Défi après défi, la spirale du sport-loisir à haute intensité peut mener vers des sommets intangibles. Comme ceux de l’ultra-trail du Mon-Blanc. © Getty Images

Bigorexie: quand la dose de sport devient la dose de trop

La bigorexie pousse le sportif, amateur ou non, à aller toujours plus vite, plus loin et plus fort. Culte du corps, soif de la performance ou shot de dopamine, toutes les motivations sont bonnes pour enfiler ses baskets, monter en selle ou filer à la salle. La pratique frénétique du sport, sain par essence, peut-elle devenir la dose de trop?

«J’en ai besoin! Besoin de sport pour me calmer, pour apaiser mon hyperactivité, besoin de sentir mon corps souffrir dans l’effort. Clairement, je suis accro, cela a des répercussions sur mon quotidien mais je fais le maximum pour que ça ne pèse pas trop sur ma vie familiale. C’est donc souvent le soir que je prends ma « dose »», sourit Pedro, coach et gérant d’une box de CrossFit. Comme lui, de nombreuses personnes sont prises dans la spirale du sport-loisir à haute intensité. Défi après défi, vers un sommet intangible. Ça commence par les 20 km de Bruxelles et ça se termine, quelques années plus tard, au marathon des sables ou à l’ultra-trail du Mont-Blanc (UTMB, pour les initiés), comme Philippe, 54 ans, et un tableau de chasse long comme le bras: «Quand je ne peux pas courir, je deviens fou.» En réalité, cela ne se termine jamais. La course semble sans fin pour ces aficionados de la sueur, pas de ligne d’arrivée pour les mordus de l’effort; ils ont besoin de leur dose, de challenges qui vont crescendo, de douleur et de plaisir…

Pause, on reprend son souffle: est-ce vraiment un problème? Ne dit-on pas que le sport, c’est la vie? L’exercice physique est, sans l’ombre d’un doute, bon pour la santé; alors, pourquoi parler d’addiction –la bigorexie– comme on désigne la dépendance à la drogue? Bigorexie, le terme médical est lâché, tel un dossard de plus sur le dos de ces athlètes amateurs, mais accros.

«J’ai besoin de sentir mon corps souffrir dans l’effort.»

Maladie reconnue, souffrances réelles

Reconnue par l’OMS, la big (grand)-orexie (appétit morbide) désigne littéralement «soif de grandeur». «Il s’agit du besoin obsessionnel de pratiquer une activité physique, jamais vraiment assouvi, décrypte Manuel Dupuis, psychologue du sport et addictologue, tout en tempérant le phénomène. Dans les faits, la bigorexie est assez rare, car on peut faire du sport tous les jours, sans que ce soit un problème. Au contraire, c’est même sain et recommandé. En revanche, lorsque la pratique commence à causer des problèmes familiaux, relationnels, professionnels ou physiques, on peut parler de dépendance problématique. Mais la bigorexie va encore plus loin, comme une véritable addiction, marquée par un désir compulsif et incontrôlable, qui provoque des souffrances réelles et profondes.»

Si la frontière peut paraître floue, c’est parce qu’on ne peut trancher la question de façon binaire… «L’approche médicalisée –symptômes, diagnostic, traitement–, héritée des addictions aux substances et aux jeux d’argent, est évidemment simple à comprendre, mais la réalité est plus complexe: les rapports excessifs au sport existent, mais il faut se poser la question des souffrances sous-jacentes. Quels processus mènent à cet hyperinvestissement de l’exercice physique?», interroge Damien Brevers, professeur de psychologie du sport à l’UCLouvain.

La béquille qui cache la forêt

Les experts semblent d’accord: le sport est une incroyable source de bienfaits pour le corps et l’esprit. Sorte de «médicament naturel», il libère une série de neurotransmetteurs, comme la dopamine, la sérotonine et des endorphines, qui agissent sur les indices de plaisir, d’estime de soi ou de motivation, ainsi que sur les niveaux de stress ou d’anxiété. Quel est, alors, le point de bascule, la séance de trop, celle qui mène de la piste au divan?

«Je n’ai jamais eu de patient, proprement dit, bigorexique. Toutefois, on constate que certaines personnes abusent du sport pour compenser d’autres problèmes, notamment des troubles alimentaires ou de la dysmorphophobie; mais aussi le perfectionnisme, l’hyperactivité, les troubles de l’attention, la dépression, le stress, etc. Ces maux peuvent finir par gangréner les aspects positifs de l’exercice physique et conduire à des complications diverses. Mais si on conçoit le sport comme une béquille psychique, cela signifie qu’on ne traite pas le problème de fond en diminuant ou en arrêtant le sport», souligne Damien Brevers, qui plaide pour une approche plus fine, plus holistique du patient, sans forcément passer par la psychiatrisation des «abus» de pratique sportive.

Paradoxe de l’époque: d’un côté un hyperinvestissement du sport, parfois jusqu’à l’addiction, de l’autre des problèmes de santé liés à la sédentarité. © Getty images

Le sport, davantage solution que problème? Force est de constater que le sport-loisir compte toujours plus de fervents pratiquants, entre autres dans le running, le culturisme, le cyclisme et autres disciplines individuelles. Partout, les salles de fitness fleurissent; le cheptel de coachs sportif gonfle; les pratiques, les cours et les épreuves se multiplient; les communautés se créent; et les compétitions se renouvellent sans cesse: trail, ultramarathon, Ironman, course à obstacles, kilomètre vertical, etc. Au départ et à l’arrivée, le «marché» – marques, organisateurs, enseignes spécialisées– saisit évidemment la balle au bond, il suit, s’adapte et alimente la flamme de ces «athlètes du dimanche». Sans doute, cet engouement est-il le reflet d’une société de l’image et du culte de soi, où le temps de loisir a cru avec le progrès technique et les gains de pouvoir d’achat. Mais il incarne aussi un exutoire de vies toujours plus pressées et stressantes, créant de réels enjeux de bien-être et de santé mentale. «Notre époque est paradoxale. D’un côté, on observe un hyperinvestissement du sport, qu’on vient à qualifier d’addiction; de l’autre, d’énormes problèmes de sédentarité, notamment chez les jeunes», poursuit Damien Brevers.

L’œuf, la poule et le canari de la mine

Poison ou médicament, l’excès de sport illustre un étrange paradoxe de notre époque. Au-delà de l’étiquette commode du «drogué au sport», la dépendance à l’exercice peut servir de révélateur de troubles plus profonds. Le sport, comme baromètre. «Quand la pratique sportive devient problématique, la première étape consiste à travailler sur la prise de conscience, avant de cheminer vers un usage plus doux du sport. Mais il faut évidemment traiter les causes derrière ce rapport excessif, que ce soit une dépression, un trauma, etc.», concède Manuel Dupuis. Conscient qu’il reste encore beaucoup à explorer, le professeur Brevers rappelle la nécessité d’une prise en charge globale du patient, qui soupèse le rapport souffrance-bénéfice de l’exercice physique: «Un culturiste, par exemple, est un passionné! Si on lui enlève ses poids, cela risque d’engendrer plus de souffrance, car sa pratique lui procure plus de satisfaction que de problèmes. Pareil pour celui qui traverse la crise de la quarantaine en devenant accro au running. Je pense que la question la plus importante à poser est « comment allez-vous?; « comment ça va? »», conclut-il. En bout de course, dans le sport, comme dans la vie, tout est souvent une question d’équilibre, mais qui a dit qu’il devait être parfait?

«Certains abusent du sport pour compenser d’autres problèmes: troubles alimentaires, perfectionnisme, dépression…»

Addict au sport, pas bigorexique

Son profil aurait pu suffire à le glisser dans la case des dépendants problématiques au sport. A 54 ans, Philippe affiche des milliers de kilomètres sous les semelles, dont un marathon des sables (son pinacle), un UTMB inachevé et plus de 75 marathons. «Je prépare mon troisième Ultra Trail du Lavaredo, 120 kilomètres dans les Dolomites, avec un gain d’altitude de près de 6.000 mètres. Ça veut dire un entraînement de cinq à six sorties par semaine. Cette course peut être synonyme de qualification pour l’UTMB, mon plus gros objectif, qui reste aussi mon plus gros échec, puisque j’ai dû abandonner mon premier essai en 2021», raconte-t-il les yeux brillants. Comme d’autres, sa folie de la course à pied est pourtant arrivée sur le tard, même s’il a toujours joué au foot et galopé les 20 km de Bruxelles. «A la trentaine, j’avais pris du poids. Un soir de réveillon, j’ai pris une « bonne » résolution: courir un marathon, celui de Rotterdam. Je ne me suis plus jamais arrêté.»

Pour Philippe, chaque séance rime avec plaisir. «C’est mon moment à moi, ma bulle! Je prends mon pied et ça me donne un boost d’énergie. Quand je suis blessé? Je deviens fou, nerveux, râleur. Donc, même en vacances, avec ma compagne ou mes amis, je cours. Ils le savent», sourit le Dilbeekois, responsable commercial dans la vie. Une pratique intensive qui ne perturbe pas son équilibre familial, comme le confie sa compagne Anne-Marie: «Je sais qu’il en a besoin, mais il fait aussi des efforts pour ne pas me le faire subir: il se lève avant tout le monde pour courir, pas de régimes alimentaires stricts, etc. En plus, les compétitions à l’étranger sont une occasion de vivre un city trip ensemble.» Dépendant, mais heureux, Philippe illustre bien l’ambiguïté de la question de l’addiction au sport: «Mon rapport à l’exercice me semble sain, car il me nourrit. Mais il est clair que la simple idée d’arrêter me rend malheureux.»

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