Bijous, nénufar, ognon… Pourquoi réformer l’orthographe crispe tant
Des dizaines de linguistes, enseignants et figures de la culture français, suisses, canadiens et belges ont signé une tribune titrée «Il est urgent de mettre à jour notre orthographe». Professeure de linguistique à l’université de Saint-Louis, Anne Dister estime que « l’effort mérite d’être consacré à des choses plus importantes qu’apprendre des exceptions ».
La réforme de l’orthographe est une Arlésienne. Pour vous qui êtes signataire de cette tribune dans Le Monde, comment expliquer qu’elle ne soit toujours pas d’application?
Anne Dister: Il y a beaucoup de manque d’information, voire de désinformation autour de cette question. On l’a vu, en 2016, lorsque les manuels scolaires de français ont décidé d’appliquer les nouvelles règles. On a entendu des discours selon lesquels on allait «encore changer» l’orthographe. Or, on a simplement décidé d’appliquer une réforme décidée en 1990, qui partait du constat qu’on n’avait pas touché à l’orthographe depuis cent ans et qu’il était temps de lui apporter de la cohérence. Deuxièmement, il existe une réticence à changer tout ce qui touche à la langue française, qui fait figure de patrimoine.
Est-ce spécifique au français?
Assez, oui. D’autres langues romanes ont réformé leur orthographe sans que cela ne pose vraiment un problème. Le néerlandais aussi, d’ailleurs. Or, il ne s’agit jamais que de rendre le code orthographique plus clair et plus cohérent. On est loin de certaines croyances véhiculées à ce sujet. On ne propose pas de transformer tous les «ph» en «f». On conservera «pharmacie» et «philosophie», alors même que l’italien et l’espagnol ont opté pour le «f». On nous ressort tout le temps l’exemple de «nénufar», alors que pour ce mot, il n’y a en réalité aucune raison d’écrire «ph». On l’a longtemps écrit avec un «f» et c’est l’Académie française qui s’est trompée, en 1932, en optant pour le «ph». Une bonne partie du débat s’est cristallisée autour de ce mot, devenu un symbole. Je parle de «guerre du nénufar» à mes étudiants. Dans un même esprit, on a aussi eu droit à la «guerre de la cafetière» lorsqu’il s’est agi de féminiser les mots. Les seuls nouveaux changements que nous demandons, par rapport à la réforme de 1990, sont les pluriels en «s» comme «genous» et «bijous» et l’invariabilité du participe passé conjugué avec «avoir». Dans les faits, l’invariabilité s’est généralisée, on n’entend pratiquement jamais l’accord à l’oral et l’accord n’apporte rien au sens. C’est une règle compliquée, chronophage, dont la remise en question n’est d’ailleurs pas neuve. Je lis tous les jours des fautes d’accord, y compris dans la presse. Pourquoi s’acharner? On ne demande pas grand-chose, en fait.
Anne Dister «L’effort mérite d’être consacré à des choses plus importantes qu’apprendre des exceptions.
La croyance selon laquelle la langue est figée est-elle tenace?
Il ne s’agit pas de la langue, justement, mais du code orthographique. Changer l’orthographe ne signifie pas changer la langue. Ce qu’on aime dans la langue de Molière, ce n’est pas le fait qu’il ait écrit «moy» à la place de «moi». A un moment, on a décidé d’écrire «aimais» à l’imparfait plutôt que «aimoys», pour adapter le code à la langue orale. Cela ne signifie pas qu’on se mettra à écrire comme on parle, bien entendu. Si on écrit «nénufar» ou «afolant» avec un «f», «nourir» avec un «r», on ne touche pas à la langue. Cela ne change rien au sens ni à la prononciation. «Mourir» s’écrit bien avec un «r». «Bonhomie» prenait un «m» alors que «bonhomme» en prend deux: est-ce cohérent? Pourquoi ne pas terminer «absous» et «dissous» avec un «t», pour correspondre aux féminins. On embrouille les gens avec des exceptions et des incohérences. Mais l’idée des réformateurs de 1990 consistait à ne rien imposer, à laisser cohabiter les graphies.
Etait-ce une erreur?
Ils pensaient que la nouvelle orthographe se généraliserait progressivement, mais ça n’a pas été le cas. Imposer aurait peut-être rendu la réforme encore plus compliquée. Nous avons eu, en 2008, des circulaires ministérielles qui, initialement, prévoyaient d’enseigner «exclusivement» les graphies réformées. C’est finalement le terme «prioritairement» qui a été privilégié. L’idée était qu’il y ait une latitude sur les questions de l’orthographe, ce qui a été le cas pendant des siècles, soit dit en passant.
Refuser de simplifier l’orthographe, n’est-ce pas tout bonnement élitiste? Le débat recouvre des enjeux démocratiques…
Absolument. Certains estiment qu’en simplifiant, on nuit au sens de l’effort. Nous disons que le sens de l’effort mérite d’être consacré à des choses plus importantes qu’apprendre des exceptions. L’enjeu démocratique est celui de l’accessibilité de l’écrit. C’est pourquoi, personnellement, je prends mon bâton de pèlerin pour refuser l’écriture inclusive, celle qui ajoute des points médians, etc. C’est un objectif qui va à l’encontre de l’appropriation de la langue par tous.
Faut-il à présent fixer une échéance?
Il faudrait déjà commencer par enseigner sans tergiverser la réforme de 1990, qu’on arrête de mettre un accent circonflexe à «ile» et à «aout», par exemple. Cette décision a été prise en 2008. Et les dictionnaires et toutes les instances ont validé les nouvelles graphies.
Est-il courant que l’on enseigne encore l’ancienne orthographe, dans les faits?
Je l’observe chez mes étudiants, pourtant loin d’être nés en 1990. C’est qu’on n’a pas dû leur apprendre l’orthographe réformée. Pourtant, il faut le dire, il n’y a pas grand-chose dans cette réforme, c’est léger. Et le code a changé au cours de l’histoire. Pensez-vous que lorsque vous lisez leurs textes, vous lisez les éditions originales de Voltaire et de Montesquieu? Beaucoup de gens ont cette croyance erronée qu’en réformant, on balayerait mille ans de langue française, qu’on toucherait au patrimoine. C’est pourquoi un minimum d’information sur le sujet est indispensable. «Oignon» et «ognon» ont cohabité pendant des décennies. Dans son dictionnaire de 1932, l’Académie française a opté pour «oignon», la graphie la plus compliquée, le «i» n’ayant pas de valeur phonétique. Aujourd’hui, on veut juste rectifier quelques scories. Donc oui, il y a un côté élitiste, chez des gens qui apprécient la complexité et les bizarreries de ce qui n’est jamais qu’un code. Ils y sont parvenus, alors les autres le devraient aussi. Mais d’un point de vue démocratique, ce n’est pas de nature à faciliter l’appropriation de la langue par tous, sachant que même les plus aguerris rencontrent des difficultés.
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