.

Dans vos études, vous avez constaté que les femmes abordent les questions morales différemment. De quelle manière?

Ce que je dis, c’est qu’en écoutant les femmes, et plus particulièrement celles qui choisissaient de poursuivre ou d’interrompre une grossesse, j’ai entendu une façon de parler de soi et de la moralité qui différait de la voix de la théorie psychologique et morale. Je n’écrivais pas sur toutes les femmes, mais sur l’importance d’écouter les femmes. Etant donné qu’elles assument une grande partie du travail de soin, il est logique qu’elles sachent quelque chose sur le soin et l’attention et sur ce que ça implique de prendre soin de quelqu’un, y compris de soi-même.

Dans Une voix différente, vous écriviez que toutes les femmes ont un savoir et des pensées qu’elles étouffent sans cesse. Elles disent souvent «je ne sais pas». Est-ce toujours le cas aujourd’hui?

Dans un monde où la conversation humaine est en grande partie une conversation entre hommes (pour la plupart des hommes blancs privilégiés), il n’est guère surprenant que les femmes puissent avoir du mal à dire ce qu’elles pensent et ressentent vraiment, ou ce qu’elles savent sur la base de leur expérience. Après la publication d’Une voix différente, mon équipe de recherche et moi avons passé dix ans à écouter des filles. Au cours de ces entretiens, nous avons été frappés par le nombre de fois où les adolescentes disent «je ne sais pas» alors qu’en fait, elles savent très bien. Comme si l’injonction «ne fais pas ça!» s’interposait entre «je» et «sais» au moment où les filles deviennent de jeunes femmes. Ainsi, plutôt que de dire ce qu’elles pensaient ou ressentaient réellement, elles exprimaient ce que les autres voulaient qu’elles pensent, ressentent et sachent. Au début de mes recherches, alors que je demandais aux gens de réagir aux dilemmes moraux que les psychologues utilisent pour mesurer le développement moral, une femme m’a demandé: «Voulez-vous savoir ce que je pense? Ou ce que je pense vraiment?» Elle me communiquait qu’elle avait appris à penser d’une manière différente de la façon dont elle pensait réellement.

Le point de départ de votre étude est une enquête menée auprès de plusieurs femmes sur la décision d’avorter. Cette question vous semble-t-elle d’actualité aujourd’hui?

Elle est encore plus pertinente aujourd’hui, notamment aux Etats-Unis où la Cour suprême a annulé la décision de 1973 dans l’affaire Roe v. Wade. Cette décision stipulait que les femmes ont une voix légitime et un pouvoir moral lorsqu’il s’agit de décider de poursuivre ou d’interrompre une grossesse. Or, aux Etats-Unis, depuis 2022, à la suite de la décision de la Cour dans l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, il appartient aux Etats de décider si une femme a le droit de s’exprimer et de prendre des décisions morales si elle tombe enceinte. L’étude que j’ai menée dans les années 1970 à la suite de l’affaire Roe v. Wade, où j’ai écouté les femmes parler de cette décision et de ce qu’elles considéraient comme une question morale, est encore plus pertinente aujourd’hui. Dans de nombreux Etats américains, lorsqu’une femme ou une fille tombe enceinte, y compris à la suite d’un viol ou d’un inceste, un mur de silence se construit autour d’elle. Comme si sa voix n’avait aucune importance.

«Il faut une sorte d’écoute radicale pour entendre la voix d’une femme qui s’est tue.»

La notion d’écoute est au cœur de votre démarche. A cet égard, on vous présente comme la précurseure, plusieurs décennies plus tard, du mouvement MeToo…

Ecouter les femmes devient en soi un acte radical dans une société ou une culture reposant sur le silence des femmes. Comme le patriarcat n’est pas un système naturel pour la société humaine, comme le soulignent aujourd’hui les anthropologues (je songe, entre autres, aux travaux de l’anthropologue Sarah Blaffer Hrdy et du primatologue Frans de Waal), il maintient sa survie par la violence des hommes. C’est ainsi également qu’il maintient sa hiérarchie de privilèges et de pouvoir masculins. Pour être aimées, incluses ou réussir, les femmes apprennent à ne pas dire ce qu’elles pensent, ressentent et savent réellement sur la base de leur expérience, mais à dire ce que les autres veulent qu’elles pensent, ressentent et sachent.

En quoi cela est lié au mouvement MeToo?

Le lien est direct. Prenons un exemple. Je pense à ce poème narratif de Virginia Woolf, L’Ange de la maison. Elle a déclaré qu’elle y était «totalement altruiste», c’est-à-dire qu’elle parlait pour les autres, jamais pour elle-même, agissant comme si elle n’avait pas sa propre voix. Il faut une sorte d’écoute radicale pour entendre la voix d’une femme qui s’est tue, et l’écoute radicale est la méthode de mes recherches. Le mouvement MeToo a montré à quel point il est radical qu’une femme qui parle de son expérience soit rejointe par d’autres femmes qui disent «moi aussi» –ce qui vous est arrivé m’est arrivé, ce n’était pas seulement vous. Nous avons découvert à quel point tout dépend du fait que les femmes ne sont pas écoutées ou prises au sérieux.

Vous faites remarquer que les femmes sont aujourd’hui «supplantées par la voix des jeunes filles qui résistaient à une voix chargée d’une autorité patriarcale». Vous citez notamment l’activiste Greta Thunberg et Darnella Frazier, qui a filmé le meurtre de George Floyd. Que vous inspire ce changement?

Je dirais que dans mon travail, les femmes ont été rejointes par les filles. Mes recherches sur les filles ont comblé ce qui manquait dans l’histoire psychologique. Plutôt que de comparer les femmes aux hommes, j’ai associé les femmes à l’histoire des filles. Ça s’est avéré révélateur, car en écoutant les filles, mes collègues et moi avons entendu une voix que nous reconnaissions, une voix à la fois familière et surprenante. La voix franche et sans peur des jeunes filles était une voix que nous connaissions et que nous avions oubliée. Il est intéressant de remarquer combien de romans écrits par des femmes commencent par une fille de 10 ou 11 ans, car c’est la voix honnête et franche qu’une autrice doit retrouver si elle veut devenir écrivaine.

Auxquels pensez-vous?

Je pense, par exemple, à Jane Eyre, âgée de 10 ans au début du roman de Charlotte Brontë, à Claudia qui a 10 ans dans L’Œil le plus bleu de Toni Morrison, et à Tambu dans le roman d’apprentissage de Tsi Tsi Dangarembga, Nervous Conditions. Il existe de très nombreux exemples qui remontent à Euripide et à ses pièces sur Iphigénie, la fille d’Agamemnon. Dans mon nouveau livre, j’écris sur Greta Thunberg et Darnella Frazier, deux adolescentes dont les voix ont eu un effet démesuré. La grève pour le climat de Greta –uniquement grâce à sa pancarte manuscrite devant le Parlement suédois– a déclenché la plus grande manifestation mondiale pour le climat jusqu’à cette époque. De toutes les personnes qui ont assisté au meurtre de George Floyd, par le policier blanc Derek Chauvin, l’adolescente Darnella Frazier a été la seule à sortir son téléphone portable, à déclencher la caméra et à enregistrer l’événement dans son intégralité. Son film a ensuite fourni les preuves qui ont conduit à la condamnation du policier.

La psychologue souligne l’effet de la voix franche et sans peur des jeunes filles comme Darnella Frazier, la seule à avoir osé enregistrer le meurtre de George Floyd. © REUTERS

Pourquoi insistez-vous sur le fait qu’elles sont des adolescentes?

Mes études sur les filles m’ont amenée à penser que les femmes devraient passer une partie de l’année avec des jeunes, car c’est comme une expérience proustienne: entendre leurs voix franches a ouvert un vaste réservoir de souvenirs et a amené les femmes à se demander «qu’est-il arrivé à cette voix?». La voix qui dit ce que je ressens, ce que je pense et sais vraiment? Comme l’a dit Darnella, si elle n’avait pas enregistré ce qu’elle a vu, personne ne l’aurait crue.

En parlant de Greta Thunberg, vous soutenez que l’éthique du «care» peut nourrir la question écologique et environnementale. Comment?

Si nous ne commençons pas collectivement à nous soucier davantage de l’environnement et à agir, la planète pourrait devenir inhabitable pour les humains. Ce que je dis là est une évidence. Le manque de respect pour l’écologie et l’environnement devient insoutenable. Je pense que l’éthique du soin est au cœur du mouvement environnemental et qu’elle doit être vue et entendue pour ce qu’elle est: non pas une éthique féminine, mais une clé de la survie humaine. Le care est un guide pour prévenir les blessures morales qui signifient la trahison de ce qui est juste. Il est devenu urgent que nous prenions mieux soin de nous-mêmes et de notre environnement.

On reproche parfois au courant féministe auquel vous appartenez de verser dans l’«identitarisme» et d’utiliser une grille d’analyse identitaire avec le mot «race». Par exemple, dans le livre, vous parlez des femmes blanches qui votent Trump, et des femmes noires qui votent Biden…

J’ai été choquée par le nombre de femmes blanches qui ont voté pour Trump, 51% en 2016 et 53% en 2020, alors que plus de 90% des femmes noires ont voté pour Clinton en 2016 et Biden en 2020. Ainsi, comme je l’écris, on ne peut pas parler des voix des femmes sans parler également de race. Il y a des femmes noires dans Une voix différente –on peut les entendre si on écoute attentivement. Et les filles de couleur sont parmi les plus éloquentes dans Meeting at the Crossroads, mon livre de 1992 écrit avec Lyn Mikel Brown, qui fut l’un des livres de l’année du New York Times. Le genre affecte l’expérience des gens, tout comme la race et la classe, et leurs effets se croisent; ce à quoi on peut également ajouter la sexualité. Tout cela provoque des marqueurs d’oppression qui s’influencent les uns les autres. C’est vrai. Pour un psychologue, c’est une bonne question: pourquoi la «race» et aussi la classe peuvent-elles prendre le pas sur le genre?

© DR

Bio express

1936
Naissance, à New York.
1964
Docteure en psychologie sociale à l’université Harvard.
1970
Professeure à l’université Harvard.
1982
Publie son ouvrage majeur, In a Different Voice (Une voix différente, Flammarion,1986 pour la version française).
2002
Professeure à l’université de New York.
2019
Publie, avec sa collègue Naomi Snider, Pourquoi le patriarcat? (Flammarion).

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