Les «marches des salopes» contre le viol permettent aux femmes de dépasser la positions dégradante qu’on leur impose. © GETTY IMAGES

«Bitch», «gouine», «pédé»: quand les insultes deviennent des étendards

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

L’essentiel

• Certaines insultes deviennent des étendards pour les minorités concernées, qui se les réapproprient.

• Le «retournement du stigmate» est une tactique militante qui consiste à revendiquer l’insulte adressée pour en faire une identité positive.

• Des exemples historiques incluent le mouvement de la négritude et la réappropriation du terme «nègre» par des poètes comme Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire.

• Dans les années 1980-1990, des groupes militants et des associations féministes ont également récupéré des insultes sexistes comme «salope» et «bitch» pour en faire des symboles d’empowerment.

• Le retournement du stigmate permet aux minorités de se constituer en groupes de résistance et de faire bloc face aux violences verbales.

Certaines insultes sont des outils d’empowerment pour les minorités concernées, qui se les sont réappropriées. Une tactique militante qui fait de l’injure un étendard de fierté politique. Une sorte de retour à l’envoyeur.

«Pédé», «fiotte», «tapette», «enculé»… La première fois qu’il a entendu ces insultes, Lucas était en 5e primaire. C’était à l’école. Il ignorait ce qu’elles voulaient dire, ignorait qu’on pouvait l’être et ignorait alors qu’il l’était, homosexuel. «Pourtant, j’ai tout de suite compris qu’il valait mieux ne pas l’être, que c’était mal, sale», affirme le trentenaire. Du haut de ses 10 ans, le garçonnet a vite saisi que ce mot, «pédé», n’était pas une description (un performatif, selon les linguistes) mais, au contraire, une accusation, un affront. L’insulte aussi homophobe que sexiste vise en effet l’homme qui est efféminé, qui «déchoit», qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel. Elle devient offensante parce qu’elle attribue à l’homme des qualificatifs prétendument féminins, considérés comme forcément dénigrants. Son but est d’exclure, d’humilier, de faire taire et de placer l’autre dans un rôle passif, non viril. Enfin, elle stigmatise ce que la société estime comme socialement ou moralement inacceptable.

A présent, Lucas assume, affirme sans honte son homosexualité. Mais rien ne l’agace plus que l’incompréhension de ses proches hétérosexuels quand il leur explique que, non, tout le monde ne peut pas l’appeler «pédé». Pourquoi ce lexique lui serait-il réservé? Pourquoi lui, au fond, peut-il se dire «pédé», et pas son entourage?

Craché par toutes les bouches, «pédé» demeure encore la première insulte dans les cours de récré, la plus courante pour rabaisser les hommes. Mais aussi un étendard politique, un opprobre que se sont réapproprié nombre de militants. C’est ce que les sociologues appellent le «retournement du stigmate», une notion formulée dans les années 1970 par Erving Goffman, dans Stigmate, les usages sociaux des handicaps (éd. de minuit), et Pierre Bourdieu, dans «L’identité et la représentation». Il désigne «le fait, pour des individus et des groupes minoritaires, de revendiquer l’insulte qui leur est adressée, de retourner comme une identité positive ce que les dominants leur reprochent d’être. En somme, c’est la honte transformée en fierté», écrit Antoine Idier, sociologue, historien et maître de conférence en science politique à Saint-Germain-en-Laye.

Avant même la théorisation du concept, l’histoire fournit des illustrations célèbres. «Les jeunesses du CDRN (NDLR: comité de défense de la race nègre, créé en 1926, et qui publie un journal intitulé La Voix des Nègres) se sont fait un devoir de ramasser ce nom dans la boue où vous le traînez pour en faire un symbole, proclame Lamine Senghor, ancien tirailleur sénégalais. Nous nous faisons honneur et gloire de nous appeler Nègres, avec un N majuscule en tête.» Le militant communiste et anticolonialiste opère ainsi un retournement du stigmate. C’est-à-dire qu’il reprend volontairement l’injure que lui colle à la peau une société raciste pour la revendiquer crânement, la brandir comme un flambeau révolutionnaire, et la vider alors de sa charge infamante.

Une même volonté d’inverser le stigmate attaché depuis des siècles au mot «nègre» anime, dans les années 1930, les poètes de la négritude que sont le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Martiniquais Aimé Césaire. «La négritude n’est pas racisme, elle est culture», affirme Senghor. Elle exprime l’acceptation de «notre destin de noir», ajoute Césaire. Par conséquent, le terme de «nègre» marque non pas une identité raciale, mais un universalisme. Un emploi magnifié du mot «nègre» naît dans le sillage de ce courant littéraire. 

«Nous nous faisons honneur et gloire de nous appeler Nègres, avec un N majuscule en tête.»

Détourner délibérément l’insulte est également une manière de refuser la domination. «Si ce geste est aussi fondamental, c’est parce que l’insulte structure le rapport aux autres et au monde, participe à construire la personnalité, la subjectivité d’un individu. Elle peut marquer sa mémoire et son corps. Ce qui correspond d’ailleurs au sens étymologique du stigmate, poursuit Antoine Idier, spécialiste de l’histoire de l’homosexualité et des cultures minoritaires. Retourner le stigmate revient à affirmer une identité politique et sociale luttant contre la domination.»

Une opération plus politique que linguistique, donc. Et courante dans les luttes minoritaires. Ce travail de récupération des insultes sexistes est au cœur des réflexions des groupes militants et des associations des années 1980-1990. Act Up, en particulier, lors de la crise du VIH, s’est réapproprié des codes utilisés contre les homosexuels (la couleur rose ou la jupe, par exemple) dans ses actions médiatiques et ses slogans, à l’instar de «Sida: pédés, lesbiennes, réveillez-vous!», toujours célèbre.

La salope, une icône

Au fil du temps et des luttes, certaines insultes ont échappé en partie à leur nature offensante. C’est ainsi que queer est devenu, dans le monde anglophone puis francophone, un «terme parapluie» recouvrant les personnes hors normes, en marge d’une société marquée par l’hétérosexualité et la binarité de genre. Presque un synonyme, plus politique, du sigle LGBTQIA+ (lesbiennes, gays, bi, trans, queers, intersexes, asexués). Ou encore «salope», l’un des meilleurs exemples de réappropriation. Il est utilisé dans les combats féministes dès 1971, lorsque Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi et de nombreuses femmes célèbres ou anonymes signent le «Manifeste des 343 salopes», dans lequel elles déclarent avoir avorté, une pratique alors passible de prison, et demandent sa législation.

Peut-on transformer n’importe quel terme chargé de honte en motif de fierté? Non, évidemment. Il ne s’agit pas de n’importe quelle insulte, mais de tout ce qui est tabou et déroge aux normes sociales, principalement ce qui évoque la sexualité et l’identité de genre. Intégrer le mot qui vient de l’offenseur pour affaiblir sa puissance humiliante et le vider, à terme, de son sens ne fonctionne d’ailleurs que si la communauté visée accepte collectivement la «resignification» et l’utilise dans ses objets culturels. L’insulte peut ainsi «être réutilisée par le sujet blessé et redéployée dans un contexte alternatif», par exemple, une manifestation, une soirée, un film, explique Marie-Anne Paveau, professeure en sciences du langage à l’université Sorbonne-Paris Nord. Comme les autrices du documentaire québécois Je vous salue salope (2023), les organisatrices des «marches des salopes», manifestations contre les agressions sexistes et sexuelles ou encore les organisateurs de soirées «Bitch Party». La «salope» devient alors une icône: le mot permet aux femmes de dépasser la position dégradante qu’on leur impose, en faisant de leurs libertés un symbole de fierté.

Destin similaire pour le mot «bitch» («chienne», «garce»), passé d’insulte misogyne dès le XVe siècle à archétype d’empowerment. C’est ce que fait Madonna, quand elle parle aux «bitches»: elle donne presque au mot une connotation positive, dans une sorte de girl power. Et autour des années 2010, plusieurs rappeuses ont récupéré le terme pour en faire un cri de ralliement féministe. Des tentatives semblables sont menées en France et en Belgique, où des militants gays et lesbiennes se réapproprient les injurieux «pédé» et «gouine».

«La reprendre comme une description –“je suis pédé” –, ça désarme l’insulte.»

Militante féministe et lesbienne activiste, la DJ Barbara Butch (gouine, en français) met en œuvre le «retournement du stigmate». © GETTY IMAGES

Insultes: entre-soi, entre concernés

Cette opération de «désarmement» de l’insulte n’entraîne pas seulement la transformation d’une honte en fierté, mais aussi une «autodescription», selon Sébastien Chauvin, sociologue à l’université de Lausanne et auteur de Sociologie de l’homosexualité (La Découverte, 2013). «L’insulte fait semblant d’être descriptive, par exemple « t’es un pédé » ou « t’es gouine », alors qu’elle n’a pas pour objectif de décrire, mais de dominer l’autre. Alors, la reprendre comme une description – »je suis pédé » –, ça désarme l’insulte.»

Le retournement de stigmate permet enfin à ceux qui subissent l’insulte de faire corps, de se constituer en groupe de résistance. «Derrière le mot pédé, je mets quelque chose de plus politique que si je disais que j’étais gay ou homosexuel», résume Lucas. En clair, une espèce de nouveau «nous», une appartenance à une communauté dont les membres sont unies par l’insulte et font bloc face à ces violences verbales.

Mais renverser l’insulte ne fonctionne que dans l’entre-soi, entre concernés, entre ceux qui ont subi la charge insultante d’un terme. «Pédé» n’est pas homophobe s’il est prononcé par un homosexuel, dans un contexte clairement défini, amical le plus souvent, en direction d’un autre homosexuel ou pour se désigner lui-même. Utilisé par une femme, qui ne peut donc se qualifier elle-même de «pédé», ou par un homme hétérosexuel, même sous couvert d’humour, «pédé» ne peut pas être un mot doux au même sens que « pute » entre copines, par exemple. Parce que précisément c’est ce droit de récupération qui permettrait aux groupes stigmatisés de changer la signification des insultes et d’en faire une force. Bref, c’est celui qui le dit qui l’est!

«Retourner le stigmate revient à affirmer une identité politique et sociale luttant contre la domination.»

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